Société

Soirées à la maison, bamboches clandestines, apéros sauvages... La fête se réinvente au temps du Covid

Dans les lieux clandestins, sur le trottoir ou en appartement, la bamboche ne semble pas terminée, même si elle n'est plus tout à fait la même. De quoi vraiment changer et mieux revenir?

Les fêtes sont loin d'être au point mort malgré le Covid. | Baptiste MG <a href="https://unsplash.com/photos/Tk7pycVBzq8">via Unsplash</a>
Les fêtes sont loin d'être au point mort malgré le Covid. | Baptiste MG via Unsplash

Temps de lecture: 12 minutes

«La bamboche c'est terminé.» La formule désuète prononcée en octobre dernier par le préfet du Centre-Val de Loire, Pierre Pouëssel, pour expliquer les raisons du couvre-feu, avait provoqué des rafales de mèmes et de rires sur Twitter. Mais révélait-elle une réalité sociologique? L'épidémie de Covid-19 a-t-elle fait déchanter la nuit?

Un bref état des lieux pourrait le faire croire. Les clubs et les bars sont actuellement fermés et aucune date de réouverture n'a été annoncée. Selon le Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs (SNDLL), 430 lieux de nuit (soit 30% du paysage clubbing français) ont mis la clé sous la porte.

Pourtant, malgré la menace du virus et les lieux de fête mis sur pause, les Français n'ont pas arrêté de danser au profit du Netflix & chill. Beaucoup semblent avoir ressenti le besoin de lâcher-prise, que ce soit en intérieur ou en extérieur. Pas une semaine ne passe en effet sans que l'on entende parler, via les interpellations de la préfecture de police, d'une fête clandestine, payante ou gratuite, dans l'arrière-salle d'un resto ou dans un entrepôt désaffecté, et ce, partout en France. On a encore à l'esprit la rave du Nouvel An à Lieuron (Ille-et-Vilaine) qui avait créé le scandale en accueillant 2.500 clubbeurs qui dansaient sans respecter la distanciation physique. De façon plus spontanée, certains improvisent des apéros devant des devantures de bars-tabac ou dans la rue, lors d'apéros sauvages favorisés par les températures clémentes.

«Trottoir is the new terrasse», commente ainsi une abonnée sur Instagram sous une photo d'un apéro improvisé par terre. Et il suffit de regarder les stories des plus jeunes sur le réseau social (à partir de 37 ans, on est plus enclin à accepter un relatif isolement, selon une étude de Currys PC World de 2017) pour réaliser que beaucoup d'entre eux se réunissent toujours à plusieurs dans des appartements pour danser sur de la musique à fond et avec de l'alcool à foison. On a pour notre part reçu une invitation pour une soirée dans un studio intitulée 36/15 COVIDIA, ou encore pour une charmante «Cluster party» qui disposait de son événement Facebook privé. Invitations que l'on a gentiment déclinées.

Les clubbeurs qui s'y rendent préfèrent se retrouver dans des appartements pour s'éloigner des regards inquisiteurs des passants et des voitures de police, même si les délations des voisins pour tapage nocturne guettent.

Lors de la rave à Lieuron, le 31 décembre 2020. | Jean-François Monier / AFP

Leïla, une étudiante de 20 ans en information-communication à Paris, fait partie de ces fêtards: «Quand le virus a débarqué en France il y a un an, je me suis sentie prise d'un sentiment d'urgence, comme un vertige. J'ai eu la sensation qu'il fallait encore plus que je profite de ma jeunesse. Et en voyant que les confinements et le couvre-feu s'enchaînaient, que les restrictions duraient, j'ai encore plus eu l'impression qu'on était en train de me voler mes plus belles années. Macron a dit: “C'est dur d'avoir 20 ans.” Mais je sais pas si les gens se rendent bien compte. Sans mes soirées entre potes qui me donnent un peu le frisson du monde d'avant, je pense que je deviendrais folle.»

L'étudiante avoue: «Depuis le début de la pandémie, je retrouve plusieurs fois par semaine mes amis dans mon appart de 24m2 ou alors je vais chez eux. Chacun apporte de l'alcool et des trucs à grignoter, on joue les DJ à tour de rôle et on danse jusqu'à pas d'heure. Avec le couvre-feu, on a instauré un système où on dort les uns chez les autres, même par terre, pour ne pas se faire griller dans la rue à 2h du mat'. On ne met pas de masque. Par contre, on se retrouve toujours à six, pas plus. On redécouvre les plaisirs de la fête en petit communauté alors qu'avant, on allait à de grosses soirées. En fait, on est assez sages puisqu'on respecte les recommandations du gouvernement: pas plus de six dans un lieu clos!»

