France

Le retour du syndicalisme

et le décalage français.

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La journée de mobilisation du 19 mars fournira l'occasion aux organisations syndicales de souligner, une fois de plus, les insuffisances de l'accompagnement social de la crise. Comme lors de la précédente grève du 29 janvier, c'est de l'envergure de la mobilisation que dépendra l'ampleur des réponses gouvernementales. Unies pour l'occasion, les huit confédérations syndicales françaises, devenues les porte-voix du mécontentement populaire, jouissent ainsi d'un poids non négligeable sur la conduite des affaires du pays.

Cette influence est-elle durable ? C'est dans les périodes de crise grave, on le sait, que se dessinent les modèles de développement économique à venir. Le reagano-thatchérisme fut le produit de la stagflation des années 1970 comme le krach de 1929 engendra le New Deal et les politiques keynésiennes des trente glorieuses. Les restructurations industrielles en cours, l'évolution des modes de régulation financière, mais aussi la nature des relations sociales détermineront les formes de la croissance retrouvée. Quel rôle joueront les syndicats dans ce monde de demain ?

Le nouvel air du temps pro-syndical

Barack Obama, lui, a choisi son camp : « je ne considère pas le mouvement syndical comme une partie du problème. Pour moi, il est une partie de la solution ! Il est impossible d'avoir une classe moyenne forte sans un fort mouvement syndical ». Et d'annoncer des initiatives législatives visant à faciliter la syndicalisation dans les entreprises. Un changement de perspective radical pour les syndicats américains - même par rapport aux années Clinton où le mouvement ouvrier traditionnel était considéré comme l'expression de corporatismes dépassés, définitivement hors sujet en ces temps de montée en puissance de la nouvelle économie.

Il y a un an, dans "The Conscience of a Liberal" - livre-manifeste de la nouvelle pensée démocrate - le prix nobel d'économie Paul Krugman énonçait la nouvelle doctrine. Si les gains de productivité depuis 1973 avaient été partagés à égalité parmi la population active, le revenu médian, c'est-à-dire celui de l'Américain moyen, serait aujourd'hui supérieur d'un tiers au niveau de l'époque. Or, ce revenu a stagné, voire régressé tandis que les revenus des 0,1% les plus riches étaient multiplié par cinq et ceux des 0,01% les plus riches par sept. Pour Krugman, l'explication principale n'est pas à rechercher dans les effets du progrès technique ou de la mondialisation. Elle réside bien plus dans l'affaiblissement du pouvoir syndical aux Etats-Unis menée par le patronat dans les années 1970 et relayée par le gouvernement fédéral sous Reagan. Avant cette période, le « traité de Detroit » - du nom d'un accord conclu par General Motors en 1949 - garantissait la paix sociale en échange de l'alignement des salaires sur la productivité et de la limitation tacite des revenus des dirigeants et des cadres supérieurs.

La rémunération de ces derniers est aujourd'hui mise en cause à plus d'un titre : pour son rôle dans les bulles financières et sa contribution à la dérive du capitalisme, mais aussi pour cette « redistribution à l'envers » des gains de productivité au détriment des classes moyennes que dénonce Krugman. Pour lui, les riches d'aujourd'hui ne tirent plus leur fortune d'un patrimoine hérité mais bien davantage des revenus de leur travail (ou plus exactement, des divers suppléments de rémunération qui lui sont associés). Bien plus que le débat classique sur le partage salaires-profits - que les économistes s'accordent à considérer comme relativement stable au cours du temps, malgré des fluctuations que le syndicalisme peut influencer - il met en avant le rôle des inégalités de revenu. Il relève ainsi que les plus fortes hausses des inégalités de salaire dans le monde occidental se sont produites aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, deux pays où le nombre de syndiqués a considérablement diminué (de 30% en 1960 à 13% en 1999 pour le taux de syndicalisation américain).

Quel syndicalisme ?

Aux Etats-Unis, les sceptiques, côté républicain et patronal, ne manquent pas de se faire entendre. Les européens ne sont pas en reste, et même les gouvernements de gauche ont depuis longtemps cessé de faire des syndicats un élément central de leur stratégie. Ainsi le New Labour de Tony Blair et Gordon Brown s'est-il bien gardé de remettre en cause la législation héritée de Margaret Thatcher, qui a sérieusement écorné leurs moyens d'action et considérablement réduit leur poids dans la vie économique du pays. Il est vrai que le «Winter of Discontent» de 1978-79, explosion sauvage de corporatisme qui mit fin à vingt ans de laborieux efforts de maîtrise concertée de l'inflation, est resté dans toutes les mémoires. Résultat : le taux de syndicalisation est passé de 50% en 1980 à 29% en 2003 et seuls 36% des salariés britanniques sont aujourd'hui couverts par des conventions de branche (contre 80% dans les autres pays d'Europe de l'ouest).

