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Pourquoi les États-Unis ne punissent-ils pas plus sévèrement MBS pour le meurtre de Khashoggi?

En diplomatie, certaines lignes sont infranchissables.

Mohammed ben Salmane, le 20 novembre 2019, à Riyad, en Arabie saoudite. | Bandar A-Jaloud / Saudi Royal Palace / AFP PHOTOS
Mohammed ben Salmane, le 20 novembre 2019, à Riyad, en Arabie saoudite. | Bandar A-Jaloud / Saudi Royal Palace / AFP PHOTOS

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Certes, il serait satisfaisant de sanctionner le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane pour son rôle dans la torture et le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi. Il serait satisfaisant, d'ailleurs, de couper tous les liens avec l'Arabie saoudite, royaume tyrannique hostile à nos valeurs et dont le pétrole ne nous est même plus nécessaire.

Il a donc été fort démoralisant de constater que le président Joe Biden ne faisait ni l'un, ni l'autre, même après que son directeur du renseignement national a publié un rapport vendredi 25 février –résumé déclassifié d'un dossier bien plus exhaustif– concluant que MBS (le surnom du prince) «a approuvé une opération» visant à «capturer ou tuer» Khashoggi et qu'il exerce un contrôle total de la garde d'élite qui a perpétré ce crime.

Mais confronté à la réalité, Biden n'a eu d'autre choix que de ne pas pénaliser le prince personnellement. Tout d'abord, une telle mesure aurait eu peu d'effet. Ensuite, cela n'aurait fait qu'empêtrer davantage les États-Unis dans les politiques byzantines locales du Moyen-Orient, alors que nous devrions être en train de nous en extirper. Enfin, ce que Biden a fait, en réaction au rapport des renseignements et à d'autres crimes saoudiens, est plus punitif que n'importe quelle action qu'aucun président américain a jamais entreprise contre la famille royale –et sera plus lourd de conséquences que ne l'aurait été une réprimande personnelle adressée au prince héritier.

Relations diplomatiques

Biden a cessé d'envoyer à l'Arabie saoudite les armes offensives qu'elle utilisait pour tuer les rebelles Houthis au Yémen. Il a fait cesser la livraison de toutes les armes, y compris défensives (qui valaient des milliards de dollars) achetées par l'Arabie saoudite aux États-Unis en attendant un réexamen, non pas uniquement de chaque vente d'armes, mais de l'intégralité de la relation entre les États-Unis et l'Arabie saoudite. Jusqu'à aujourd'hui, les Saoudiens avaient carte blanche pour à peu près toutes les armes américaines à l'exception des armes nucléaires. Biden a également interdit l'entrée aux États-Unis à soixante-seize responsables saoudiens impliqués dans le meurtre de Khashoggi, ainsi qu'à leurs familles. Et il a imposé d'autres sanctions contre le numéro deux des renseignements saoudiens qui a vu ses avoirs gelés.

Tout cela est remarquable, et pas seulement en comparaison avec le président Donald Trump qui avait refusé de lever le petit doigt contre le moindre Saoudien et avait bloqué la diffusion d'un rapport de la CIA sur le meurtre de Khashoggi. Tous les présidents précédents ont traité les responsables saoudiens avec des pincettes, principalement pour pouvoir profiter de l'abondance de leurs puits de pétrole.

Mais quand même, n'aurait-il pas fallu au moins geler les avoirs du prince héritier aux États-Unis? Selon le Washington Post, Biden et ses conseillers l'ont envisagé mais ils ont conclu qu'il était impossible de séparer les avoirs du prince de ceux de l'État saoudien, car les deux sont à peu près identiques.

Les Saoudiens ont davantage besoin de nous que nous n'avons besoin d'eux.

Outre le côté pragmatique, il vaut la peine de noter à quel point il aurait été inhabituel, voire inédit, de sanctionner MBS en personne. Les mêmes agences de renseignements qui ont découvert que le prince héritier était coupable d'avoir approuvé le meurtre de Khashoggi ont également conclu que le président russe Vladimir Poutine était personnellement intervenu dans notre élection de 2016 et avait fait empoisonner plusieurs de ses opposants à l'étranger, le dernier en date étant Alexeï Navalny. Plusieurs présidents américains –y compris, début mars, Biden– ont infligé des sanctions contre le gouvernement russe et contre des responsables russes particuliers. Ils ne sont cependant pas allés jusqu'à sanctionner Poutine lui-même.

Il y a une raison. En général, les États-Unis ne sanctionnent pas les chefs d'État de nations souveraines avec lesquelles ils ont des relations diplomatiques. Et c'est valable pour la plupart des autres pays, d'ailleurs. C'est un principe dont les racines remontent aux traités de Westphalie de 1648.

 

Au diable le prince

Que se serait-il passé si Biden avait sanctionné le prince héritier? Certains avancent que le père du prince, le roi saoudien de 85 ans, aurait été averti que, contrairement à ce qu'il prépare de longue date, il ne pourrait simplement pas faire de MBS son successeur, sauf à prendre le risque de rompre toutes les relations avec le principal allié et bienfaiteur du royaume, les États-Unis.