La fête à la maison

Comme Leïla, Raphaël, graphiste bordelais de 24 ans, n'est pas prêt à se passer de convivialité nocturne et privilégie les lieux clos entre proches:

«On s'est aperçu que c'était pas mal, la fête à la maison. On ne se ruine plus pour prendre une cuite dans un bar ou une boîte, on choisit le son, on voit qui on a envie de voir. Et puis on ne paie pas le taxi pour rentrer, si on décide de recevoir chez soi. J'ai passé le 31 décembre le plus chouette et économique de ma vie: on a loué un chalet à vingt et on a fait la fête jusqu'en after, pendant presque vingt-quatre heures, sans restrictions. On s'était tous fait tester quelques jours avant, on a mis des grosses bouteilles de gel hydroalcoolique à l'entrée et on dansait éloignés les uns des autres. Mais même si on faisait un peu gaffe, ça nous a fait du bien d'être ensemble.»

«Je préfère prendre le risque de la contamination qu'être privé de tous mes amis. C'est mon choix, après tout.»
Thomas, 26 ans

La peur d'une amende (pour mise en danger d'autrui, tapage nocturne ou non port de masque) ou de représailles plus conséquentes qui peuvent aller jusqu'à une garde à vue pour les organisateurs de soirées (l'instigateur de la free party de Lieuron pour le Nouvel An risque dix ans de prison) semble loin pour la plupart.

«Je crois qu'on dramatise beaucoup, même si les risques sont là, note Thomas, un ingénieur du son marseillais de 26 ans qui se rend à la fois dans des soirées chez des amis et dans des lieux privés (dont les adresses se refilent en grande partie sur les réseaux sociaux). J'ai attrapé deux fois le Covid et je suis toujours en vie. On est privés de tous les plaisirs: se faire un resto, un concert, voir ses grands-parents... Je préfère prendre le risque de la contamination qu'être privé de tous mes amis. C'est mon choix, après tout.»

 

Thomas voit dans ce maintien d'activités noctambules «une forme de résistance, c'est politique quelque part. Ça me fait un peu penser à la période de la prohibition. Le gouvernement nous a bien fait comprendre que la culture, comme la fête, c'était pas essentiel. Alors on a le droit de se demander: pourquoi les clubs ferment alors que les magasins sont ouverts? On continue à nous vendre des trucs, mais c'est pas du rêve. Moi, ça me révolte tout ça!»

Pour lui comme pour beaucoup d'autres teufeurs, pratiquer de manière assidue la bamboche, c'est répondre à une volonté presque punk de se rebeller contre des fermetures jugées injustes.

Le sens de la fête

Cette envie de ne pas s'isoler, très souvent accompagnée du non-respect des gestes barrières, peut sembler égoïste et dangereuse. On assiste d'ailleurs à une stigmatisation de la jeunesse, considérée comme responsable de la propagation du virus. Concernant la free party bretonne, le préfet d'Ille-et-Vilaine, Emmanuel Berthier, avait estimé: «Les raveurs ont mis leur vie en danger, leur santé.»

Rachida Dati avait au même moment interrogé la maire de Paris, Anne Hidalgo, sur «les subventions régulièrement accordées à l'association Techno+, qui disposait d'un stand lors de la rave party organisée illégalement». L'éditorialiste Élisabeth Lévy s'engouffrait dans le débat à grand renfort de raccourcis en déclarant en janvier dernier sur le plateau de CNews, toujours à propos de Techno+, que celle-ci était «subventionnée par la mairie de Paris, [...] c'est une association qui vend de la drogue».

Mais ces réunions festives ne sont pas si futiles qu'il n'y paraît. «Avant de jeter la pierre aux jeunes, il faut réaliser le poids que c'est pour des gamins de 18-25 ans, de ne pas pouvoir se retrouver pour faire la fête, rencontrer l'inconnu, communier. Mais aussi de ce que ça veut dire pour la vie d'une société de ne plus avoir de moments de lâcher-prise, souligne Éric Labbé, activiste de la nuit qui travaille sur l'ouverture du Kilomètre 25, un lieu de fête en open air prévu fin juin à Paris –si les réglementations gouvernementales le permettent. Contrairement à leurs aînés, les jeunes n'ont pas encore constitué leur réseau, qu'il soit amoureux ou amical. Au-delà des volets artistique, financier et culturel, il y a cette privation du lien social qui est centrale et dont on ne parle pas. Si on la conjugue aux cours en distanciel, on peut comprendre qu'ils se sentent seuls et perdus.»

