Culture

«White Material», une femme dans la tourmente

Isabelle Huppert incarne une héroïne aux prises avec la violence et la peur.

Temps de lecture: 4 minutes

White Material est un film profond qui se déroule sur un temps très court et s'étire. Au premier abord, il en ressort comme une douceur, malgré la violence qu'exercent les protagonistes les uns contre les autres. A mieux y regarder, c'est le montage très travaillé qui donne cette impression: les plans d'Isabelle Huppert (Maria) prenant la route, filmée de face, alternent avec l'histoire d'une femme et de sa famille qui dirigent une plantation de café, quelque part sur le continent africain. Son regard à la fois doux et intransigeant qui se pose sur les êtres et le paysage qui l'entourent est un voyage dans la mémoire d'un désastre personnel.

Avec White Material, la réalisatrice Claire Denis nous invite à refaire le chemin de l'histoire de cette famille, et redécouvrir, avec l'héroïne, la catastrophe qui a eu lieu: c'est la dimension éminemment littéraire de ce film, dont le scénario est signé Marie Ndiaye. Ce sont aussi trois femmes (en écho au roman éponyme de Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes, 2009), une réalisatrice, une écrivaine et une actrice, qui partagent la nécessité de mettre à distance la violence ordinaire qui bascule, à certains moments de l'histoire, en violence extraordinaire.

Violence familiale, violence collective

Ce temps littéraire, celui de la mémoire des massacres passés et à venir portée par une femme, celui de la violence des familles, d'un corps qui en exclut un autre, celui des violences collectives d'un peuple qui en rejette un autre, nous ramène à William Faulkner (Tandis que j'agonise, 1934) et ses personnages fantasques qui restent obstinément pour poursuivre leur tâche, même lorsque l'environnement n'est plus favorable et se confrontent à la violence des éléments, à celle des hommes. On pense aussi à Toni Morrison (Un don, 2009).

Maria s'aveugle sur la réalité qui l'entoure et cela provoque une tension, palpable, avec son entourage, née de la violence qui pèse sur son quotidien, pour résister, «ne pas se laisser terroriser», dit-elle.

La volonté de l'héroïne de maîtriser les choses coûte que coûte provoque-t-elle la catastrophe?

Difficile de situer ou de dater les événements qui se déroulent dans White Material. En revanche, la situation de transformation, le moment extraordinaire où les rapports de force changent, évoque la décolonisation, les rapports entre les blancs et les noirs en Afrique, le renversement d'un régime par un autre quand les enfants soldats se rebellent contre l'armée du gouvernement. Les méthodes utilisées pour éliminer les rebelles évoquent d'autres massacres dans l'histoire du vingtième siècle, en Europe et en Afrique: les soldats utilisent le couteau et le feu pour ne pas laisser de traces.

L'aveuglement de l'héroïne nous fait penser à celui du père de Giorgio dans le Jardin des Finzi Contini, qui refuse de voir l'imminence de l'arrestation puis de la déportation de toute la famille. En effet, Maria, même quand la sauvagerie touche son fils, ne semble pas voir la très grande violence qu'il vient de subir. Cette dimension de l'adolescent sensible, en prise avec la réalité de la vie, contraste avec l'aveuglement de l'adulte qui cherche avant tout à préserver ce qu'il a construit. Les figures du père sont faibles. Le mari de Maria semble tenir plus à la vie qu'à son bien auquel il accorde peu de prix et qu'il cherche à vendre sans en parler à sa famille. Son beau-père, propriétaire de la plantation, est malade. C'est bien Maria, la patronne de la plantation de café. Elle qui «ne possède rien mais dirige tout».

Pas si étrangère

Qui est cette femme? Elle incarne la difficulté à vivre dans un pays devenu hostile, et dans lequel s'inscrit son histoire. Sa famille blanche n'est pas étrangère à cette terre. Arrêtée par une bande armée, Maria dit aux jeunes noirs: «Je vous connais tous.» Il y a l'idée d'une filiation, d'une histoire partagée, à travers notamment le travail à la plantation. Elle pourrait être leur mère à tous. Le film montre qu'il y a ruptures et fuites en tout genre.

La très grande énergie nécessaire au maintien de la production de café est perceptible dans le visage crispé et la maigreur du corps. Les muscles saillants et une sensibilité à fleur de peau caractérisent le personnage de Maria: ils traduisent les efforts qu'elle doit faire pour s'adapter, résister, lutter contre la peur, la pression, la violence. Sa féminité s'exprime dans son collier de petits papillons bleus et boucles d'oreilles assorties, son rouge à lèvres. Ses robes légères et ses sandalettes contrastent avec la travailleuse qui monte sur le tracteur, pile les grains de café en salopette de travail, et encadre les ouvriers.

La tension grandit entre Maria et les ouvriers qui fuient, alertés par des messages alarmants diffusés à la radio. La radio contribue à propager la peur. On peut faire ici le parallèle avec le film Point Limite Zéro, road movie, où l'homme de radio, un DJ aveugle, fait de l'homme qui fuit un héros. Dans White Material, le présentateur de l'émission de reggae relate la fuite du «boxeur» et sa probable cachette, à la plantation. Maria, qui est restée à la plantation alors que son ex-mari a vendu la plantation au maire de la ville sans lui en parler, héberge en effet un chef rebelle recherché par l'armée gouvernementale. Cette transformation de la plantation en refuge est l'artifice du scénario par lequel l'héroïne attire la catastrophe sur sa famille.

Sa survie au massacre, elle la doit au seul moment où sa volonté n'a pas prise sur les événements. Elle en pleure d'énervement lorsqu'elle découvre qu'il n'y a pas de retour en arrière possible, notamment dans la scène où, refusant de s'arrêter devant la plantation, le chauffeur du minibus l'emmène plus loin qu'elle ne voudrait aller.

La réalisatrice a-t-elle souhaité faire un parallèle entre cette famille aux liens distendus et aux tensions très grandes et le climat de guerre civile qui règne entre les enfants soldats et les représentants du pouvoir? D'aucuns y verront sans doute la fin du pouvoir des hommes blancs sur une terre d'Afrique. J'y vois pour ma part, l'histoire d'une femme qui lutte pour sa survie avant tout.

Gabrielle Costa de Beauregard

Photo: Isabelle Huppert dans White Material. Réalisation: Claire Denis

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