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Poutine doit-il être traité comme un tsar ou un secrétaire général de plus?

En définissant «sa» Russie de multiples façons en opposition avec l'Europe et l'Occident en général, Vladimir Poutine, comme beaucoup d'autres dirigeants russes avant lui, laisse le monde extérieur le définir, lui et son pays.

Un policier au pied de la statue de Vladimir le Grand, à Moscou, le 3 avril 2020. | Kirill Kudryavtsev / AFP
Un policier au pied de la statue de Vladimir le Grand, à Moscou, le 3 avril 2020. | Kirill Kudryavtsev / AFP

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De quelle Russie Poutine est-il le maître? Pour unifier ce peuple pluriel conquis tour à tour par les Vikings et les Mongols, sans véritable frontière naturelle, aussi européen qu'asiatique, la Russie a fait de ses multiples influences son identité propre, quitte à en forger les légendes.
Mais, en jouant de ce passé, elle s'est enfermée et contrainte dans ses rapports au monde extérieur. Telle est la thèse de Mark Galeotti qui, tout en relatant avec brio son histoire en quelques chapitres enlevés, nous donne les clés pour comprendre ce pays-continent.

Brève histoire de la Russie – Comment le plus grand pays du monde s'est inventé paraît le 21 avril 2021 chez Flammarion. Nous en publions ici un extrait.

Il y a certes encore beaucoup à dire sur Poutine. À propos de son personnage public parfois d'un machisme pervers, de la répression brutale de certaines forces d'opposition allant de pair avec l'empressement à en autoriser d'autres, voire à les flatter; à propos aussi de la question de savoir si, au terme de son quatrième mandat présidentiel en 2024, il prendra sa retraite, trouvera une nouvelle astuce pour tourner la Constitution ou choisira un successeur. Toutefois, sur la longue durée de l'extraordinaire histoire de la Russie, doit-il être traité comme un tsar ou un secrétaire général de plus, méritant une section ou deux, mais pas davantage?

La stabilisation intérieure du pays et le rétablissement de son rôle, de manière conflictuelle et parfois irascible, sur la scène mondiale sont certes à mettre à son crédit. Pourtant, il n'a pas été aussi meurtrier qu'Ivan (le Terrible) ou Staline (le bien plus terrible), ni plus grand que nature (au sens tout à fait littéral) que Pierre le bien nommé. Il lui manque la froideur intellectuelle implacable d'un Lénine ou d'un Andropov, ainsi que l'instinct politique subtil d'une Catherine la Grande ou d'un Dimitri Donskoï.

Cela ne revient pas à déprécier Poutine, mais simplement à le remettre à sa juste place. Il a sans aucun doute tenté de façonner le regard que la Russie porte sur son histoire. De plus en plus, les manuels scolaires et les cours universitaires doivent s'en tenir à la version officielle, qui exalte les triomphes et minimise les tragédies. Dans cette optique, Staline fait figure de modernisateur nécessaire et de chef de guerre, tandis que le goulag est relégué dans les marges. Poutine a exigé que cette nouvelle histoire officielle du pays soit «dépourvue de contradictions internes et ne puisse se prêter à une double interprétation» –comme si l'histoire vraie avait jamais été aussi simple.

Il n'est pas le premier à avoir essayé de dicter l'image et le passé de la Russie. Dimitri Donskoï avait des chroniqueurs à sa botte, Catherine la Grande soigna le profil de son pays en Europe, et le culte de la «nationalité officielle» sous Alexandre III s'est accompagné d'une campagne visant à museler et ramener dans le droit chemin les intellectuels trouble-fête qui tenaient à contester ses préceptes. La plus frappante de toutes ces entreprises, l'Histoire du Parti communiste bolchevik de l'URSS, précis abrégé, revue et corrigée par Staline, et publiée en 1938, constitua une tentative de reformuler les événements mêmes dans la mémoire vivante. Dans les vingt années qui suivirent, plus de 42 millions d'exemplaires furent imprimés et distribués, en soixante-sept langues, ce qui en fait peut-être le livre le plus lu après la Bible.

