Santé / Monde

À quand une stratégie mondiale contre le Covid?

Chacun dans nos replis nationalistes, dans nos pensées locales et souvent étriquées pour résoudre un problème global, nous avons loupé le coche de l'universalité.

Nous avons un mal fou à penser cette pandémie comme étant notre lot commun en tant qu'individus interconnectés faisant partie d'un tout partagé. | Martin Sanchez <a href="https://unsplash.com/photos/j2c7yf223Mk">via Unsplash</a>
Nous avons un mal fou à penser cette pandémie comme étant notre lot commun en tant qu'individus interconnectés faisant partie d'un tout partagé. | Martin Sanchez via Unsplash

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Pandémie: du grec ancien πν / pãn «tous», et δμος / dễmos «peuple».

Étymologiquement, une pandémie signifie «tous les gens», «tout le monde» ou quelque chose qui se propage sur ou à travers tous les gens et ce, indépendamment des barrières légales qui les séparent. Comme l'explique la philosophe Judith Butler dans un récent article du Time: «Une pandémie relie toutes les personnes à travers les potentiels d'infection et de guérison, de souffrance et d'espoir, d'immunité et de mortalité. Aucune frontière n'empêche le virus de voyager si les humains voyagent; l'appartenance à une catégorie sociale n'assure pas une immunité absolue.»

Alors que la pandémie de Covid-19 met en avant les inégalités sociales, économiques, sanitaires ou ethniques, elle nous force aussi à nous penser comme étant tous et toutes sur le même bateau, comme étant tous et toutes vulnérables.

Pour autant, et même si nous avons intégré le fait qu'un cas de Covid à l'autre bout du monde pouvait nous affecter dans notre quotidien, nous avons un mal fou (et paradoxal) à penser cette pandémie comme étant notre lot commun en tant qu'individus interconnectés faisant partie d'un tout partagé. À ce jour, aucune concertation internationale ne s'est tenue pour penser les options d'une stratégie globale pour se sortir de cette crise sanitaire. Pas de réunion du Conseil de sécurité de l'ONU (ce qui était arrivé à l'époque de la crise d'Ebola). L'OMS, vraisemblablement empêtrée dans l'élaboration de mille recommandations sur le Covid-19, a omis de remplir ce rôle qu'aucun des 194 États membres n'a jamais appelé à lui donner.

Les États membres de l'Union européenne n'ont pas voulu lui donner non plus de rôle spécifique en matière de santé, car cela est resté une chasse gardée de leurs prérogatives nationales. Ils ne lui ont évidemment pas demandé de se réinventer pour envisager une vraie collaboration stratégique –hormis le cas notable de l'autorisation et la répartition des vaccins fin 2020. Chacun dans nos replis nationalistes, dans nos pensées locales et souvent étriquées pour résoudre un problème global, nous avons loupé le coche de l'universalité.

Partant de là, nous voyons que la solidarité des pays riches envers les pays à ressources limitées est poussive sinon empreinte de condescendance. Lorsque nous regardons au-delà de nos frontières, pour établir des comparaisons et essayer de montrer notre supériorité –quitte à verser dans la manipulation, comme lorsque Jean Castex présente un graphique comparatif des pays européens sans inclure la France (qui aurait été d'ailleurs bien mal classée) lors de sa conférence de presse du 22 avril.

Aujourd'hui encore, nous envisageons le Brésil ou l'Inde uniquement comme des réservoirs à variants alors que nous devrions apprendre d'eux la leçon suivante: laisser circuler le SARS-CoV-2 a pour effet de créer des variants d'échappement. Variants brésilien ou indien qui, sur le sol français, auront la capacité bienvenue de se désactiver entre 10h et midi, créneau durant lequel les personnes de retour de pays à risque et placées en quarantaine ont l'autorisation de sortir pour le répandre à loisir dans la communauté.

Comment sommes-nous arrivés à un tel niveau de déni? Pourquoi nous semble-t-il impossible de voir que même si nous arrivions à éliminer le virus de notre territoire, les quelques pinoches que nous placerons dans la coque ne suffiront pas à colmater les brèches d'un navire qui prend l'eau?

Société individualiste, médecine paternaliste

De toute évidence, la manière dont l'Occident gère la pandémie est très révélatrice de ses traits anthropologiques profonds et des biais liés à sa politique actuelle.

D'abord, la libre circulation des biens et des personnes se heurte au fait qu'elle favorise aussi celle du SARS-CoV-2.

