Boire & manger / Société

Les repas sans viande à la cantine ne défavorisent pas les plus précaires

Si les ministres pouvaient lire les rapports des établissements publics placés sous leur tutelle, ou simplement faire une rapide recherche sur internet, ça leur éviterait de dire des âneries. Le nerf de la guerre, c'est l'accès aux légumes frais.

Les enfants mangent deux à quatre fois plus de protéines animales que recommandé. Et ce ne sont pas les classes aisées qui consomment le plus de viande. | Nathan Dumlao <a href="https://unsplash.com/photos/bRdRUUtbxO0">via Unsplash</a>
Les enfants mangent deux à quatre fois plus de protéines animales que recommandé. Et ce ne sont pas les classes aisées qui consomment le plus de viande. | Nathan Dumlao via Unsplash

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Il paraît qu'un repas sans viande est une «insulte inacceptable aux agriculteurs et aux bouchers français». Il paraît aussi que les Verts, en instaurant temporairement des repas sans viande (mais pas végétariens pour autant!) dans les cantines scolaires lyonnaises, et ce afin d'«accélérer le service» à cause du Covid, mènent une «politique moraliste» (c'est sûr que la morale, ce n'est pas ce qui étouffe notre ministre de l'Intérieur) qui «exclut les classes populaires».

Gérald Darmanin n'est pas le seul à vociférer: le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, trouve la décision «aberrante d'un point de vue nutritionnel et une honte d'un point de vue social». Invité sur RTL le 23 février, il fustige même «une écologie de l'entre-soi» et associe la viande à un repas forcément «équilibré». Il paraît donc, selon le ministre, que les protéines animales sont introuvables dans les œufs et le poisson, et que les enfants issus de familles défavorisées, précaires, ne mangeraient de la viande qu'à la cantine.

Voyons voir.

Ils en consomment déjà à la maison

En juillet 2017, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses, placée sous la tutelle... du ministère de l'Agriculture, notamment) publiait l'INCA 3, sa troisième étude individuelle nationale des consommations alimentaires, disponible gratuitement sur internet puisque le lien ci-dessus vous y conduit. Il s'agit d'une enquête nationale menée en 2014-2015 sur plus de 5.800 personnes (dont 2.698 enfants de 0 à 17 ans) et portant sur 13.600 journées de consommation.

D'après celle-ci, lorsque le niveau d'étude des parents est élevé, les enfants de 0 à 11 ans consomment davantage de légumes, fruits et un peu plus de poisson. Lorsqu'il est moins élevé, les enfants consomment plus de charcuterie et un peu plus de viande (hors volaille). Concernant la viande, la tendance est identique chez les ados de 11-17 ans. Ces pratiques alimentaires sont corrélées de la même manière chez les adultes.

Par ailleurs, les enfants et ados consomment deux fois plus de poisson (trois fois plus pour les enfants) et de viande la semaine que le week-end, plus de charcuterie et presque deux fois plus de volaille. Leurs consommations alimentaires «hors domicile» (à la cantine, dans la rue, chez des amis, au restaurant) concernent notamment les volailles, poissons, fruits et légumes. D'après l'INCA 3, un peu plus de 60% des enfants déjeunent au moins trois fois par semaine à la cantine, contre environ 20% qui n'y vont jamais. Là aussi, le diplôme a une incidence sur sa fréquentation, puisque 32% des enfants dont les parents ont un niveau d'étude primaire ou collège n'y déjeunent pas, contre 19% pour un niveau d'étude lycée, 14% pour un niveau d'étude bac +1/3 et 12% pour un bac+4 et au-delà.

En se basant sur tous ces chiffres et sans vouloir tirer de conclusion hâtive, contrairement à LREM criant à l'idéologie gaucho-végano-bobo, on peut imaginer que si les enfants issus de ménages moins favorisés vont moins à la cantine, mais mangent plus de viande et de charcuterie, c'est en partie parce qu'ils en consomment déjà à la maison, non?

Un enfant n'a pas besoin de viande pour grandir

D'autant que depuis plusieurs années, le Programme national nutrition santé (PNNS) recommande d'augmenter les légumes secs, saines alternatives végétales aux protéines animales, et de revoir à la baisse notre consommation de viande (500 g par semaine pour un ou une adulte, 100 g par jour pour un enfant). Concernant les VPO (viandes, poissons et œufs), le Guide spécial enfants et ados du PNNS est clair: une ou deux fois par jour, en alternant.

C'est-à-dire que si l'on mange un steak le midi, d'une part, on n'est pas obligé d'avaler une autre portion de protéines animales le soir (hors laitages), d'autre part, on devrait plutôt manger une omelette ou du merlu que sortir la côte de porc. Et le poisson, c'est deux fois par semaine de préférence. Le guide rappelle aussi l'équivalence en protéines: 50 g de viande = 50 g de jambon = 50 g de poisson = 1 œuf.

Contrairement à ce qu'on peut lire depuis ce week-end de propagande carniste par des élu·es ou ministres qui n'ont vraisemblablement jamais consulté les enquêtes produites depuis vingt ans, jamais utilisé un moteur de recherche ni lu une seule étiquette, les nutritionnistes sont catégoriques: un enfant n'a pas besoin de viande pour grandir et se développer correctement, il peut trouver ce qu'il lui faut de protéines animales (ou végétales) ailleurs.