C'est extrêmement invraisemblable. Ce qui est vrai, comme on l'entend souvent ces jours-ci, c'est que les Saoudiens ont davantage besoin de nous que nous n'avons besoin d'eux, mais ils n'ont pas tant besoin de nous que cela. Certes, ils ne préfèreraient pas aller tisser des liens primaires ailleurs, mais ils le pourraient et ils le feraient si c'était nécessaire. Le roi ne va pas écarter MBS, pour plusieurs raisons –dont la moindre n'est autre que MBS est déjà au pouvoir et que ça fait déjà un petit moment que ça dure.

Pendant la présidence d'Obama, j'ai entendu des histoires, confirmées depuis, sur deux hauts fonctionnaires américains qui auraient, à deux occasions distinctes, rencontré le roi Salmane dans son palais. Tout en parlant, le roi fixait un cadre posé sur son bureau. Dans un coin, le prince héritier, assis à un bureau, tapait avec application sur un ordinateur. Les Américains se sont rapidement rendu compte de ce qui se passait: MBS tapait ce que le roi devait dire; le cadre était en réalité un écran d'ordinateur et le souverain ne faisait que lire à haute voix le script du prince héritier. Voilà la situation et Biden, qui sans nul doute connaît ces histoires, doit les avoir eues à l'esprit lorsqu'il examinait les possibilités qui lui étaient offertes.

 

Le roi Salmane, le 15 décembre 2020, à Riyad, en Arabie saoudite. | AFP PHOTO / HO / SPA

Si l'Arabie saoudite était un pays insignifiant, rien de tout cela ne serait un problème. Ce prince présomptueux a tué un journaliste qui, bien que citoyen saoudien, était résident sur le sol américain et travaillait pour le Washington Post, un journal américain. Au diable le prince. Mais Biden, comme tout autre président, a au moins eu à prendre en compte le fait que l'Arabie saoudite reste un rempart incontournable contre l'expansion iranienne, joue un rôle de tampon capital pour la sécurité israélienne, est un acteur-clé sur les marchés pétroliers mondiaux (même si les États-Unis sont indépendants d'un point de vue énergétique) ainsi qu'un acteur majeur du partage des renseignements concernant la région et qu'elle constitue une précieuse base aérienne.

Si la situation géopolitique se mettait à changer au point que toutes ces choses ne soient plus importantes, ou si un président américain décidait qu'elles ne le sont plus, alors là, oui, au diable le prince. Et dans une certaine mesure, au diable le prince, en effet. Quoi que Biden ait ou n'ait pas fait, il a clairement rétrogradé le statut de l'Arabie saoudite dans les priorités de Washington –ce qui, encore une fois, est une première pour un président américain. Il est parfaitement exagéré de prétendre, comme l'ont fait certains critiques de Biden, que cet échec à sanctionner MBS envoie à la famille royale et aux tyrans de toute nature qu'ils peuvent s'en tirer en toutes circonstances.

Depuis que Biden est entré en fonction, le gouvernement saoudien a accepté de lever son embargo sur l'aide humanitaire au Yémen; il a libéré deux Américano-saoudiens emprisonnés et il a relâché Loujain al-Hathloul, dissidente saoudienne féministe emprisonnée depuis 2018. Maintenant que Biden a annoncé qu'il continuerait à traiter avec le vrai dirigeant saoudien, peut-être celui-ci va-t-il répondre. Peut-être.

 

Une petite pause de bon aloi?

Rien de tout cela n'est acquis. À la fois le prince héritier et le nouveau président américain vont être scrutés de très près, l'un par l'autre, mais aussi par le reste du monde, notamment par leurs propres administrés. Nous allons bien voir si les Saoudiens coopèrent, comme ils l'ont assuré, avec Tim Lenderking, l'émissaire américain envoyé par Biden pour mettre un terme à la guerre au Yémen.

Nous verrons bien s'il arrive quelque chose à d'autres dissidents saoudiens notoirement dans le collimateur de MBS et nous verrons bien ce que fera Biden si c'est le cas. Nous verrons ce qui arrivera au flux bloqué de la vente d'armes américaines à l'Arabie saoudite –si une partie se tarit réellement, signe d'un authentique «repositionnement» de nos relations, ou s'il reprend tranquillement après une petite pause de bon aloi. Nous verrons ce qui se passera quand Biden organisera un sommet international sur un problème ou un autre– si MBS est traité un peu moins formellement que d'habitude, s'il est invité, ou si les étreintes et les bises reprennent.

Biden a déclaré que les droits humains seraient au premier rang de la politique étrangère américaine. Comme la plupart des présidents qui font ce genre d'annonce en début de mandat, il a eu le temps de se rendre compte –il le savait depuis longtemps d'ailleurs– que, parfois, il est nécessaire de les mettre un tout petit peu en retrait. Nous allons bien voir s'ils se font refouler trop loin.

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