Ensuite, notre société est, consciemment ou non, très individualiste. Lorsque l'on parle des libertés individuelles et de leur privation –notamment lors de restrictions sanitaires–, nous les rapportons uniquement à l'individu de manière isolée et non à l'individu qui est une partie d'un tout. Autrement dit, nous ne rapportons pas les libertés individuelles à la responsabilité individuelle. Dès lors que nous sommes face à un virus qui se transmet d'un individu à un autre, la responsabilité individuelle est nécessairement en jeu pour contribuer à lutter contre la pandémie: on ne peut penser la liberté de porter ou non le masque, celle de respecter le confinement/la quarantaine, etc. comme décorrélées de la responsabilité de ne pas contaminer autrui...

La stratégie du «vivre avec» nous dit «débrouillez-vous». Or nous n'avons ni les outils théoriques, ni les moyens matériels de le faire.

Il existe aussi dans la plupart des pays occidentaux, et ce depuis Claude Bernard en France, une tradition de penser la médecine sous un angle résolument curatif et marginalement préventif. C'est sans doute un des facteurs qui expliquent le choix de la politique du «vivre avec», où le confinement n'est mis en place que lorsque les hôpitaux risquent d'être saturés et plus globalement, où subsiste le symptôme d'une absence de vue à long terme, car les bénéfices générés par la prévention ne s'engrangent pas avant longtemps.

En parallèle, notre médecine demeure relativement paternaliste et nous conservons l'habitude de subir collectivement des mesures sanitaires plutôt que d'être proactif vis-à-vis de notre santé. La défense inébranlable de la liberté individuelle (non articulée avec la responsabilité individuelle) devient intenable en période de pandémie.

La stratégie du «vivre avec» ou pire, la stratégie en roue libre que nous connaissons depuis décembre, nous dit «débrouillez-vous». Or nous n'avons ni les outils théoriques, ni les moyens matériels de le faire. Résultat: la population française a globalement du mal à comprendre et à intégrer la transmission par aérosols, la surdispersion du virus, et n'a pas les clés pour choisir de manière éclairée entre les différentes stratégies que sont le «vivre avec» (mitigation), la «faible circulation du virus» (suppression) ou l'éradication à l'échelle mondiale. Et la classe politique non plus, par manque de formation, parce que de longue date, les questions de santé sont considérées comme complexes et rarement débattues dans les arènes de la démocratie.

Enfin, nous ne pouvions nier que des pays comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis vivent encore sur le mythe de compter sur l'échiquier mondial et d'en influencer son agenda. La France continue de se penser comme le pays des Lumières en faisant montre d'une certaine arrogance. On entend souvent «Nous n'allons quand même pas apprendre de pays comme le Vietnam dans pareille crise!» ou encore «Nous ne sommes pas une île perdue au milieu du Pacifique»... Et ce, quand bien même nous n'avons plus beaucoup d'industries et que même nos fleurons industriels ne produisent pas de vaccin contre le Covid-19 (seul l'enflaconnage de doses a lieu sur le sol français), ce qui rend la France évidemment dépendante des pays producteurs qui ont pris les risques nécessaires au bon moment.

Adieu compétition, adieu vision colonialiste de l'aide internationale

Dans le même temps, un peu partout dans le monde, nous assistons à un repli nationaliste et populiste important d'une bonne partie de la population. On voit bien que ce repli sur soi et la tentative de régler la pandémie à l'échelle de l'État-nation ne peut fonctionner. On ne peut éteindre un feu si on n'en arrose qu'une partie.

Nous ne pouvons pas nous permettre aujourd'hui d'envisager la lutte contre la pandémie comme une compétition entre pays européens. Nous ne pouvons pas non plus laisser perdurer une vision colonialiste de l'aide internationale. Nous devons –malgré les freins idéologiques que nous avons– réintégrer davantage la Chine et la Russie dans la réflexion mondiale et ce d'autant plus qu'elles produisent des vaccins. Si on exige de partager les mêmes valeurs au préalable, alors on peut oublier la voie du multilatéralisme.

C'est un peu le cas de l'initiative COVAX, un club généreux de donateurs, de fabricants et de gouvernements piloté par les pays occidentaux (et non par l'OMS), qui pour le moment refuse de s'ouvrir aux vaccins russes ou chinois alors que tombent les uns après les autres les vaccins occidentaux initialement retenus pour être distribués aux pays à faibles niveaux de revenus. Si l'on ne réserve le vaccin d'AstraZeneca qu'aux plus de 55 ou 60 ans dans les pays d'Afrique subsaharienne, seule 5% de la population sera couverte par lui. Or comment proposer aux plus jeunes Africains des vaccins que les Français ou les Allemands auront eux-mêmes refusés pour ces classes d'âge?

