Société

«J'ai toujours galéré pour les pantalons»: quand la mode reste bloquée sur les normes

Lorsqu'on est gros ou en situation de handicap, trouver des vêtements est un défi du quotidien.

La taille la plus répandue chez la femme en France serait le 40, selon une étude de l'IFTH. | Steven Lasry <a href="https://unsplash.com/photos/Ex6q4rqethg">via Unsplash</a>
La taille la plus répandue chez la femme en France serait le 40, selon une étude de l'IFTH. | Steven Lasry via Unsplash

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En cherchant sa robe de mariée, Stéphanie, qui fait une taille 60, avait peu d'espoir, mais ne s'attendait pourtant pas à un tel constat: «Même sur internet, je ne trouvais que des robes de demoiselles d'honneur, comme s'il était certain que la grosse ne se marierait jamais.» Elle s'est donc mise à la couture. «J'ai parfois l'impression qu'on nous exclut de toutes les situations de la vie, car de la même manière, je ne trouve pas de vêtements de maternité à ma taille, ce qui m'oblige à être dans l'inconfort.»

Stéphanie est loin d'être la seule à vivre cette situation. Car il faut savoir être obstiné et patient pour trouver des vêtements grande taille adaptés à sa morphologie. «J'ai dû attendre la trentaine pour dénicher une veste en jean», confie cette femme de 35 ans.

Une question d'image

Alors, pourquoi est-ce si dur de trouver des vêtements au-delà du 46, voire du 42 dans certaines enseignes? Béatrice Tachet, professeure et consultante, qui a écrit une thèse abordant la problématique de la mode grande taille, l'explique de plusieurs manières. La première est symbolique. «Dans le monde de la mode, il y a une image de la femme parfaite qui doit être mince. On utilise des mannequins aux silhouettes plates car les vêtements sont plus présentables en deux dimensions. Des générations entières ont été habituées à ce formatage, que cela soient les responsables de marques, les stylistes, ou même les clients.»

 

Pourtant, selon l'étude de l'IFTH datant de 2006, la taille la plus répandue chez la femme en France serait le 40, puis le 42, et enfin le 44, presque à égalité avec le 38. De quoi s'interroger sur le choix de certaines boutiques de cibler les femmes faisant du 34/36/38… «C'est une façon marketing de segmenter la population, on ne veut pas des grosses, on veut des jeunes qui soient minces, c'est une question d'image. Certaines marques se lancent dans la grande taille mais cachent ces vêtements dans un coin reclus de la boutique, ce qui évidemment ne permet pas leur succès, à l'exception de Kiabi, l'une des rares enseignes où les grandes tailles sont centrales dans les magasins», constate Béatrice Tachet.

Les collections grandes tailles sont même parfois cantonnées au web ou aux boutiques spécialisées, peu nombreuses et limitées également dans leur panel de tailles.

Des vêtements normés pour plus de rentabilité

Emma*, 38 ans, fait 1m80. «Je suis fine et toute en pattes. J'ai toujours galéré à trouver des pantalons. On m'a même une fois répondu dans un magasin qu'on vendait “des vêtements pour les gens normaux”.» Pourtant, comme elle le souligne: «Avec ma morphologie assez proche des standards de la mode, ma taille 36 et mes longues jambes, c'est assez ironique de ne pas trouver facilement des vêtements.»

La deuxième raison qui explique le manque de vêtements adaptés à des morphologies différentes relève des logiques matérielles, liées au marché très concurrentiel de la mode. «La problématique de l'espace de stockage freine le développement de tailles différentes pour un même produit. Depuis plusieurs décennies, le business model de la mode c'est de proposer le maximum de tendances grâce à l'arrivée de nouvelles références dans les espaces de vente. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles certaines marques développent une collection grande taille au lieu de rajouter des tailles à une collection existante, car cela nécessiterait, pour un même budget, de privilégier la profondeur en tailles, au détriment de la largeur de l'offre, et donc moins de nouvelles références», explique Béatrice Tachet.

Lorsqu'elle était cheffe de produit pour une marque, elle a été confrontée au défi de développer des grandes tailles. «La réalisation des pièces était compliquée, car entre les tailles 36 et 44 il y avait une gradation linéaire, entre chaque taille, on rajoutait une certaine mesure, mais au-delà, ce n'était plus possible, il fallait repenser les dimensions et le bien-aller, en faisant appel à une modéliste spécialisée en grande taille et des mannequins», raconte-t-elle.

