Santé / Économie

Sanofi ou l'aveu d'échec de la politique industrielle française

Le président du groupe vient de livrer un réquisitoire involontaire contre la firme qu'il représente et entend défendre.

La recherche française s'est révélée stérile depuis vingt ans. | Nataliya Vaitkevich <a href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/main-porter-clinique-medecin-5863330/">via Pexels CC</a>
La recherche française s'est révélée stérile depuis vingt ans. | Nataliya Vaitkevich via Pexels CC

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Le président de Sanofi vient de livrer au Journal du dimanche une interview-plaidoyer, qui est un réquisitoire involontaire contre la firme qu'il représente et entend défendre. Son argumentation se déploie en quatre propositions.

Les critiques contre Sanofi sont injustifiées, l'entreprise a déployé face au Covid une stratégie faite de prudence et d'audace: prudence en choisissant de développer avec GSK un vaccin basé sur la technologie éprouvée de la protéine recombinante; audace avec Translate Bio, une start-up américaine chargée de développer un vaccin avec ARN messager. Les aléas de la recherche et plus encore de l'industrialisation font que Sanofi arrivera sur le marché avec quelques mois de retard sur ses concurrents. La faute à pas de chance, en somme.

La restructuration de la R&D en France avec les suppressions de postes annoncées ne sont que le résultat de la stérilité de la recherche en France et du redéploiement vers des spécialités et des localisations plus opportunes. Paul Hudson rappelle que la recherche française n'a pas fait de découvertes majeures depuis vingt ans malgré des investissements conséquents en R&D, Sanofi étant le premier groupe du CAC 40 par son effort de recherche.

Le soutien américain apporté à la solution vaccinale de Sanofi dans le cadre de l'opération Warp Speed est la preuve que la solution classique proposée a été considérée à un moment comme la plus sûre pour fournir rapidement et en abondance les doses nécessaires pour vacciner les États-Unis et la planète. La surprise est venue de la rapidité avec laquelle les start-up de l'ARN messager ont abouti à la sortie d'un vaccin très fiable.

La distribution de dividendes est la traduction de l'amélioration de la performance de Sanofi et un moyen de conserver la confiance des actionnaires, indispensable pour financer les recherches futures.

Mais à trop vouloir prouver on laisse échapper des pans de vérité qui ne plaident pas en faveur de Sanofi, de ses stratégies et de ses dirigeants.

Le problème Sanofi

Tout d'abord, Paul Hudson reconnaît que sa pharmacie est restée trop dépendante de filières chimiques et que la transition vers les biotechnologies, la génomique et la bioproduction ont été tardives. En matière vaccinale, son domaine d'excellence, il reconnaît avoir fait un choix conservateur. Pire encore, compte tenu de la nature de la pandémie et de la multiplication des variants, le choix de la solution disruptive était plus judicieux.

Ensuite, en termes de résultats, Sanofi combine le pire des deux mondes. S'il est vrai que les Big Pharma se désengagent des recherches disruptives et font ensuite leur marché auprès des start-up, Sanofi fait plus mal que Pfizer (allié a BioNTech) AstraZeneca (allié à Oxford) ou Bayer (allié à CureVac). En s'alliant avec Translate Bio après avoir considéré des partenariats avec BioNTech et CureVac, Sanofi a fait clairement les mauvais choix: incapacité à sortir un vaccin classique par ses propres moyens, incapacité à choisir le bon partenaire parmi les start-up en quête de partenaires parmi les grandes firmes pour l'industrialisation et la production.

Affirmer que le critère premier de distribution d'un vaccin est l'ampleur de l'aide versée par le gouvernement américain est pour le moins maladroit.

Enfin, en dénonçant les échecs de la recherche française et en s'exonérant des erreurs faites dans le développement de sa solution vaccinale, M. Hudson pointe les difficultés propres à une entreprise en restructuration permanente où le contrôle qualité laisse à désirer (le retard pris est dû à des antigènes sous-dosés qui ont réduit l'efficacité du vaccin, ce qui a contraint la firme à reformuler son vaccin et à relancer une nouvelle phase de tests) et où l'instabilité au sommet a conduit à de multiples virages stratégiques.

Pour ne citer qu'un exemple, l'échange de l'activité vaccins vétérinaires contre l'activité dans les génériques et les principes actifs avec Boehringer Ingelheim est aujourd'hui devenue moins stratégique.

Faut-il ajouter la touche de cynisme ajoutée par notre PDG qui dans le même mouvement justifie la généreuse distribution de dividendes au nom de la performance de la firme et le choix un moment évoqué de réserver la primeur du nouveau vaccin aux Américains qui avaient financé les essais précliniques dans le cadre de l'opération Warp Speed du président Trump?

