Égalités

La femme-objet ne fait pas vendre, elle rend malheureuse

En mettant le corps parfait de Léa Seydoux dans une position lascive entre des draps pour vendre un sac, Nicolas Ghesquière fait comme s'il n'avait jamais entendu parler de «male gaze».

Ajoutez-y un sac et vous obtiendrez une publicité à la sauce <em>Mad Men.</em> | Maddi Bazzocco <a href="https://unsplash.com/photos/519z6xuiMxc">via Unsplash</a>
Ajoutez-y un sac et vous obtiendrez une publicité à la sauce Mad Men. | Maddi Bazzocco via Unsplash

Temps de lecture: 3 minutes

Avril 2021. On sait qu'on est encore loin de l'égalité mais on avance. Les femmes affirment leur parole, leur présence, leurs modes d'existence divers, leurs désirs de se représenter différemment.

Et puis, un jour d'avril 2021, c'est l'accident. La sortie de route. Le déraillement complet. Brusquement, sur internet, on voit apparaître une nouvelle campagne de pub.

Mes aïeules… Mais... Qu'est-ce que… Dans ces cas-là, je ne peux m'empêcher d'imaginer la réunion des publicitaires qui ont abouti à ça et je les vois en costards, en train de rire, la cigarette aux lèvres avant de dire «Betty, vous me remettrez un whisky, on the rocks.» Parce que cette pub semble tout droit sorti d'un épisode de Mad Men. Qui n'a pas eu le mémo qui disait «on n'utilisera plus de femmes à poils dans les pubs pour vendre du fromage blanc ou des sacs»?

Une campagne bourrée de clichés

Alors attention, soyons claires. Je n'ai rien contre les sacs. J'adore les sacs.
Et je n'ai rien non plus contre les filles nues. J'en suis d'ailleurs moi-même une. Mais j'ai un sérieux problème avec le fait de poser nue dans des draps blancs en se roulant avec son sac à main dedans. D'abord, on ne met jamais son sac dans son lit, parce que son sac, il a traîné un peu partout et que c'est cracra. Ensuite, on ne fait pas l'amour avec son sac. Ce n'est pas pratique.

J'ai un test super difficile à vous faire faire: à votre avis, ces photos ont-elles été faites par une femme ou par un homme?

Cela fait plusieurs années que des études concluent que les femmes nues dans les pubs ne font pas vendre.

Pas facile, n'est-ce pas? Allez, je vois que vous séchez, je vous donne la réponse: le créateur de cette série, c'est Nicolas Ghesquière, le directeur artistique des collections femme de Vuitton. Quelle surprise… Do you know male gaze? On est en plein dedans. (Même si, comme le rappelle toujours Iris Brey, le «male gaze» ou «regard masculin» n'est pas seulement du fait des hommes. Des femmes peuvent tout à fait en produire, tout comme des hommes peuvent l'éviter. Il n'y a pas de fatalité biologique responsable de ce phénomène.)

Nicolas… Et bah mon gars… Tu fais des belles photos, mais il faut sortir des clichés un peu. Et puis, il faudrait lire les études. Contrairement à ce qu'on a cru pendant longtemps, ça fait plusieurs années qu'on voit paraître des enquêtes qui concluent que les femmes nues dans les pubs ne font pas vendre. Des chercheuses italiennes ont même établi que cela crispait les potentielles acheteuses. Ce serait contre-productif. (Et sans effet sur l'acte d'achat chez les hommes.) Cela provoquerait chez les clientes «agacement, tristesse, colère, mépris» et les détournerait du produit.

Une métaphore de la panthère

Alors Nicolas, pourquoi, bon dieu!? Pourquoi nous refourguer ces images déjà vues et revues des milliers de fois? Vous allez me dire que je ne suis pas la cible. Et quand je vois le prix dudit sac, 4.200 euros, je ne peux qu'être d'accord avec vous. Mais dans ce cas, arrêtez de me proposer cette pub sur tous mes réseaux sociaux.

Parce que si la femme-objet ne fait pas vendre, elle a un autre véritable impact: elle rend malheureuse. Elle dégrade le rapport des femmes à leur corps. Le fait d'être soumises en permanence à la vision de corps ultra-normés abîme la représentation que les femmes ont du leur (et en l'occurrence, ici, c'est total bingo: femme jeune, valide, blanche, blonde, épilée et mince au-delà de l'attendu, c'est-à-dire qu'on a connu Léa Seydoux plus en chair). Ce type de pub a donc bel et bien un effet: pas celui de vendre un sac, mais de se dire qu'il faudrait faire un régime, un lifting, un éclaircissement de la peau. Le problème, ce n'est évidemment pas le corps de l'actrice, c'est l'omniprésence de cet idéal corporel impossible à atteindre par le commun des mortelles. Parce que, en vrai, même Léa Seydoux n'a pas cette apparence. Elle a sans doute des vergétures, des boutons à l'occasion, des cernes, des débuts de rides.

(Je parle de femme-objet, mais en vrai, dans cette campagne, j'ai l'impression qu'on assiste plutôt à une animalisation de la femme, comme si c'était une belle panthère prête à te mordre qui essaierait de lui chourrer son sac.)

Mais le pompon, le truc qui m'a vraiment scotchée, là où j'ai beau ne pas vouloir faire de mauvais esprit mais, excusez-moi, les types me cherchent, c'est la légende de la photo.



«Léa Seydoux incarne l'iconique sac Capucines mis en scène dans un cadre épuré.»
Elle incarne un sac.
Sérieux?
Elle a eu un paquet de prix comme actrice et maintenant, elle interprète un sac.
Mais comment on interprète un sac?
Ah bah si: en se roulant nue dans un drap blanc.
Et dans cette fameuse phrase de description, outre le fait qu'on dit qu'elle interprète un sac, il est précisé que celui qui est «mis en scène», ce n'est pas elle, c'est le sac.
Quelle misère...

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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