Monde

Bangkok, un petit air de Téhéran?

En Thaïlande comme en Iran, la population réalise peu à peu qu'elle a son mot à dire.

Temps de lecture: 7 minutes

MISE À JOUR 22 AVRIL 2010 - Plusieurs explosions ont retenti à Bangkok et un premier bilan provisoire rapporté par l'AFP fait état d'un mort et 50 blessés. Elles ont eu lieu près du quartier financier où les Chemises rouges (favorables au Premier ministre déchu Thaksin Shinawatra) s'affrontent avec les «sans couleur» qui soutiennent le gouvernement actuel d'Abhisit Vejjajiva. Les Chemises jaunes sont quant à eux royalistes.

Nous publions le reportage réalisé par Jason Rezaian en Thaïlande à la mi-avril.

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BANGKOK, Thaïlande, le 16 avril 2010 - Affecté à une bien curieuse mission, je suis arrivé en Thaïlande il y a une semaine. Le tourisme iranien en Thaïlande ayant explosé ces dernières années (essentiellement en raison des visas accordés plus facilement et des voyages organisés à bas coût), la Thaïlande est devenue la destination par excellence des hommes qui voyagent en solo, une image que le pays s'efforce de combattre depuis des années. Les tour-opérateurs de Téhéran qui organisent des voyages en Thaïlande m'ont chargé de redorer l'image du pays en Iran.

Pas évident, il faut le dire. Mais j'avais une idée: je commencerais par souligner les nombreux points communs entre la Thaïlande et l'Iran, un constat qui s'est imposé à moi après la lecture de The Ends of the Earth de Robert Kaplan. Rédigé au milieu des années 90, cet ouvrage porte un regard prophétique sur les combats du début du XXIe siècle. L'Iran comme la Thaïlande exercent une forte influence culturelle sur leur région respective, peut-être parce que ces pays n'ont jamais été sous le joug d'un empire colonial. Tous deux sont réputés pour leur hospitalité à toute épreuve, un atout dont le secteur du tourisme thaïlandais a su se prévaloir. L'Iran aurait d'ailleurs bien du mal à comprendre comment il y est parvenu.

Mon voyage avait été programmé depuis plusieurs mois et, hasard des événements, j'ai pu observer ces deux nations alors qu'elles étaient en proie à des troubles civils. Les manifestations de rue en Iran et en Thaïlande avaient quelque chose de semblable -et c'était frappant.

Que voulez-vous que je fasse?

Les Iraniens et les Thaïlandais ont tendance à marteler cette expression: «C'est l'Iran.» ou «C'est la Thaïlande.» J'ignorais cet aspect de la Thaïlande avant de lire un éditorial du Bangkok Post paru à la suite des manifestations sanglantes du 10 avril. Dans les deux pays, cela peut être librement interprété comme «Que voulez-vous que j'y fasse?». Des décennies de corruption, un régime autoritaire et un vieux système de croyances poussent les gens à croire qu'ils ne peuvent rien face à la vie et ses multiples aléas. Cela peut être exaspérant, surtout pour quelqu'un qui a été élevé dans une démocratie.

Peut-être est-ce pour cette raison que les mouvements en Iran et en Thaïlande, qui se sont exprimés dans les rues de Téhéran et de Bangkok, attirent tant l'attention: dans ces deux pays, les gens commencent à se dire qu'ils ont une chance de faire bouger les choses.

Je suis arrivé à Bangkok le samedi 10 avril en fin d'après-midi, au beau milieu des troubles sociaux les plus meurtriers de Thaïlande depuis des dizaines d'années. Le conflit qui oppose les militaires aux forces anti-gouvernementales, lesquelles estiment que le Premier ministre actuel est arrivé au pouvoir de façon illégale grâce au soutien de l'élite thaïlandaise, a atteint son paroxysme. Le gouvernement thaïlandais refuse de répondre favorablement aux appels de l'opposition en faveur d'une dissolution du Parlement et de la tenue d'élections anticipées.

D'ordinaire, les rues de Bangkok grouillent de monde et d'animation. Là, elles étaient étrangement désertes; les commerces étaient fermés, stores baissés. On ne pouvait pas savoir avec certitude si les Thaïlandais redoutaient les éventuels dégâts matériels, s'ils avaient rejoint les manifestations ou s'ils avaient décidé de quitter la ville à la faveur de la fête nationale la plus longue du pays, Songkran, qui se terminait le 15 avril.