Pour un ancien leader mondial du vaccin, héritier de Pasteur, qui affiche d'excellents résultats, affirmer que le critère premier de distribution d'un vaccin est l'ampleur de l'aide versée par le gouvernement américain est pour le moins maladroit.

Manifestation contre le projet de suppression d'emplois à Sanofi, à Vitry-sur-Seine, 4 février 2021. | Alain Jocard / AFP

Les dysfonctionnements de la recherche en santé

Si les déclarations de Paul Hudson sonnent comme un aveu d'échec pour Sanofi en matière de vaccins pour le Covid-19, elles n'en révèlent pas moins des éléments dysfonctionnels du système français de recherche en matière de santé.

La recherche française s'est révélée stérile depuis vingt ans, comme le note Hudson, malgré les investissements réalisés par la firme, la recherche publique, l'invention de l'ANR (et l'existence depuis 1983 du crédit impôt recherche). Pourquoi?

Premier constat: la recherche d'une entreprise pharmaceutique s'appuie électivement sur le tissu scientifique d'un pays. Historiquement, dans le cas de Sanofi, ce fut Paris ou Lyon. Or la base scientifique de l'entreprise, source de partenariats avec des laboratoires universitaires, a été transférée à Boston. C'est dans la recherche publique qu'on peut trouver les succès initiaux de Moderna (Boston), AstraZeneca (Oxford), BioNTech (U. Penn avec Katalin Karikó), quand l'effort de recherche français en matière de santé n'a cessé de décroître (-28% entre 2011 et 2018).

En votant avec ses pieds, Sanofi envoie un signal: la recherche publique française, sous-dotée, avec des chercheurs mal payés, un fonctionnement bureaucratique, des prudences excessives en génétique, a perdu de son attractivité.

Recherche de base, financement de start-up puis des essais cliniques, aide à la production… sur chacun des maillons de la chaîne le système français se révèle dysfonctionnel.

Effet collatéral de cette stratégie de désengagement, Sanofi n'a pas joué la croissance des start-up françaises: son grand partenariat a été américain avec Genzyme pour développer sa priorité stratégique, les maladies rares.

L'absence de relais par les entreprises pharmaceutiques à base française a exposé les start-up de l'Hexagone à la traversée de la vallée de la mort bien connue, à savoir l'absence de croissance pour des jeunes pousses qui avaient fait la preuve de leur concept grâce aux financements initiaux.

De ce point de vue, l'histoire de Valneva, start-up française spécialisée dans les vaccins, est éclairante. Après avoir émergé en France, l'entreprise nantaise a dû très vite se marier avec une entreprise autrichienne pour croître. La mise au point d'un vaccin anti-Covid et les besoins de financement afférents notamment pour les essais cliniques ne parviennent pas à capter l'attention des pouvoirs publics. Valneva est repérée par Boris Johnson qui accepte de financer les essais cliniques et une usine en Écosse en échange de l'exclusivité des premières productions de cette usine.

Recherche de base, financement de start-up puis des essais cliniques, aide à la production… sur chacun des maillons de la chaîne le système français se révèle dysfonctionnel. D'où la question rituelle: qu'est-il advenu du modèle français de politique industrielle?

Test de vaccins dans le laboratoire Sanofi à Val-de-Reuil, le 10 juillet 2020. | Joël Saget / AFP

Politique industrielle: un modèle en déshérence

Au commencement il y a Elf Aquitaine, entreprise pétrolière portée sur les fonds baptismaux par l'État qui entendait reconquérir son indépendance énergétique face aux Majors en cherchant et en trouvant du pétrole zone franc et qui, ayant réussi, entend se diversifier dans la pharmacie et l'activité beauté-parfumerie.

En 1973, Sanofi naît donc de cette volonté et l'entreprise est dotée de moyens pour faire des acquisitions et constituer un pôle significatif dans ce secteur. Les 500 millions de francs alloués à Sautier et Dehecq, les dirigeants historiques, vont permettre d'agréger des entreprises moyennes, leur évitant ainsi un rachat par des investisseurs étrangers, et de constituer progressivement un champion national qui doit trouver sa place aux côtés de l'autre champion, Rhône-Poulenc. Le problème, outre l'hétérogénéité du portefeuille ainsi constitué, est que nombre d'entreprises rachetées sont en fait des sous-traitantes d'entreprises étrangères.

