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Ceux que l'Amérique abandonne en Afghanistan

Joe Biden a annoncé le retrait des troupes après vingt ans d'une guerre qui n'a mené à rien. Une partie de la population afghane paiera de sa vie et de sa liberté ce retrait des troupes, aussi justifié qu'il puisse paraître.

Des soldats américains, à Kaboul, le 6 juin 2019. | Thomas Watkins / AFP
Des soldats américains, à Kaboul, le 6 juin 2019. | Thomas Watkins / AFP

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D'un côté, la décision du président Joe Biden de retirer toutes les troupes américaines d'Afghanistan d'ici le 11 septembre est parfaitement logique. Elles y ont été envoyées il y a vingt ans pour en extirper Al-Qaïda qui avait tué 3.000 Américains lors de l'attaque contre le World Trade Center et le Pentagone. Cet objectif a été atteint il y a dix ans. Depuis, l'armée américaine tente d'aider le gouvernement du pays à construire une société civile, et son armée à tenir les talibans à distance. Aucune de ces deux entreprises n'a réussi. Ça n'a que trop duré. Il est temps de rentrer.

D'un autre côté, le moment choisi pour ce retrait, annoncé lors d'une allocution télévisée mercredi 14 avril, semble curieux. Cela fait un bon moment que les soldats américains se désengagent et ne jouent plus un rôle actif dans les combats. Au maximum, ils étaient au total 98.000 et en vingt ans, 2.488 d'entre eux sont morts. Aujourd'hui, il reste tout juste 3.500 soldats américains en Afghanistan –dont 1.000 appartiennent aux forces spéciales– et il n'y a pas eu le moindre mort depuis un an.

D'aucuns pourraient se demander, pourquoi une telle hâte à partir?

Voilà pourquoi: vers la fin du mandat Trump, les négociateurs américains ont signé un accord avec les talibans, par lequel ils s'engageaient à retirer toutes les troupes d'Afghanistan d'ici le 1er mai 2021 –en échange de quoi les talibans renonçaient à toute future coopération avec Al-Qaïda (l'organisation État islamique s'impose depuis peu en Afghanistan, mais les talibans comme Al-Qaïda s'y opposent farouchement). Si les soldats américains ne sont pas partis d'ici là, alors les talibans les attaqueront militairement et les États-Unis seront forcés de retourner au combat, ce qui est bien la dernière chose que veuille Biden, et à peu près tout le monde d'ailleurs.

Maintenir une aide humanitaire

Le mois dernier, lors de sa première conférence de presse en tant que président, Biden a exposé qu'il serait difficile, voire impossible logistiquement, de retirer toutes les troupes dans un délai aussi court. Lors de l'annonce de mercredi, il a déclaré que le retrait «commencerait» le 1er mai. Clairement, Biden espère –peut-être s'est-il débrouillé pour l'organiser– que les talibans verraient cela comme une preuve de bonne volonté et qu'ils n'attaqueraient pas les Américains pendant leur retrait. Comme avec de nombreux autres espoirs concernant les talibans, il n'y a aucune garantie.

Il existe cependant un plus gros problème, en tout cas du point de vue afghan. Les soldats américains, malgré une présence relativement légère ces dernières années, ont accompli des missions antiterroristes à la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan; ils ont empêché les talibans de s'emparer intégralement du pays et ils ont protégé les droits des filles et des femmes, qui seraient réduites à un épouvantable asservissement, comme c'était le cas pendant le bref règne des talibans avant l'invasion américaine, si les troupes occidentales partaient (les forces de l'OTAN, un peu supérieures en nombre, vont emboîter le pas aux soldats américains et quitter le pays).

Le 14 avril, Biden a expliqué avoir consulté des responsables militaires et des renseignements avant de prendre sa décision, mais il n'a pas précisé s'ils l'approuvaient –et il est clair que bon nombre d'entre eux n'étaient absolument pas d'accord.

Quelques heures avant son allocution, les directeurs des principales agences de renseignements américains ont témoigné devant un comité du Sénat sur les principales menaces auxquelles était confrontée la nation. Aucun groupe terroriste basé en Afghanistan ne figurait parmi les premiers noms de la liste, mais lorsqu'on l'a interrogé sur les conséquences d'un retrait des troupes américaines, William Burns, le directeur de la CIA, a répondu que, sans soldats sur place, la capacité des États-Unis à collecter des renseignements ou à agir face à une nouvelle émergence des menaces «va diminuer, c'est un fait». Avril Haines, directrice du renseignement national, a acquiescé et déclaré que la communauté des renseignements dans son ensemble était arrivée à la même conclusion.

 

Joe Biden, lors de son allocution, le 14 avril, à Washington. | Pool / Getty Images North America via AFP

Lors de son intervention, Biden a déclaré: «Nous allons continuer à soutenir les droits des filles et des femmes afghanes en maintenant une aide humanitaire conséquente. Nous allons demander à d'autres pays de la région d'intensifier leur aide. [...] Nous ne détournerons pas les yeux de la menace terroriste. Nous allons réorganiser les capacités antiterroristes, des atouts conséquents dans la région, pour faire en sorte d'éviter la réémergence de terroristes. Les talibans auront à nous rendre compte de l'absence de toute menace terroriste contre les États-Unis depuis le sol afghan.»

Il a poursuivi: «D'aucuns diront que ce n'est pas réalisable sans l'armée [...] ce qui est le meilleur moyen de maintenir des soldats indéfiniment en Afghanistan.» Biden a raison sur ce point, mais ses détracteurs n'ont pas tout à fait tort non plus. Le président américain a ajouté que «notre diplomatie ne dépend pas de notre capacité à faire des bruits de bottes sur le terrain», mais les bruits de bottes ne font pas de mal à la diplomatie quand le terrain en question est une zone de guerre.