Le syndicalisme peut-il permettre une croissance économique soutenable et moins inégalitaire ? Ne conduit-il au contraire qu'à favoriser une fuite en avant de revendications sectorielles irresponsables et à éroder la compétitivité des entreprises ?  Jusqu'au changement de cap amorcé par Krugman et Obama, il semblait exister un relatif consensus sur la deuxième position. Il existe pourtant un contre-exemple : celui des pays nordiques. En Suède - pays qui n'est pas celui du consensus social idyllique décrit parfois et qui n'a échappé ni aux crises économiques des années 1970 et 1990, ni à la vague idéologique néolibérale - le patronat et les syndicats sont finalement parvenus à un équilibre vertueux. Comme le montre l'universitaire Dimitris Tsarouhas dans une étude passionnante, les négociations salariales centralisées ont certes disparu, mais la confédération syndicale LO encadre étroitement les négociations de branche : pour éviter les excès, les revendications salariales sont alignées sur la productivité des secteurs les plus exposés à la mondialisation ; d'autre part, une place centrale est accordée à la solidarité entre les salariés qui se traduit notamment par une priorité accordée à l'augmentation des bas salaires. Cette politique porte ses fruits : le partage des revenus primaires (c'est-à-dire avant impôts) en Suède est le plus égalitaire parmi les pays de l'OCDE.

Si Krugman et Obama veulent s'appuyer sur le syndicalisme pour favoriser une croissance plus équitable, c'est sans doute vers le modèle suédois qu'ils doivent se tourner. Mais une telle politique de solidarité nécessite des syndicats représentatifs (76% des salariés suédois sont syndiqués) et unifiés dans une confédération suffisamment puissante pour imposer un fort niveau de coordination à ses composantes et faire accepter des efforts à certaines catégories, par exemple dans le secteur public. Elle doit aussi s'appuyer, contrairement au modèle britannique, sur la priorité donnée aux accords de branche sur les accords d'entreprise.

Le décalage français

Les huit confédérations syndicales françaises qui défileront le 19 mars ne rassemblent que 8% des salariés - dont une part disproportionnée de travailleurs du secteur public. La participation aux dernières élections prud'homales n'a pas dépassé 20%. Certes, la récente réforme de la représentativité favorisera la conclusion d'accords majoritaires dans les entreprises et dans les branches. Elle devrait aussi renforcer les deux seules centrales qui peuvent prétendre à une représentativité intersectorielle, la CGT et la CFDT. Mais elle consolide aussi un système de concurrence organisée entre plusieurs centrales syndicales composées d'un petit nombre de militants actifs qui se disputent des suffrages plus qu'ils n'organisent la représentation de leurs adhérents. Le primat désormais assumé de l'élection, donc de la compétition électorale entre confédérations, ne risque-t-il pas de favoriser la surenchère corporatiste ?

Le débat public français est loin des considérations aujourd'hui discutées aux Etats-Unis. Il est normal qu'en période de crise, la réponse à l'urgence prenne le pas sur les considérations de long terme. Mais comme en Grande-Bretagne, la question des inégalités est essentiellement abordée par le biais de la fiscalité et les réponses gouvernementales centrées sur la réduction de la pauvreté par des crédits d'impôt (comme le RSA). Cette focalisation, pour utile qu'elle soit, est sans doute insuffisante face aux aspirations légitimes des classes moyennes et à la nécessité de limiter les hauts revenus - sur lesquels un syndicalisme fort pourrait exercer l'effet modérateur mis en avant par Krugman. Pourtant, on n'entend ni les confédérations syndicales relancer le thème de l'unification du syndicalisme, ni le parti socialiste, qui entend incarner la social-démocratie à la française, énoncer de stratégie en la matière.

Dans ces conditions, la France pourrait passer à côté de l'hégémonie culturelle pro-syndicale qui pourrait bien caractériser les années d'après-crise. En 1934, dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci mettait en garde contre la dangereuse faiblesse des partis politiques français, « tous momifiés et anachroniques, documents historico-politiques des diverses phases de l'histoire française passée ». Ce constat sévère décrirait bien notre paysage syndical actuel.

Robert Landy

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