Alors que nous nous dirigions vers mon hôtel, une «Chemise rouge» (c'est ainsi qu'on désigne les membres du Front uni pour la démocratie et contre la dictature [UDD], opposants au nouveau gouvernement et partisans de Thaksin Shinawatra) nous fit signe de nous arrêter. L'homme se chargeait de réguler la circulation et de réserver une voie à l'immense caravane constituée par ses camarades. Mon chauffeur dut donc trouver un détour adapté.

Obstacles et contrôle militaire

Tous les obstacles possibles et imaginables se mirent en travers de notre chemin: des barrages de fortune composés de branches posées sur des supports métalliques, des barrages policiers (des forces de police officielles) et des tentes de chemises rouges qui vibraient au son d'une musique hypersonore... Dans certains secteurs, les Chemises rouges avaient installé de véritables campements, y compris devant le ministère thaïlandais du tourisme, où des militants de l'UDD s'ombrageaient sous des tentes. Les marchands ambulants y distribuaient gratuitement casse-croûtes et boissons.

Quand j'arrivai finalement à mon hôtel, au crépuscule, je vis une longue procession rougeoyante qui se dirigeait vers l'une des plus grandes attractions touristiques de la Thaïlande: un ensemble de centres commerciaux géants reliés par des passerelles aériennes. Les magasins avaient été contraints de fermer à cause des manifestations.

J'avais prévu de rester une seule nuit à Bangkok. De bonne heure le lendemain, donc, je filai en taxi à l'aéroport de Suvarnabhumi pour attraper un vol à destination du nord-ouest du pays. Sur la route, nous dûmes nous soumettre à un contrôle militaire: personne ne voulait prendre le risque d'un nouveau blocage de l'aéroport (comme celui qui eut lieu en novembre 2008, à l'initiative des principaux opposants aux Chemises rouges, l'Alliance du peuple pour la démocratie [PAD], également appelés les «Chemises jaunes»).

Une fois dans la ville de Chiang Mai, la scène était radicalement différente. Bien que la plupart des Chemises rouges viennent du nord, l'atmosphère ne pouvait être plus exultante. Les Thaïlandais célébraient-ils un moment crucial de leur combat contre le règne du Premier ministre Abhisit Vejjajiva? Peu probable. Cet état d'exaltation était sans doute dû au nouvel an bouddhique, Songkran.

Pendant les fêtes de Songkran, les manifestations furent mises en pause. On allait vivre trois jours de batailles d'eau géantes dans tout le pays. Historiquement, le rite voulait qu'on asperge d'un peu d'eau bénite, et avec respect, ses aînés pour leur porter bonheur. Mais comme cette fête coïncide avec la période la plus chaude de l'année, les Thaïlandais ont fait évoluer Songkran en un événement où l'on se rafraîchit tout en s'amusant. Les festivités de Chiang Mai sont les plus célèbres du pays. Et malgré la présence de quelques pickups transportant des Chemises rouges en ville, eux aussi s'arrosaient, comme leurs compatriotes.

Chiang Mai est la seconde ville de Thaïlande. C'est aussi la ville natale du Premier ministre déchu, Thaksin Shinawatra, qui compte sur le soutien de la majorité des Chemises rouges. En échange, il leur apporte aussi son soutien; on raconte qu'il verse à certains d'entre eux un salaire quotidien. Thaksin Shinawatra est le seul Premier ministre thaïlandais à être allé jusqu'au bout de son mandat. Il a été réélu pour un second mandat, avant de subir un coup d'Etat militaire. L'ex-policier qui a fait fortune dans les télécommunications a quitté son pays en 2008. Depuis, il vit en exil.

D'un bout à l'autre de la Thaïlande, j'ai relevé une grande diversité d'opinions à propos de Thaksin Shinawatra. L'allégeance des Chemises rouges et des Chemises jaunes étaient très variable. Certains étaient opposés au gouvernement actuel, d'autres y étaient favorables. Par ailleurs, mon échantillon -certes plutôt petit- fait mentir l'idée que les Chemises rouges sont des paysans sans instruction.

«Je n'en parle pas du tout au travail. Mais après le service, je rejoins les manifestants», me confia Bui, employé d'un hôtel de luxe de Bangkok.