Le fait est qu'aucune de ces manœuvres n'a réussi à atteindre son but, qui était de modeler la manière dont les Russes se voyaient eux-mêmes. Un peuple palimpseste et un pays sans frontières géographiques, culturelles ou ethniques bien nettes sont sans doute d'autant plus désireux de se donner des mythes nationaux qui contribuent à les unir et à les définir, mais ils sont aussi particulièrement difficiles à circonscrire dans une histoire unique, «dépourvue de contradictions internes et ne pouvant se prêter à une double interprétation».

Poutine est un nouvel avatar de Nicolas Ier, du patriarche Nikon, peut-être au mieux de Pierre le Grand.

Poutine s'inscrit parfaitement dans les structures générales de l'histoire russe, quoique sans doute comme un personnage de transition, ni soviétique ni vraiment post-soviétique. L'URSS prenait manifestement du retard sur l'Occident, incapable de rivaliser avec lui dans la nouvelle course aux armements, et sa position internationale était donc de plus en plus vulnérable. Gorbatchev tenta de moderniser l'Union soviétique, ce qui impliquait nécessairement une libéralisation, et cela entraîna de l'agitation et finalement l'effondrement du système. Aux yeux de Poutine, ce fut une «catastrophe géopolitique majeure du siècle» –ce qui, pour être juste, ne signifie pas qu'il aurait voulu rétablir l'URSS–, mais elle reflétait de la mollesse de la part du gouvernement.

Après le nouveau «temps des troubles» de la période Eltsine, Poutine en était arrivé à considérer que la principale menace pesant sur le pays tenait à sa faiblesse intérieure –peut-être entretenue par des puissances étrangères hostiles– et donc, en dépit de tous les investissements en drones pour l'armée et en satellites sur orbite, de son aventurisme à l'étranger, son régime est foncièrement conservateur. Il est un nouvel avatar de Nicolas Ier en lutte contre le désordre, du patriarche Nikon rétablissant l'ancienne orthographe, peut-être au mieux de Pierre le Grand, content d'adopter les technologies occidentales pour armer l'État et tenir en main l'élite, mais peu désireux de lancer des réformes par le bas.

Le palimpseste en hypertexte et ses ironies

Pendant ce temps-là, de nouvelles couches d'écriture se superposent sur le palimpseste. Si la génération de Poutine –celle de l'Homo sovieticus, non seulement née et élevée à l'époque soviétique, mais dont les années de formation et les débuts de carrière sont antérieurs à 1991– reste dominante, elle est cependant talonnée par les générations nouvelles, certaines façonnées dans les chaotiques années 1990, d'autres qui, adultes, n'ont même pas connu une Russie où Poutine n'était pas aux commandes.

Il y a ceux qui se rebellent et regardent vers l'Ouest en quête d'inspiration et d'ambitions. D'autres qui mêlent l'orthodoxie à la Poutine à un cynisme branché, font leur la nouvelle position mondiale de la Russie en tant que méchant de la scène internationale et l'affichent sur leur t-shirt. «Poutine: le plus poli des hommes», lit-on sur l'un, reprenant l'expression russe désignant ce que les Occidentaux ont appelé les «petits hommes verts», les commandos qui se sont emparés de la Crimée. «Nous isoler? Oui, faites donc!» proclame un autre au côté du logo de McDonald, du symbole et de l'affiche de LGBT, le tout barré par des «X» rouges.

«Ils apprennent l'anglais pour des raisons de cœur, le chinois pour des raisons de tête.»
Un professeur russe à propos de ses élèves

En même temps, loin de se simplifier, les choses deviennent plus complexes. Une nouvelle et énorme mosquée se dresse près du stade olympique de Moscou, érigée par les musulmans venus du Nord-Caucase et d'Asie centrale, à la fois comme citoyens et –surtout ces derniers– comme travailleurs «invités» temporaires. Avec eux arrivent de nouvelles influences, sous forme, par exemple, de restaurants caucasiens ou du bazar afghan vertical qui occupe en grande partie l'hôtel Sébastopol hérité de l'époque soviétique.