 

 

De plus, les vêtements grandes tailles ne peuvent pas correspondre à tout type de corps. «Notre morphologie n'est pas la même, certaines ont plus de poitrine, de hanches, de masse corporelle ciblée dans les jambes ou les fesses… D'où l'importance aussi d'avoir plus de marques sur ce marché, pour que chacun puisse trouver des formes qui lui aillent», souligne Stéphanie. Cette Niçoise aimerait que «les personnes grosses aient autant de choix que les minces. Être bien dans ses vêtements, cela aide aussi à avoir plus confiance en soi. J'aimerais pouvoir accéder à plus de vêtements avec des motifs, que mes fringues reflètent davantage qui je suis», confie-t-elle.

Une exclusion sociale

Les vêtements sont bien plus que des morceaux de tissus servant à se tenir chaud, ce sont de véritables marqueurs sociaux. La socio-anthropologue Catherine Le Grand-Sébille, vice-présidente de l'association Questionner autrement le soin, a étudié l'importance du vêtement chez les adultes en soins palliatifs ou en Ehpad. «Les témoignages montrent que la possibilité de choisir ses vêtements, de s'habiller, de se coiffer, de s'apprêter selon ses goûts, quels qu'ils soient, est un témoin du maintien ou du recouvrement de la citoyenneté et de la singularité de la personne.» Alors, quand on subit ses vêtements…

Après avoir constaté la souffrance de son père à cause de l'habillage et les difficultés des soignants, la styliste Laetitia Turco a lancé en 2018 sa marque, Naest, pour proposer des vêtements facilitant l'accès au corps, pour les personnes malades ou en situation de handicap. «Je ne pouvais pas me résoudre à ce que la seule solution soit de couper ses vêtements. Mon père se retrouvait ainsi débraillé, avec un tee-shirt découpé et une couverture car il ne pouvait plus enfiler de pantalon, alors que de la famille nous visitait. Psychologiquement, c'était très dur de perdre ainsi sa dignité, même malade on a envie d'être bien dans nos habits.»

 

Comment expliquer que les besoins de toute une partie des personnes soient si peu pris en compte? «Ce n'est pas très sexy les personnes malades, le monde du textile n'a pas envie de s'associer à cette image», explique Laetitia Turco. Catherine Le Grand-Sébille le confirme: «La mode n'a jamais été adaptée aux corps qui sortaient des normes corporelles et esthétiques qui sont toujours des produits de leur époque. Dans nos sociétés européennes, le corps infirme est une cause de rejet, de marginalisation ou d'exclusion.»

De la même manière, Angie, 33 ans, regrette qu'«il y ait si peu d'habits proposés pour les corps de post-partum, après l'accouchement, surtout si les femmes sont grosses, comme si elles retrouvaient leur corps d'avant tout de suite après l'accouchement. Le sujet est complètement tabou.»

Des initiatives d'inclusion vestimentaire essaiment progressivement pour pallier ces manques, comme l'association Cover Dressing, qui œuvre depuis 2013 pour faciliter l'habillement des personnes handicapées. «On les renvoie souvent vers des sites spécialisés qui sont plus de l'ordre du paramédical que de la mode, alors que les enseignes proposent des vêtements qui parfois peuvent convenir, où il ne manque pas grand-chose», constate Muriel Robine, la présidente de l'association.

 

 

L'un de ses projets actuels est de «créer une application pour permettre de trouver des vêtements adaptés». Un site internet participatif est déjà en ligne depuis 2019 pour partager des références de produits. «Les enfants veulent avoir le même tee-shirt à la mode que leurs amis et pas une mode spécialisée», commente Muriel Robine. L'association noue plusieurs partenariats, notamment avec des marques pour les aider à proposer des produits plus inclusifs et confortables pour tous. «Les mentalités commencent à changer, même si certaines marques s'y intéressent surtout pour se donner une bonne image.»

En attendant que les enseignes françaises étoffent davantage leurs offres, on déniche son bonheur sur certains sites internet spécialisés ou à l'étranger, comme Emma qui se rend parfois aux Pays-Bas ou Stéphanie au Royaume-Uni. «C'est un sacré budget pour s'habiller, car il n'y a pas une offre pour toutes les bourses», souligne cette dernière, qui rêverait d'un «Vinted grande taille».

Béatrice Tachet se veut optimiste pour la suite. «Les mentalités évoluent, les nouvelles générations vont faire bouger les choses. Je pense qu'il va y avoir progressivement une révolution des business models pour proposer plus de tailles, avec du prêt à fabriquer par exemple, mais davantage sur internet car dans les magasins la concurrence est trop forte.»

*Le prénom a été changé.


 
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