Des victoires n'ont jamais eu lieu

William McRaven, amiral à la retraite et ancien chef de l'U.S. Special Operations Command, qui a organisé l'attaque contre le repaire d'Oussama Ben Laden au Pakistan, a déclaré lors d'une interview accordée au site Defense One que les missions de renseignements et d'antiterrorisme pouvaient se poursuivre, malgré les retraits des troupes.

«Si vous me donniez les ressources, je pourrais trouver le moyen de faire ça», explique McRaven, ajoutant qu'il avait évoqué le sujet avec des responsables proches de Biden. «Maintenant, allons-nous avoir besoin de gens sur le terrain? Oui, absolument. Nous allons avoir besoin au moins d'une petite présence à Bagram [la base des forces aériennes américaines en Afghanistan, ndlr] . Il va nous falloir une petite présence dans la capitale, évidemment. Il va nous falloir des ressources pour les renseignements. Je crois que l'administration va réussir à trouver comment gérer ça.»

Peut-être, mais vu le traité négocié avec les talibans et compte tenu de l'annonce de Biden d'un retrait d'ici septembre, on ne voit pas trop comment.

«Nous devons nous concentrer sur les défis qui nous attendent.»
Joe Biden, président des États-Unis

Biden a avancé d'autres arguments convaincants dans son allocution. Depuis l'exécution de Ben Laden, les milices islamistes se sont répandues dans de nombreux pays, en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient. Par conséquent, maintenir des milliers de soldats dans un seul pays, au prix de plusieurs milliards de dollars, n'a plus de sens. Certains soldats américains déployés en Afghanistan n'étaient pas nés quand Ben Laden a organisé les attentats terroristes du 11-Septembre; certains d'entre eux ont des parents qui étaient eux-mêmes stationnés en Afghanistan. Il n'était pas prévu que cette guerre, a rappelé Biden, «soit une initiative multigénérationnelle».

Certains chefs militaires américains ont expliqué qu'il n'y avait jamais eu de solution militaire possible à la guerre en Afghanistan, qu'il fallait un accord politique, mais ils ont averti que pour engager des pourparlers diplomatiques, il valait mieux attendre que les troupes (américaines, de l'OTAN et afghanes) aient réussi à réunir des «conditions favorables» en gagnant suffisamment de batailles pour donner aux diplomates occidentaux davantage de poids à la table des négociations. Ces victoires n'ont jamais eu lieu; les conditions n'ont jamais été favorables. Alors, a demandé Biden, «quand le moment sera-t-il venu de partir? Dans un an? Deux ans? Dix ans?».

Biden s'est toujours montré sceptique face à la stratégie d'escalade et de prolongement des missions en Afghanistan. Lorsque le président Barack Obama dirigeait les débats pour savoir s'il fallait envoyer davantage de soldats et adopter une stratégie d'anti-insurrection (ou «d'édification de la nation»), le vice-président Biden s'y opposait régulièrement. Il était souvent l'unique responsable à demander une présence plus légère et une stratégie moins ambitieuse. Plus tard, Obama avait admis que son vice-président avait raison et avait ramené le nombre de soldats au niveau préconisé par ce dernier.

Mais Obama avait laissé 5.500 hommes en Afghanistan pour aider l'armée afghane et réaliser des missions anti-terroristes près de la frontière pakistanaise. Trump, qui voulait un retrait total jusqu'à ce que ses conseillers ne l'en dissuadent, avait réduit cette présence à quelques milliers. Aujourd'hui Biden, qui ne voit pas l'intérêt de continuer indéfiniment, les retire tous.

 

 

Un peu de moralité

La considération ultime, a dit Biden dans des termes plus développés, c'est que l'Afghanistan n'est pas si important que ça pour nous. «Nous devons nous concentrer sur les défis qui nous attendent», a-t-il expliqué. Ce qui comprend de déjouer les opérations terroristes qui ont métastasé bien au-delà de l'Afghanistan, de combattre la pandémie, de consolider les alliances en cybersécurité et d'améliorer la compétitivité américaine face aux ambitions chinoises.

Il y a une chose que Biden devrait envisager très sérieusement: si l'Afghanistan n'est peut-être pas très important pour nous ni pour une grande partie du reste du monde, il est important pour les Afghans, dont beaucoup ont mis leur vie en jeu pour aider les officiers, les soldats et les diplomates américains à se battre dans ce qui est devenu, à son apogée, autant une guerre américaine qu'un conflit afghan. Si les Américains partent et que les talibans reprennent la main, beaucoup de ces Afghans et de leurs familles vont probablement être arrêtés ou tués.

Dans The Atlantic, George Packer rappelle que lorsque la guerre du Vietnam s'était brusquement achevée, Biden, alors sénateur, s'était opposé à envoyer de l'argent pour faire sortir du pays et accueillir sur le sol des États-Unis des milliers de citoyens sud-vietnamiens qui avaient aidé les soldats américains pendant la guerre. Avec le recul, et aux yeux de beaucoup à l'époque, cette position était indigne (le président Gerald Ford et bien d'autres avaient pris un parti différent et 135.000 Vietnamiens avaient été évacués). Le minimum serait que le président Biden ne commette pas deux fois la même erreur. Une des façons d'injecter un tant soit peu de moralité dans la fin extrêmement embarrassante d'une guerre qui n'a que trop duré, et dont l'objectif ne convainc plus grand monde depuis plus de dix ans, serait de tendre la main à ceux qui nous ont aidés.

 

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