Le «vivre avec», stratégie court-termiste

Il y a trois stratégies de riposte contre cette pandémie (pour rappel, celle du «vivre avec» (mitigation), celle de la «faible circulation du virus» (suppression), et celle du «zéro Covid» (élimination)). Nos œillères, notre entêtement qui frise l'idéologie, et surtout notre manque de préparation nous ont conduit, presque partout en Occident, à nous tourner vers la stratégie dont le ticket d'entrée était le moins cher, celle du «vivre avec».

Cette stratégie court-termiste permettait d'espérer voir venir des jours meilleurs avec le minimum d'efforts. Mais les jours meilleurs ne venant pas, le ciel s'assombrissant, le grain arrivant, le recours au confinement comme arme de dernier recours allait devoir servir à plusieurs reprises. Car à la sortie du premier confinement, les décideurs auraient pu, partout en Europe, chercher à faire ce qu'ont fait les Chinois, les Néo-Zélandais, les Australiens au sortir de leurs vagues respectives. Ils auraient pu décider de reprendre en main la situation et dire à leurs peuples «Plus jamais ça!».

Tous les pays occidentaux rêvent de «zéro Covid» avec la vaccination universelle de la population. Mais c'est juste un rêve.

Mais non, les Européens n'ont pas saisi cette opportunité de changer de stratégie et de passer en mode «suppression» ou «zéro Covid», ils ont préféré enfouir la tête sous le sable chaud de l'été 2020 et laisser filer la circulation du virus jusqu'à la vague suivante, automnale, plus meurtrière que la précédente. Ensuite, ils ont pédalé en roue libre jusqu'à la prochaine vague, celle du printemps 2021, dans un stop and go éreintant mais pouvant donner l'illusion que l'on gagnait du temps en attendant l'effet des vaccins.

Désormais, tous les pays occidentaux rêvent de «zéro Covid» avec la vaccination universelle de la population. Mais c'est juste un rêve. Personne ne sait très bien comment on va convaincre les 60 à 70% de jeunes hésitants à se faire vacciner en France, ni quand les enfants pourront se faire vacciner et si les parents le voudront, ni si les variants venus du Brésil, de l'Inde ou d'ailleurs viendront contrecarrer tous ces efforts, mais on rêve d'un monde sans-Covid-sans-effort.

La baguette magique de la «vaccination pour tous avant la fin de l'été» va opérer, «il suffit d'attendre en “vivant avec”», nous disons-nous. Les Chinois, les Taïwanais, les Japonais, les Coréens, les Vietnamiens, les Thaïlandais, les États du Pacifique se battent bec et ongles pour ne pas laisser entrer ni circuler le virus sur leur territoire. Ils ont entrepris sans états d'âme la stratégie de suppression ou d'élimination, en plus de la vaccination. Mais la France pendant ce temps se met à rêver de sa nouvelle ligne Maginot. Elle table sur l'effacement de l'ardoise pandémique dès l'automne 2021, comme elle avait tablé sur la fin de la partie lors de l'été 2020. Doux rêveurs que ces Français...

Dix ans pour vacciner toute la planète

Nous avons besoin aujourd'hui que les pays s'accordent sans délai pour aller ensemble vers une politique de suppression solidaire, car nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des variants d'échappement se développer. Si nous rêvons de l'éradication pour la France, osons alors rêver de l'éradication du Covid pour le monde. Pas seulement dans un élan humanitaire et moral, mais aussi parce que nous ne pouvons pas penser à une France en sécurité sans penser à une Europe et même un monde en sécurité.

Si l'urgence aujourd'hui, en plus de mesures sanitaires pensées conjointement, est de produire des vaccins en masse pour couvrir 70 ou 80% de la population mondiale, alors il faut retrousser ses manches et penser à les produire le plus rapidement possible, partout où l'on peut et en tout cas sur chaque continent. Cela passe par une levée temporaire des brevets, accompagnée d'un transfert de technologies et de savoir-faire et par des capacités de délocalisation qu'il faut réfléchir, planifier et financer. Les pays riches auront compris leur propre intérêt à financer le déploiement de la vaccination à l'échelle mondiale.

Il n'y a qu'un seul acteur qui peut coordonner une telle opération, c'est l'OMS, dans un vrai multilatéralisme onusien qui fait souvent horreur aux anciennes grandes puissances, car sa gouvernance est horizontale, équitable et partagée. Les îles Samoa auront une voix de même poids que celle de la France ou des États-Unis. Cela prendra peut-être dix ans de vacciner toute la planète et de se débarrasser du Covid-19. Et si on commençait à y réfléchir dès maintenant plutôt que dans trois ans?

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