Poutine a fait ériger une immense statue de saint Vladimir –le grand prince Vladimir le Grand– à côté du Kremlin, mais il s'agit de Vladimir de Kiev, et de même que Kiev est devenu Kyiv, l'Ukraine n'est pas seulement un pays indépendant, mais elle tourne de plus en plus ses regards vers l'Ouest et non vers l'Est. Vladimir appartient-il encore culturellement à la Russie? Ou est-il désormais le Volodymyr ukrainien? Dans les aéroports de Moscou, il y a maintenant des files réservées aux touristes chinois en voyage organisé pour la vérification des passeports et de plus en plus d'inscriptions sont en chinois aussi bien qu'en anglais. Dans l'Extrême-Orient russe, un flot d'argent chinois est en train de remodeler des villes entières et les économies régionales. Un professeur russe m'a dit à propos de ses élèves: «Ils apprennent l'anglais pour des raisons de cœur, le chinois pour des raisons de tête.»

Toutes ces influences ne se manifestent pas dans la géographie physique de la Russie. Au palimpseste s'ajoute un hypertexte, des liens dans le cyberespace où l'information et les influences culturelles circulent librement. Les trois quarts des Russes utilisent régulièrement internet, autant que l'Américain moyen. Beaucoup se tiennent au courant de l'actualité en ligne à partir de sources étrangères, regardent des vidéos étrangères et, tout aussi important, forment des communautés transfrontalières en ligne. Qu'il s'agisse de forums de discussion ou de communautés de jeux vidéo, les Russes ne sont pas seulement des trolls et des fauteurs de trouble, ils participent activement à de nouveaux mouvements et communautés virtuels.

L'ironie est qu'en définissant «sa» Russie de multiples façons en opposition avec l'Europe et l'Occident en général –contestant aussi bien son ordre international que ses valeurs sociales–, Poutine, comme beaucoup d'autres dirigeants russes avant lui, laisse le monde extérieur le définir, lui et son pays. C'est en effet une caractéristique très courante, vraie de presque tous les gouvernants russes depuis qu'Ivan Grozny a introduit la Russie dans la politique nordique et offert sa main tachée de sang à Élisabeth Ire, la «reine vierge» d'Angleterre.

Ironie plus grande encore, Poutine s'efforce de mobiliser toutes sortes de mythes à l'appui de l'exceptionnalisme russe, l'idée voulant que son histoire confère au pays un rôle spécial et héroïque dans le monde. À cette fin, il puise à toutes les sources, qu'il s'agisse de la vocation de Moscou de «Troisième Rome» ou de la bataille de Koulikovo. Cependant, tous les efforts déployés par les «techniciens de la politique» du Kremlin et les historiens complaisants pour tenter de persuader les Russes qu'ils forment un peuple à part, séparé de l'Europe et dressé contre ses forces culturelles et géopolitiques pernicieuses, montrent qu'ils vont à contre-courant.

Après tout, même les Russes qui vénèrent encore Poutine et arborent son portrait sur leur T-shirt s'empressent d'apprendre l'anglais, dévorent les émissions télévisées et les films occidentaux, et cherchent même dans leurs propres créations culturelles à s'intégrer aux grands courants occidentaux. La Russie est un pays dans lequel on peut voir, d'un côté de la rue, une énorme peinture murale, couvrant toute la façade d'une tour, à la gloire d'un grand général russe, et, de l'autre côté de la rue, effet très surréaliste, une peinture murale tout aussi gigantesque annonçant la sortie d'un film hollywoodien à grand succès, et pas n'importe lequel: Captain America.

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