France

Les apéros géants, un pied de nez à la crise

Les jeunes n'ont cure des chaos de la planète. Ils font la fête et rappellent aux adultes leur existence.

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Après le décès d'un jeune homme tombé d'un pont à Nantes, lors d'un apéro géant organisé via le réseau social Facebook des politiques de gauche et droite se prononcent contre une interdiction mais souhaitent un meilleur encadrement.

Le ministre de la Jeunesse et des solidarités actives Marc-Philippe Daubresse estime que «l'interdiction totale» des apéros géants, «ça ne marche pas», et prôné «des mesures de prévention nouvelles».

Martine Aubry, maire PS de Lille, a indiqué ne pas avoir accepté d'apéro géant dans sa ville. La numéro un du Parti Socialiste a déclaré: «Les gens du nord aiment bien faire la fête, pas la fête en se bourrant la gueule comme le disent les méchantes langues».

Nous republions l'article de Monique Dagnaud sur la signification de la multiplication de ses apéros géants dans toute la France.

Les méga apéros ont fleuri dans les villes françaises après un hiver maussade traversé par une actualité à l'unisson. Les soubresauts de la crise financière? Le financement des retraites? L'activisme gesticulatoire de l'Europe? Le naufrage de la Grèce? Les jeunes n'ont cure de ces chaos de la planète. Face à tant d'impuissance, beaucoup d'entre eux se sont mis en roue libre. Ils n'attendent rien de l'agitation des politiques, rejettent le climat de morosité et fuient ailleurs: ils font la fête jusqu'à plus soif.

Ces fêtes débridées sont loin d'être une nouveauté, une fraction des jeunes -difficile à évaluer, mais non négligeable- s'y adonne depuis de nombreuses années. Boîtes, bars, salles de concert, terrains vagues pour les festivals de techno, lieux dédiés des centres urbains (de la rue de la soif à Rennes au Champ de mars à Paris), appartements vides du week-end: les lieux de divertissement du samedi soir (et d'autres soirs) se sont diversifiés. La seule exigence est de pouvoir y faire voler les décibels à fond la caisse.

L'exacerbation des sens

L'industrie musicale a explosé, offrant sans cesse dans les gondoles de nouvelles têtes d'affiche et de nouveaux genres musicaux. La gamme des boissons  aussi, sous les auspices des alcooliers qui ont adapté leurs prix,  imaginé une myriade de mélanges inédits (les mix et les cocktails), et sponsorisent parfois ces événements. Surtout, alors que dans les boums post 68 la drogue était expérimentée seulement par un petit noyau de jeunes, son accès est devenu facile (45 % des jeunes de 17-18 ans disent pouvoir en trouver à la sortie de l'école- étude ESPAD 2009) et sa consommation s'est banalisée.

Ces virées nocturnes sont centrées sur la liesse partagée entre copains et les sensations démesurées qui l'accompagnent: ivresse, délires, allure folle sur les routes. Etre seuls et fusionnels avec ses semblables le temps d'une soirée. La musique offre un continuum assourdissant et l'on danse solitairement, autiste, le corps transcendé par une énergie inextinguible, à côté des autres. Les émois de l'émancipation amoureuse ou sexuelle des sixties ont été remplacés par l'exacerbation des sens. Aux délices du flirt se sont substitués les sortilèges de la défonce.

Les apéros géants s'inscrivent donc en filiation avec la culture festive des années 2000, et lui fournissent une visibilité. En organisant, grâce à la puissance virale de Facebook, des rassemblements massifs, ces noceurs produisent un spectacle offert à la vue de tous et décliné en d'innombrables photos sur les comptes du réseau. Ces happenings ont immédiatement mobilisé l'attention des médias, les rituels des jeunes apparaissant alors au grand jour. Ils extirpent ainsi les fêtes de leur quasi clandestinité, une discrétion qui jusqu'à présent arrangeait tout le monde. Evoquer ces soirées hyper alcoolisées était recouvert d'un tabou au sein des familles. Les jeunes se montraient avares de précision sur leur déroulement, et les adultes, peu inquisiteurs, refusant de s'inquiéter, préféraient avoir une vision floue de ces embardées, au nom du droit des jeunes à vivre leurs loisirs comme bon leur semble.

