Société

Comment mange-t-on dans les prisons françaises et américaines?

Fournir aux détenus des repas adaptés à leurs exigences confessionnelles ou éthiques fait régulièrement débat. Pourtant, rien ne change.

Des détenus mangent leur déjeuner, à la prison d'Adelanto, en Californie, en 2013. | John Moore / Getty images North America via AFP
Des détenus mangent leur déjeuner, à la prison d'Adelanto, en Californie, en 2013. | John Moore / Getty images North America via AFP

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À l'occasion de l'attaque du Capitole le 6 janvier par des partisans extrémistes de Donald Trump, le monde découvrait le «QAnon Shaman», Jacob Chansley à l'état civil. Incarcéré à la prison de Washington D.C. peu après, il a fait une grève de la faim de neuf jours pour exiger de manger exclusivement de la nourriture bio, invoquant ses convictions spirituelles. La question de la pertinence de ses croyances importe peu, mais une autre se pose: comment les détenu·es mangent, selon leurs convictions religieuses et éthiques, en France et aux États-Unis?

 

Ce n'est pas une découverte, les détenu·es mangent mal et certains usent de stratégies pour y pallier. La journaliste Claire Levenson rapportait en 2016 qu'à la prison de Glenochil (Écosse) une centaine de prisonniers s'étaient «déclarés juifs pour obtenir des repas casher», supposant qu'ils étaient de meilleure qualité. Pour François Korber, un ancien détenu, qui s'est battu en 2010 pour plafonner les tarifs des produits cantinés, «les cantines sont un des symboles les plus forts de l'arbitraire carcéral».

Le «taulard en cuisine»

L'Observatoire international des prisons (OIP), une association qui veille au respect des droits en milieu carcéral, ne cesse de rappeler que la prison n'est pas un Club Med gratuit: «Certes, l'administration pénitentiaire distribue gratuitement deux repas et une collation par jour, mais les quantités sont parfois insuffisantes et la qualité de la nourriture médiocre et déficiente en produits frais. Pour tout complément, les détenus doivent faire des achats en “cantine”, une vente par correspondance gérée par l'administration de la prison. En outre, le frigo [est loué] 7,50 euros par mois.»

De nombreux proches de détenu·es transgressent alors l'interdiction de faire rentrer de la nourriture lors des visites. «À son dernier anniversaire, j'ai mis les petites pâtisseries orientales qu'il adore dans la ceinture de mon pantalon. C'était épais, ça collait, je n'étais pas à l'aise du tout. J'ai eu très peur que ça glisse pendant le trajet de ma voiture au parloir!» témoignait une mère de détenu à l'OIP.

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Dany, le «taulard en cuisine» derrière le compte Instagram Dany Hellz Kitchen, répondait au journaliste Pierre Longeray pour Vice à propos de la qualité de la gamelle: «C'est de la merde. Après, moi, la bouffe de la taule, si je dois la manger, je la mangerais. Mais, heureusement, j'ai des amis et une famille qui m'aiment [...] donc je reçois un peu de sous tous les mois, ce qui me permet de cantiner.»

Même si les moyens dont il dispose sont loin de la scène mythique des Affranchis, Dany redouble de créativité pour nourrir au mieux, lui-même et ses camarades de peine. «La bouffe, c'est un classique de la taule notamment parce que ça te permet de tenir niveau santé et te sentir bien. […] La bouffe, c'est aussi un marqueur de ton statut dans la prison. Celui qui a de la bouffe, c'est celui qui a de la thune.»

 

Or, beaucoup de détenu·es disposent de peu de ressources, leur famille ayant rarement les moyens financiers suffisants. Le travail en prison est aussi faiblement rémunéré: un minimum de 1,62€/heure en France, guère mieux aux États-Unis. De plus, il n'est pas accessible à tous. Ainsi, les personnes en quartier d'isolement, ou dans les couloirs de la mort aux États-Unis, ne peuvent que compter sur l'aide extérieure afin d'améliorer leur quotidien. Louer un frigo ou du matériel de cuisson n'est pas autorisé dans les prisons américaines, rendant quasi impossible de manger correctement.

Sigrid, fondatrice de Wire Of Hope, raconte les «portions minuscules et la bouillie» composant les plateaux repas. «En Floride, la règle dit qu'ils doivent avoir quinze minutes pour manger mais beaucoup de détenus se plaignent de n'avoir que deux ou trois minutes!» Le formulaire de cantine joint à sa réponse par mail révèle «qu'il n'y a pas de possibilité de commander de la nourriture saine, seulement des snacks et de la malbouffe».

A., détenu condamné à mort en Floride, décrit aussi des plateaux repas faits de petites portions, de nourriture détrempée ou même gâtée, et dit préférer oublier ce qu'il a pu entendre à propos de l'état de propreté des cuisines. Le condamné explique apprécier davantage les repas casher car «plus frais». Et il faut manger vite, entre les deux passages de la personne chargée d'apporter puis ramasser les plateaux déposés dans les cellules.

 

Distribution de nourriture, à la prison des Baumettes, à Marseille, en 2017. | Boris Horvat / AFP

Des plateaux sans porc ou sans viande

Un rapport du Sénat de 2000 décrivait «une nourriture de qualité très variable», selon les établissements pénitentiaires, en dépit de l'obligation légale de proposer «une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité et la quantité aux règles de la diététique et de l'hygiène, compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de la nature de leur travail, et, dans toute la mesure du possible, de leurs convictions philosophiques ou religieuses», de l'article D. 354 du code de procédure pénale.

Fournir des repas adaptés aux exigences confessionnelles ou éthiques fait régulièrement débat, comme le rapportait le Conseil d'État, le 10 février 2016, au sujet d'un détenu musulman du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier réclamant «des menus composés de viandes halal».

L'enquête de Claire de Galembert, Corinne Rostaing et Céline Béraud, Les sens du Halal: Une norme dans un marché mondial, publiée en 2015, souligne les difficultés techniques pour préparer des repas religieux. «Ce serait extrêmement compliqué dans tout le système de la chaîne alimentaire actuelle des établissements qui ne sont absolument pas conçus pour servir des repas qui obéissent à des rites confessionnels, halal ou casher. Nos cuisines ne sont absolument pas pensées pour segmenter de cette manière le service des repas.»

La nourriture ne doit jamais servir de punition.

Même problème pour les régimes végétariens et vegan, encore minoritaires en France. Un constat partagé par Michel Portos, chef cuisinier et consultant pour le groupe restaurateur Elior. «C'est une règle commune à toutes les collectivités, mais il est possible d'être flexible en proposant des plateaux sans porc ou sans viande.» Pour le reste, il y a les colis alimentaires et certains produits confessionnaux en cantine.

La nourriture ne doit jamais servir de punition, à l'image de la pratique du Nutraloaf, cette boule de nourriture servie dans des prisons amériaines, ou plus récemment des privations en représailles d'une émeute. Chaque personne a le droit d'accéder à des repas nourrissants et un minimum bons au goût, réalisés dans des conditions sanitaires strictes, et en adéquation avec ses choix religieux et éthiques.

Plutôt que de se scandaliser que Jacob Chansley ait obtenu via un rapport de force avec l'administration carcérale un régime exceptionnel bio correspondant à ses convictions, aussi surprenantes semblent-elles, il faudrait plutôt réserver son agacement pour les gamelles des autres détenu·es, qui méritent au moins autant d'attention.

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