Et tant mieux s'il découvre le poisson ou la betterave à la cantine parce que ses parents ne savent pas l'accommoder ou n'ont pas les moyens d'en acheter. Arc-boutés sur la viande, avec force démagogie, pour s'aligner sur une vision fantasmée d'un âge d'or saucisson-pinard ou d'une identité nationale monolithique, les responsables politiques oublient que le nerf de la guerre, c'est l'accès aux légumes frais.

Cinq fruits et légumes par jour, c'est du luxe

En 2017, d'après FranceAgriMer, les familles avec enfant (138 kg) ou bébé (124 kg) sont «sous-acheteuses» de fruits et légumes, tandis que les familles avec ados (181 kg) et les sexagénaires (217 kg) bambochent avec du navet boule d'or. Alors, forcément, les cinq fruits et légumes par jour recommandés par le PNNS, pas grand monde ne s'y conforme: 42% des adultes et seulement 23% des enfants, d'après une étude menée entre 2014 et 2016 par Santé publique France. Et, on l'a vu précédemment, ce sont les ménages favorisés les mieux lotis, puisque les enfants de cadres consomment 66 g de légumes par jour, contre 42 g pour les enfants d'ouvriers. Idem chez les ados: 97 g/j de légumes quand les parents sont cadres, 65 g/j chez les ouvriers.

Pourtant, «ça ne coûte pas si cher de bien manger», ânonnait en 2002 un entraîneur des Bleus qui devait toucher plusieurs SMIC par jour. Eh bien, si. Et le débat est tranché depuis belle lurette pour qui veut bien admettre que manger sain, c'est multifactoriel. D'abord, quand on n'a pas assez d'argent pour manger, on n'a pas assez d'argent pour manger sain. Le prix plancher d'une alimentation équilibrée, d'après les spécialistes, c'est 3,50 euros par jour et par adulte –pour faire trois repas, donc. Sans compter les enfants. En 2018, 8,8 millions de Français vivaient en dessous du seuil de pauvreté et n'avaient que 2,50 à 3 euros par jour pour se nourrir.

Si l'on favorisait l'accès du plus grand nombre aux légumes et que l'on dispensait une éducation alimentaire à tous les enfants scolarisés, on réglerait une partie du problème.

Il y a donc le coût, c'est d'ailleurs la priorité des ménages défavorisés. La junk food ou la bouffe industrielle, rapide et pas chère, c'est très tentant. Vous allez me dire qu'un kilo de carottes, ça coûte moins cher qu'un kilo de pizzas trois fromages. Mais un kilo de carottes ne nourrit pas comme un kilo de pizzas. Une calorie d'un plat transformé, ça coûte moins cher qu'une calorie de légumes frais. Il faut donc prendre en compte le coût-calorie. Il faut aussi avoir une cuisine, des plaques, un four, un micro-ondes, un frigo, des poêles, des plats... Du matériel dont ne disposent pas forcément les étudiants ou les personnes logées en hôtel social, par exemple. Et l'électricité, ça coûte cher. Préchauffer un four pour y faire cuire des lasagnes quarante-cinq minutes, laisser mijoter un plat pendant une heure, ça pèse sur la facture.

Sans oublier les connaissances, qui ne sont pas nécessairement l'apanage des bac +4: comment cuisiner un navet? On fait quoi avec des haricots rouges? Si mes parents ne m'ont jamais cuisiné ou servi de courgettes, je ne vais pas avoir le réflexe d'en acheter. Et puis, il y a le temps. Tout le monde n'a pas le privilège, après sa journée de travail, de potasser des livres de recettes, chercher des informations sur internet ou regarder des tutos sur YouTube. Si l'on favorisait déjà l'accès du plus grand nombre aux légumes (tout en garantissant une juste rémunération des producteurs, via du circuit court, par exemple) et que l'on dispensait une éducation alimentaire à tous les enfants scolarisés ainsi que des ateliers cuisine gratuits et ouverts aux plus démunis, on réglerait une partie du problème.

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Depuis novembre 2019 et la loi EGalim, votée sous Macron, rappelons-le, les cantines scolaires doivent servir un repas végétarien par semaine (qui peut donc contenir œufs et produits laitiers) «pour faire évoluer les pratiques alimentaires» et fournir «une alimentation saine, durable et accessible à tous». Dans les conclusions de son enquête participative sur la viande à la cantine, Greenpeace rappelait que chez les enfants jusqu'à 10 ans, les apports en protéines animales étaient deux à quatre fois plus élevés que les recommandations de l'Anses. Une surconsommation qui favoriserait l'obésité, déjà plus élevée chez les ménages à bas revenus.

Alors, qui est réellement pénalisé par ces repas sans viande dans les cantines? Les enfants ou Interbev, le lobby de la viande, qui propose des kits pédagogiques à destination des profs et intervient déjà gratuitement dans les écoles? Végétaliser l'assiette des enfants ou du moins la dé-bidocher, leur faire goûter des betteraves, leur montrer ce qu'on peut faire avec du riz et des pois chiches, c'est mettre toutes les chances de leur côté. C'est un pari sur l'avenir, pas pour en faire des lobbyistes vegans, mais pour leur apprendre à se nourrir et nourrir les autres.

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