L'affirmation collective de la jeunesse

Ces rassemblements, qui prennent de court les politiques locaux et les forces de l'ordre, s'apparentent à une affirmation collective de la jeunesse. Alors que les parents, il y a trente ou quarante ans, s'emparaient de la rue en vue de changer le monde, les adolescents et post-adolescents se contentent de rappeler, par une effervescence ludique, leur existence au monde adulte. D'ailleurs, pour bien signer leur présence, ils se réunissent dans les centres villes et préviennent longtemps à l'avance des lieux de rendez-vous -au contraire des raves qui se déroulent sur des terrains campagnards désaffectés, secrets jusqu' au dernier moment.

D'une génération à l'autre, le rapport au temps s'est transformé: les parents se projetaient vers l'avenir, radieux bien entendu, alors que les jeunes d'aujourd'hui, face à un horizon incertain, font une apothéose au présent. Loin d'être associés à une idéologie ou une vision politique, les apéros géants relayent l'esprit Facebook: compétition entre les villes comme celle autour «du plus grand nombre d'amis», plaisirs «gratuits» puisqu'on apporte sa dive bouteille, convivialité de potache, coopération faible limitée au délire collectif d'un soir. A ce tableau ajoutons l'ingénuité de la transparence: on n'a rien à cacher, nos beuveries sont publiques et sont même exhibées sur nos sites.

Bruit médiatique

S'étourdir avec de l'alcool galvanise la socialisation. Téquila, gin, vodka, rhum, etc. désinhibent et rendent fusionnel avec les autres. Les témoignages, d'ailleurs, concordent: «Inimaginable de faire la fête sans alcool» -alors que les drogues ne relèvent pas de la même nécessité. Cette alcoolisation extrême peut être vue comme une recherche de l'oubli dans une société qui peine à intégrer les nouvelles générations. Le goût de ces virées renvoie souvent à un mal-être. Il a aussi à voir avec les changements d'entrée dans la vie adulte: étirement de l'âge de la post-adolescence, déficiences du système scolaire (sélection très précoce et poids surdéterminant des diplômes pour trouver une place dans la société), barrières à l'entrée dans le monde du travail (on procède par paliers avant de trouver un emploi stable). La complexité de la famille moderne fait le reste. Tolérante pour les loisirs, elle est, à coup sûr, obsédée par les résultats scolaires et universitaires, et s'exaspère, sans trop s'interroger sur elle-même et sur ses choix politiques, de la difficulté des jeunes à conquérir leur autonomie économique.

Une fois encore, Internet n'a rien inventé, mais amplifie et recompose des tendances existantes. A mi-chemin entre un Interville de la postmodernité et des méga teufs sans musique, ces apéros entre copains (de toujours et d'un jour) interloquent les adultes. Ils perturbent les municipalités qui tergiversent entre interdiction, mise en garde et accompagnement bon gré mal gré. Résisteront-elles à cet emballement d'un printemps? Comment s'opposer à l'appel d'un apéro qui, malgré certains débordements prévisibles, prend l'allure d'une réunion conviviale? L'apéro? Qu' y a-t-il d'apparence plus «bon enfant» que cette coutume de la France profonde, tenue comme expression de  sympathique voisinage, et qui connaît ces dernières années un vif engouement avec les dîners entre habitants d'une même rue ou pique-niques organisés par des associations? Curieusement, via Facebook, les jeunes ont imaginé une façon pour se rendre visibles, pour provoquer du bruit médiatique, en usant du registre le plus innocent: un art de vivre bien de chez nous.

Monique Dagnaud

Photo: La foule nantaise le 10 novembre 2009. Capture d'écran reportage Presse-Océan.

À LIRE ÉGALEMENT: Les apéros Facebook: peur sur la ville ; Les racines du désarroi de la jeunesse ; La tragédie des grandes écoles.

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