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Manger de la viande de gorille cultivée en laboratoire, est-ce éthique?

La science est sur le point de soustraire la mort et la souffrance des animaux des calculs moraux que nous effectuons devant notre assiette.

Manger des animaux sans les tuer est désormais envisageable. | Ingo Stiller <a href="https://unsplash.com/photos/VSlVU16qNnA">via Unsplash</a>
Manger des animaux sans les tuer est désormais envisageable. | Ingo Stiller via Unsplash

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En décembre, des millions de gens se sont réunis pour partager de bons repas en famille (on l'espère, en groupes plus réduits que d'habitude) et, pour beaucoup, la viande aura été le clou du spectacle. Dinde, pintade, jambon, bœuf, canard, chapon... autant de classiques des fêtes de fin d'années. Autant de plats terriblement ringards.

Depuis des années, la viande in vitro ou «cultivée» (c'est-à-dire produite en laboratoire à partir de cellules animales prélevées sur des spécimens vivants) est vue comme l'avenir de la consommation carnée. Elle permet de réduire bien des dégâts environnementaux causés par l'élevage conventionnel (cette affirmation ne fait cependant pas consensus) et évite toute souffrance animale. Avec l'autorisation début décembre à Singapour de la vente de viande de poulet cultivée, ce futur se fait aujourd'hui un peu plus présent.

La viande in vitro promet de dissocier deux activités inextricablement liées depuis les origines de l'humanité: pour manger de la viande, il a toujours fallu tuer des animaux. Mais avec le développement de la viande de laboratoire, ces activités gagnent leur indépendance et l'évaluation du caractère moral de chacune peut dès lors se faire de manière distincte.

Si manger des animaux sans les tuer est désormais envisageable, c'est tout un champ de possibles auparavant tabous qui s'ouvre à nous. Mais pourquoi s'arrêter au poulet? Pourquoi ne pas développer de la viande cultivée issue de tout un tas d'animaux exotiques? Le tigre pour Pâques? Le chimpanzé de Noël? La baleine bleue de l'Aïd el-Kebir? Et quid des animaux disparus comme le mammouth laineux, la tourte voyageuse ou le dodo? Grâce à des techniques scientifiques comme le clonage ou l'édition génomique, des chercheurs pourraient ramener ces espèces éteintes à la vie. Et nous permettre, dans les prochaines années, de suivre enfin un authentique régime paléo.

Mais partir du principe que tout problème moral lié à la consommation de viande provient de l'abattage des animaux est-il réellement sans risque? En supprimant la mort et la souffrance infligées à l'animal, le problème moral posé par la consommation de viande disparaît, n'est-ce pas? Pas nécessairement.

Le spécisme, la discrimination en fonction de l'espèce

L'argument éthique le plus important contre la consommation de viande animale nous vient du philosophe Peter Singer. Dans son très influent ouvrage de 1975, La Libération animale, Singer s'oppose à la consommation carnée parce qu'elle exige de faire souffrir des animaux et parce que, selon lui, nous devrions avoir la souffrance des animaux à cœur pour la même raison que nous importe la souffrance humaine.

Les animaux et les humains sont dotés de certaines capacités –de plaisir et de douleur– qui ont une importance morale. Par conséquent, les intérêts des animaux méritent une considération égale à ceux des humains.

Causer de la douleur à un chimpanzé, un poulet, un cochon d'Inde ou à un être humain est moralement mauvais pour la même raison: parce qu'il est mal de causer de la souffrance.

Ne pas leur offrir une telle considération est une marque de «spécisme», un terme inventé par Richard Ryder, défenseur des droits des animaux. À l'instar du sexisme et du racisme, désastreux parce qu'ils discriminent injustement en fonction du sexe ou de la race, le spécisme est mauvais parce qu'il discrimine injustement en fonction de l'espèce. Causer de la douleur à un chimpanzé, un poulet, un cochon d'Inde ou à un être humain est moralement mauvais pour la même raison: parce qu'il est mal de causer de la souffrance.

De l'argument de Singer, il découle que nous devrions être végétaliens, ou au moins végétariens, afin d'éviter de contribuer à la souffrance des animaux en les tuant pour leur viande. Mais dans la mesure où la viande in vitro ne provoque pas de souffrance animale, il semblerait qu'un «végétalien éthique» puisse parfaitement en manger.

Pourtant, si l'argument de Singer porte ostensiblement sur l'alimentation, le problème moral qu'il expose est la souffrance de l'animal (plus précisément, le non-respect de son «intérêt à ne pas souffrir») et non pas la consommation à proprement parler de l'animal.

Des nuggets à base de viande de poulet cultivée en laboratoire à Singapour, le 22 décembre 2020. | Nicholas Yeo / AFP

Et la viande humaine, alors?

Dès lors, selon Singer, il ne serait pas moralement blâmable de manger un veau (ou un gorille) tué par la foudre vu que nous ne serions pas responsables de sa souffrance. Ce qui n'est peut-être pas si surprenant en soi.

Les choses se gâtent avec une autre «viande exotique»: la viande humaine. Cela n'a rien d'une «modeste proposition» et nous n'avons pas non plus besoin d'attendre un gros orage. Nous pourrions tout simplement la produire en laboratoire.

Si l'on suit le point de vue de Singer, il n'y a rien de mal à manger une personne, à condition que cela ne lui cause aucune souffrance.

De fait, le Design Museum de Londres avait présenté en 2019 une collection de «steaks» fabriqués à partir de cellules humaines, une exposition-satire de la demande toujours croissante de produits carnés dans le monde. Si l'on suit le point de vue de Singer, il n'y a rien de mal à manger une personne, à condition que cela ne lui cause aucune souffrance.