«Les jeunes ont besoin de s'éclater. C'est nécessaire pour contrebalancer avec une société qui est de plus en plus dans la contrainte.»
Patrice Bardot, Tsugi

Un avis partagé par le directeur des rédactions du magazine de musique électronique Tsugi, Patrice Bardot. «On peut pas attacher les gens chez eux, explique-t-il. On est en train de sacrifier la jeunesse. Elle vit sous pression depuis un an et on voudrait qu'il n'y ait pas de sas de décompression? Les jeunes ont besoin de s'éclater. C'est nécessaire pour contrebalancer avec une société qui est de plus en plus dans la contrainte, comme avec les lois sur la cigarette. En fait, on inverse le problème. Plutôt que de s'attaquer aux jeunes, chez qui le virus est peu mortel[1] , il vaudrait mieux isoler les personnes plus âgées et à risque. On ne peut pas demander aux moins de 20 ans de ne pas faire la fête pour sauver ceux qui ont plus de 85 ans. Ça n'a pas de sens. En plus, en accusant les jeunes de faire n'importe quoi, on les stigmatise et on leur casse le moral, qui est déjà bas. Il faut se pencher sur les dommages collatéraux. Il y a beaucoup de dépression chez les jeunes qui ne trouvent pas de boulot à cause de cette crise et de conduites addictives. N'est-ce pas plus grave, dans leur cas, que les risques liés au virus?»

 

Costanza Spina, fondatrice du média en ligne destiné aux cultures émergentes Manifesto XXI, voit dans cette façon de «maîtriser la fête, la joie, la bonne humeur, l'amour et tout ce qui peut naître dans des situations de partage collectif, une distorsion ultime de la société du contrôle. Déjà que nos amours et émotions sont gérés par des algorithmes et des normes, nous priver de la rencontre physique va rendre les individus incapables de contester.»

«Une journée sans danse est une journée de perdue»

Pour les millennials, dans ce contexte de pandémie mortelle, les rassemblements nocturnes apparaissent presque comme un élan vital. Le risque d'infection est là, mais qu'est-il par rapport au besoin de lutter par la joie de la fête contre l'anxiété généralisée? On peut parler d'un phénomène dionysiaque, qui ferait oublier l'existence d'un virus mortel par la musique et la danse. C'est un peu comme si les clubbeurs étaient plus que jamais mus par la fameuse sentence de Nietzsche: «Une journée sans danse est une journée de perdue.»

La nuit a toujours rempli une fonction régulatrice en permettant les excès, pour éviter les débordements le jour. Mais elle prend un sens encore plus métaphysique dans une période marquée par la maladie. «C'est une constante historique, rappelle le philosophe Yves Michaud, auteur de Narcisse et ses avatars (Grasset, 2014), essai analysant les mutations du monde moderne. Au XVe siècle, on voit fleurir les danses macabres, qui sont des représentations artistiques de personnages de toutes les catégories sociales se déhanchant avec la mort. Leur but était de conjurer l'angoisse des épidémies qui sévissaient au Moyen Âge. On sait aussi qu'au moment de la Terreur, en 1793, il existait une volonté de faire la fête car on risquait de mourir. Il y a une libération de la pulsion de vie, par rapport à la pulsion de mort face aux dangers.»

«Pour les queers, les fermetures de lieux sont une catastrophe.»
Costanza Spina, Manifesto XXI

Il va plus loin: «Les fêtes sont aussi des transgressions qui donnent du relief. On en revient à l'idée archaïque du carnaval [existant depuis le VIIIe siècle, ndlr], qui par rapport à une vie linéaire, sans événement, créait du rythme. La fonction du carnaval, c'était d'instaurer des instants de libération, dans une vie qui n'est que scandée par le changement des saisons et les travaux agricoles. Avec les confinements, on a justement mené une vie sans mouvement. La danse est d'ailleurs en ce sens salvatrice. Le corps qui gesticule, c'est naturel par rapport à un vécu corporel codifié et restreint par les règles sanitaires. On tente, en dansant, de se réapproprier son corps.»

La free party à Lieuron, le 31 décembre 2020. | Jean-François Monier / AFP

Si les fêtes perdurent, ce serait donc pour garder un semblant de santé mentale. Mais cela peut aussi aller beaucoup plus loin tant la nuit peut aussi se révéler comme l'endroit où l'on peut être pleinement soi.

«Pour les queers, précise Costanza Spina, les fermetures de lieux sont une catastrophe. Cela indique que notre gouvernement ne se soucie pas d'une large partie de la population, qu'il ne la connaît pas. C'est un problème d'universalisme à la française: pour éviter un supposé communautarisme, on fait des lois “neutres”, qui devraient convenir à tout le monde. Or, neutre en France signifie privilégier une personne blanche, riche, urbaine, hétéro. Ces lois ne sont pas bonnes pour tous. Les queers peuvent exister et survivre parce qu'ils ont des “chambre à soi”, des lieux où se protéger, se rencontrer. Garder les lieux associatifs queers ouverts, ça aurait été le minimum. De même pour les personnes qui vivent dans des quartiers défavorisés, les femmes qui subissent des violences, ou celles et ceux qui souffrent de l'enfermement pour des raisons psychologiques et ont besoin du monde extérieur.»