Les gens disent que Thaksin paye les Chemises rouges, mais c'est faux. Moi j'y vais parce que je veux y aller. Même si je n'aime pas Thaksin, il valait bien mieux que ce gouvernement. C'est un homme d'affaires, et c'est comme ça qu'il dirigeait notre pays. Même les gens qui ont été à l'école sont d'accord avec moi. Je les vois dans les manifestations.

Pourtant, beaucoup d'habitants de Chiang Mai critiquent l'action des Chemises rouges. Ploy, un directeur commercial, m'expliqua:

Ça ne sert à rien. Ces gens-là ne savent pas pourquoi ils se battent. Ça va quand le pays est calme, mais en ce moment, des gens meurent pour rien, et ça me rend malade.

Encore plus courant: ceux qui ne sont ni pour les uns ni pour les autres, et qui espèrent simplement que la situation reviendra vite à la normale. Dans un pays où le tourisme représente plus de 6% du PIB et où ce secteur emploie 1,8 milliard de Thaïlandais, l'image des touristes fuyant pour se protéger des coups de feu sera difficile à effacer.

La Thaïlande s'est sérieusement employée à faire oublier son image de repaire des touristes sexuels. Et elle mérite d'être classée parmi les destinations prestigieuses. L'instabilité ambiante ne peut que ternir cette image. Ton, un guide touristique qui travaille dans le nord du pays s'en mord les doigts:

Je n'aime pas parler de ces problèmes, car mon boulot c'est de montrer aux étrangers le meilleur de mon pays. Personnellement, je n'ai aucune fierté de ce côté-là, alors je garde mes opinions [politiques] pour moi.

A mon retour à Bangkok, mon hôtel était pris en sandwich entre le lieu privilégié de Bangkok pour les fêtes de Songkran et un parc où les Chemises rouges avaient élu campement -le plus grand de tous. Entre les deux, un trouble mélange d'eau de pluie, de bière renversée et de poudre que jetait la foule en liesse. Les véhicules ne circulaient plus.

Dans le camp des Chemises rouges, un écran géant diffusait des discours que plusieurs de leurs leaders prononçaient dans d'autres quartiers de la ville. La conjonction de ces deux événements, manifestations et Songkran, permettait aux marchands de rue de vendre tout leur attirail: des grillades à la bière glacée, en passant par des pistolets à eau. L'interminable fête avait enduit les rues d'une boue laiteuse.

Dans le parc, petits et grands suivaient les discours retransmis à l'écran, bavardaient et se reposaient dans l'herbe. A minuit, la température dépassait encore les 32 degrés. Je me rapprochai d'un stand qui délivrait des cartes de membres aux partisans de l'UDD (le parti des Chemises rouges) et échangeai quelques mots avec des femmes du parti. Elles habitaient toutes Bangkok, contrairement à l'idée reçue selon laquelle les Chemises rouges sont tous des campagnards.

Je m'émerveillai de la facilité avec laquelle l'opposition thaïlandaise réussissait à prendre le contrôle de certaines parties de la ville et à y diffuser son message. De quoi être jaloux, Mir Hossein Moussavi...

Les mouvements de protestation en Iran et en Thaïlande en sont encore à leurs balbutiements. Et, dans les deux cas, on est encore bien loin de la version occidentale de la démocratie. Grâce à de longues années de contact avec des étrangers, je dirais que les Thaïlandais sont plus proches de réaliser ce qu'ils pensent être leur désir.

Sur la route de Silom, de grands camions remplis d'hommes et de femmes se traînaient sur les voies. Des jets d'eau fusaient dans tous le sens, aspergeant la foule. A plein volume, des haut-parleurs diffusaient alternativement des tubes internationaux et des hits thaïlandais. Et sur le toit d'un des camions, un transsexuel exécutait avec entrain un strip-tease sans jamais découvrir sa poitrine surdimensionnée. Un numéro accueilli par de vives acclamations!

Des Chemises rouges en moto se frayaient un chemin à travers la foule, tirant sans discernement sur elle avec leurs fusils à eau. D'autres, saouls, s'étaient avachis dans des ruelles un peu en retrait de l'agitation générale.

J'allais arriver à mon hôtel quand un homme en chemise rouge s'approcha soudainement de moi et me tira dessus avec son fusil à eau. Une première fois. Puis, achevant de tremper mes vêtements, il me lança: «Désolé, tu es mort.»

Jason Rezaian

Traduit par Micha Cziffra

Photo: Des Chemises rouges, le 20 avril 2010. REUTERS/Chaiwat Subprasom

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