Premier enseignement, la santé humaine, la pharmacie ne sont pas des priorités sectorielles pour les concepteurs de la politique industrielle et les auteurs des premiers plans qui visent plutôt l'autonomie stratégique en matière pétrolière, aéronautique, dans les télécommunications, le nucléaire, le ferroviaire, le spatial. C'est par raccroc que la santé rentre dans le champ du champion pétrolier!

En 1976, Elf rachète 35% de l'Institut Pasteur Production avant de monter à 51% en 1980 et de faire l'acquisition de Mérieux. Ce mouvement stratégique est d'une importance majeure et traduit bien la deuxième orientation de l'État après la consolidation: la constitution d'un relais industriel puissant pour les activités de l'Institut Pasteur notamment en matière de vaccins.

Le second enseignement est que le pôle vaccins de Sanofi a été conçu autour des activités de recherche de l'Institut Pasteur. L'originalité a consisté à séparer la recherche désintéressée (Institut Pasteur) et l'activité productive (Institut Pasteur Production). La seconde, lucrative, étant le débouché de la première qu'elle contribue à financer.

Sanofi poursuit sa croissance en rachetant Synthelabo au groupe L'Oréal (1999), puis se défait de son pôle Beauté ce qui lui permet de dégager des marges financières, et fait de premières acquisitions notamment aux États-Unis (Sterling Winthrop). Pas à pas se constitue un champion national dont les ambitions vont vite devenir internationales.

En l'absence de fonds de pension français, la multinationale française voit son capital progressivement contrôlé par des investisseurs étrangers ce qui la soumet à leurs normes de rentabilité.

Avec la privatisation de sa société mère en 1994, Sanofi largue les amarres: elle aspire à devenir une multinationale pharmaceutique, ce que l'on appelle une «Big Pharma». Au moment de sa privatisation, nulle préoccupation de politique industrielle ne se fait jour, ni pour l'activité pharmaceutique dans son ensemble, ni pour l'activité vaccinale en particulier. Tout se passe comme si la mission de l'État entrepreneur avait cessé avec la mise sur orbite d'Elf Aquitaine et de sa filiale Sanofi et qu'à partir de là, la politique de santé pouvait persévérer dans son être, à savoir la minimisation du coût du médicament pour préserver les équilibres de la Sécurité sociale et la compression des coûts de recherche pour soulager le budget public.

Laissée à elle-même, la Big Pharma française va poursuivre ses acquisitions avec Aventis, né de la fusion des activités pharmaceutiques de Rhône-Poulenc et de Hoechst, et réaménager constamment son portefeuille d'activités pour se spécialiser (cession de Merial, vaccins vétérinaires) et améliorer sa rentabilité. Au passage, comme nombre de ses homologues du CAC 40, Sanofi devient une entreprise française par le nom mais dont l'actionnariat est largement entre les mains des investisseurs institutionnels étrangers (40%).

L'internationalisation l'emporte

Troisième enseignement: passé le moment de la privatisation et de la formation d'un noyau dur français, la logique de croissance, d'acquisitions et d'internationalisation l'emporte. Et, en l'absence de fonds de pension français, la multinationale française voit son capital progressivement contrôlé par des investisseurs étrangers ce qui la soumet à leurs normes de rentabilité.

Dernière étape de cette quête permanente de la taille critique et de l'amélioration du cours de bourse, la filialisation et la cotation de son activité Principes actifs au moment où la France et l'Europe découvrent leur dépendance grandissante dans ce domaine et où les pénuries de médicaments alarment les opinions publiques qui en viennent à s'interroger sur les bienfaits de la mondialisation.

À défaut d'avoir su anticiper cette évolution, Emmanuel Macron tente en catastrophe de trouver une solution européenne ou à défaut nationale pour éviter que cette cession éventuelle n'aggrave le problème de la fourniture de médicaments en Europe.

Dernier enseignement, la multinationale émancipée à base française qui dans sa pratique avait largué les amarres avec son port d'attache depuis longtemps, comme dans un lapsus révèle son identité avec l'épisode du Covid puisqu'elle entendait réserver l'exclusivité du vaccin aux payeurs américains et s'apprêtait à se défaire de son activité Principes actifs au moment où son pays d'origine en affirmait le caractère stratégique.

Décrue continue de l'effort de recherche, absence d'engagement public en faveur des industries de santé, difficultés à construire des ponts durables entre recherche publique et innovation des start-up, absence de capital privé prêt à s'investir dans les entreprises industrielles risquées, conformisme des grandes firmes pharmaceutiques à base française… Telle est la réalité à laquelle renvoient Sanofi et la France aujourd'hui.

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