 

La nuit sous un nouveau jour

Mais les fermetures de lieux ont aussi abouti à une remise en question qui pourrait avoir du bon. À la manière de ceux qui se sont reconvertis après avoir réfléchi à leur vie, le Covid a mis en lumière les problèmes relatifs à la nuit. Racisme à la porte des clubs, prix des boissons et des entrées élevés, misogynie face aux DJ femmes, limitations sonores, plaintes du voisinage... L'heure est aux remises en question.

Dans les nouvelles initiatives qui sont nées pendant la pandémie, on notera celle de la Parisienne Gonthier, musicienne et DJ qui délivre des sessions musicales en streaming sur la plateforme Twitch, tout en appelant à verser des dons à l'association Urgence Homophobie. Des collectifs ont également profité de ces derniers mois pour se constituer en safe places. C'est le cas du label musical queer, transféministe, antiraciste et résistant Warrior Records, ou encore du Vénus Club, ayant pour vocation d'encourager les femmes à se lancer dans la musique électronique.

«Quand la fête reprendra, on aura envie qu'elle soit la plus belle possible: libre et inclusive, tant dans la foule que derrière les platines.»
Élodie Vitalis, fondatrice du Vénus Club

«Ce moment nous permet de réfléchir à nos habitudes de fêtes passées pour mieux envisager l'avenir, explique Élodie Vitalis, fondatrice du Vénus Club. C'est ce qu'a fait Technopol l'association des musiques électroniques en France en créant la série de talks en streaming, Danser Demain. On y discute de la fête durant la pandémie et de sujets actuels tels que l'écologie, la politique. Beaucoup se rendent compte que certaines habitudes doivent changer si l'on veut protéger notre écosystème déjà fragile et en faire quelque chose d'encore plus beau. Quand la fête reprendra, on aura envie qu'elle soit la plus belle possible: libre et inclusive, tant dans la foule que derrière les platines. Et on n'aura pas non plus envie qu'elle soit gâchée par des frotteurs ou des comportements inappropriés. C'est maintenant que la réflexion se construit. Les contraintes liées à la pandémie accentuent ce besoin de changement: il est impératif, par exemple, de penser local lorsque l'on souhaite organiser un événement, car avec le Covid, il est difficile de booker des DJ basés à l'autre bout de la planète.»

 

Pour Benjamin Charvet et Mazen Nasri, fondateurs du site dédié à la musique électronique Dure Vie et organisateurs de soirées, cette opportunité de questionnement est «la meilleure chose qui soit arrivée à la scène de la musique électronique en France. Il fallait que les salles et les directeurs artistiques fassent jouer plus de femmes, que les violences en club soient dénoncées, que les orgas qui ne respectent pas leur public tombent. On a beaucoup appris en un an. La reprise sera différente et c'est une très bonne nouvelle.»

Une nuit plus éthique pourrait donc se dessiner dans un futur proche, mais on ignore encore quelle forme elle prendra. Les contours de la bamboche de demain restent flous même si on peut parier sur le plein air, qui représente moins de risque sanitaire que le lieu clos. La ministre de la Culture Roselyne Bachelot a cependant annoncé le 18 février que les festivals du printemps et de l'été pourront avoir lieu seulement en configuration assise et avec une limite de 5.000 spectateurs. Jusqu'à nouvel ordre, cela vaut également pour toute fête en open air. Dans ces conditions, comment envisager des bacchanales dignes de ce nom? Dansera-t-on seulement avec ses bras? Sur de l'ambient? Si le jazz, le classique et la chanson peuvent s'accommoder de cette position, l'électro, le rap et le rock, musiques remuantes par essence, se prêtent mal au jeu des chaises musicales.

Reste l'espoir que la vaccination fasse reculer l'épidémie pour enfin entamer une chenille géante. «Je crois qu'on caresse tous, même ceux qui ne sortaient plus trop, le fantasme de la fête du jour d'après, quand on n'aura plus besoin de gel hydroalcoolique ni de masque et qu'on n'aura plus peur, émet Eric Labbé. On imagine qu'on va tous se rouler des pelles, se prendre dans les bras, danser pendant vingt-quatre heures plein de sueur.» Le philosophe Yves Michaud conclut: «Quand tout sera fini, ça ne sera pas triste!»

 

1 — Selon le bulletin du 19 février 2021 de Santé publique France, dans l'Hexagone entre le 1er mars 2020 et le 16 février 2021, les personnes âgées de 65 ans et plus représentaient 91% des personnes décédées du Covid-19 à l'hôpital depuis le 1er mars 2020, et 63% des personnes hospitalisées en réanimation le 16 février 2021. Retourner à l'article

cover
-
/
cover

Liste de lecture