 

L'histoire du cannibalisme est ancienne et complexe, à la fois comme pratique culturelle et comme ultime moyen de survie en période de famine. Le cannibalisme est tabou dans la plupart des cultures, ce qui a été à la fois attribué à la biologie et à la religion, et a servi à justifier l'expansion coloniale. Reste que le dégoût que peut susciter une pratique n'est pas en soi une raison de la juger immorale.

Savoir si le cannibalisme en soi est moralement condamnable –au-delà de la transgression du meurtre ou de la profanation d'un cadavre– n'est pas une question qui a beaucoup passionné les philosophes. Selon un argument, le cannibalisme serait irrespectueux de la valeur même des êtres humains, indépendamment des vies perdues qu'il peut causer. Dans cette optique, les capacités psychologiques uniques des humains sous-tendent une exigence de respect; le cannibalisme nie la signification de telles capacités et fait de la personne un objet à consommer.

Les animaux de compagnie, des «congénères»?

Un argument légèrement différent, de la philosophe Cora Diamond, est indépendant de ces capacités spécifiques. Pour Cora Diamond, si nous ne mangeons pas les gens, c'est parce qu'ils ne sont pas des choses «qui se mangent». Il n'en va pas d'une conséquence de la possession par les humains de certaines caractéristiques moralement pertinentes (par exemple, la capacité de souffrir).

Il s'agit plutôt d'un élément de ce qu'être un humain veut dire, selon la signification et l'usage les plus courants de ce terme. Agir autrement serait commettre une sorte d'erreur de catégorie –un peu comme la phrase «le nombre 2 est aigre». Les chiffres n'étant pas le genre de choses à avoir une saveur, ce propos relève d'une incompréhension fondamentale de la nature d'un chiffre (sauf cas de synesthésie).

En traitant une personne comme quelque chose qui se mange, il en va d'un malentendu fondamental sur ce qu'est une personne, et comment nous devrions nous comporter avec elle. De par la manière dont nous agissons avec les autres, nous façonnons notre appréhension de ce qu'est une personne.

De même, Diamond affirme que les «animaux de compagnie» ne doivent pas être mangés, et ce pour des raisons similaires. Les animaux de compagnie ont des prénoms, sont invités dans nos foyers et sont traités différemment d'autres animaux. Mais nous n'agissons pas de la sorte avec eux parce que nous admettons leurs intérêts, mais parce que notre comportement à leur égard fait partie de ce que signifie être un «animal de compagnie».

Diamond admet que traiter les animaux avec respect et compassion n'exclut pas nécessairement de les manger.

Tout comme nos relations avec nos animaux de compagnie expliquent pourquoi nous les traitons comme nous le faisons, Diamond propose de voir dans les autres animaux des «congénères», ce qui déterminera dès lors la manière dont nous nous comportons avec eux.

Selon elle, traiter les animaux comme des «congénères» nous empêche de les considérer comme de simples étapes dans la production de viande. Mais elle admet que traiter les animaux avec respect et compassion n'exclut pas nécessairement de les manger. Pour certaines personnes, manger un animal ayant eu une bonne vie et abattu sans cruauté signifie le traiter avec respect et compassion. Mais pour d'autres, le respect et la compassion interdisent de manger ses congénères.

Au centre, un échantillon de bœuf cultivé dans un laboratoire de l'université de Maastricht. | HO / Maastricht University / AFP

Une erreur de catégorie?

Comment, dès lors, appliquer les idées de Diamond à la question de la consommation de viande cultivée en laboratoire? D'une part, la viande in vitro n'est pas du genre à correspondre à un «congénère», que les cellules proviennent d'une vache, d'un poulet ou d'un kangourou.

Mais, de l'autre, on pourrait voir dans l'extraction de cellules d'un animal dans le but de produire de la viande un manque de respect et de compassion envers cet animal, peut-être ainsi subverti à nos propres fins. On peut donc envisager que, pour certaines personnes, leur relation avec leurs congénères exclue la consommation de viande de laboratoire.

Si quelqu'un a consenti à donner ses cellules pour la production de viande, rien ne dit que manger «sa» viande serait moralement mal.

Est-ce que la viande humaine in vitro resterait quelque chose «qui ne se mange pas»? À mon avis, pour répondre à cette question, il faut savoir jusqu'à quel point nous sommes disposés à étendre le concept de «personne». À l'évidence, de la viande humaine cultivée en laboratoire ne serait pas en soi une personne; donc nous n'avons pas besoin de la traiter comme telle. Mais fait-elle partie d'une personne? Je ne le pense pas non plus. Un membre, un organe ou tout autre partie de notre corps est plus qu'un simple amas de cellules, et fait partie de nous comme aucun amas de cellules.

Dès lors, si nous pensons que la viande humaine cultivée en laboratoire ne relève pas du concept de «personne», la considérer comme «quelque chose qui se mange» ne serait pas une erreur de catégorie. Si quelqu'un a consenti à donner ses cellules pour la production de viande (comme ce qui se passe avec la recherche médicale, par exemple), rien ne dit que manger «sa» viande serait moralement mal.

Bien sûr, la moralité de la consommation de viande in vitro n'est qu'un aspect de ce qui préside à nos actions. Même si manger ce genre de viande –animale ou autre– n'est pas, à proprement parler, immoral, nos décisions comportent d'autres facteurs –environnementaux, économiques ou encore culturels– entrant en ligne de compte. Si nos choix alimentaires ont probablement une composante morale plus importante que ce que nous voulons bien croire, cette dimension s'inscrit dans un contexte social et culturel plus large.

À tout le moins, la perspective de consommer de la viande cultivée en laboratoire devrait nous encourager à bien réfléchir à ce que nous choisissons de nous mettre sous la dent.

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