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Mes dix dernières années sont passées comme une flèche. J'ai engendré deux enfants, plusieurs bandes dessinées, je me suis installé dans le Vermont, j'ai acheté une maison et fondé dans un petit village de cheminots une école pour illustrateurs en deux ans. J'aurai 45 ans en octobre, et l'âge mûr venant je réalise avec horreur que la vie est bien trop courte et - d'un point de vue biologique en tout cas - que je suis sur la pente descendante.
«Tout va si vite», c'est l'un des clichés que l'on vous sert toute votre vie, mais aujourd'hui, quand un autre parent le case au milieu d'une conversation sur les joies et les peines de l'éducation des enfants, j'ai l'impression que c'est l'une des choses les plus émouvantes qu'il m'ait été donné d'entendre. La question qui me taraude en ce moment, c'est de savoir si tout va si vite parce que c'est une réalité de l'âge mûr, ou si c'est imputable à mon style de vie. Pour être plus précis, je commence à me demander si cette sensation n'est pas liée au temps que je passe devant mon ordinateur. Il arrive trop souvent que je m'installe pour envoyer un mail vite fait, et qu'au bout d'une heure je n'aie toujours pas décollé.
Ces dernières années, Internet est passé du statut de distraction à quelque chose de bien plus sinistre. Quand je suis loin de mon ordinateur, j'ai conscience d'être LOIN DE MON ORDINATEUR et j'essaie de trouver le moyen de RETOURNER DEVANT MON ORDINATEUR. J'ai essayé des stratégies diverses et variées pour limiter mon temps de connexion: laisser mon ordi portable à l'atelier quand je rentre à la maison, le laisser à la maison quand je vais à l'atelier, un moratoire le samedi. Rien n'a marché bien longtemps. De plus en plus d'heures de ma vie s'évaporent devant YouTube. D'accord, une addiction n'est pas considérée comme un échec moral, mais c'est pourtant bien l'impression que ça donne.
En tant que directeur d'une petite école, j'ai une foule de bonnes raisons de me connecter à Internet. Chaque jour, je communique avec des étudiants, le personnel, des artistes de passage, des membres du conseil d'administration et des anciens élèves. Je reste en contact avec des mécènes de l'école, des fondateurs et des élus dans le cadre du développement de l'école. Je travaille sur des bandes dessinées et des livres pour enfants avec des illustrateurs disséminés dans tout le pays.
Or, les communications essentielles par Internet ont cédé la place à des heures de vérification compulsive de mes mails et de surf sur la Toile. Internet a fait de moi l'esclave de mon propre orgueil: je vérifie le classement de mes œuvres sur Amazon toutes les heures, et je passe mon temps à chercher les commentaires et les discussions autour de mon travail. Et je suis l'équipe des Knicks tous les jours (c'est sans doute ma confession la plus douloureuse).
Il y a un mois, j'ai commencé à envisager sérieusement de passer un long moment sans me connecter. J'ai pesé le pour et le contre, et c'est le pour qui en est sorti vainqueur. Oui, je veux être plus présent quand je suis avec mes enfants, sans que l'envie de consulter mes mails ne me fasse trépigner d'impatience. Mais j'ai aussi besoin de récupérer du temps pour moi, pour lancer de nouveaux projets. Il y a deux ans, j'ai été membre de la MacDowell Colony, une retraite pour artistes, écrivains, compositeurs et autres créateurs. Le bâtiment principal était relié à Internet, mais ce n'était pas le cas des ateliers et pendant trois semaines j'ai travaillé sur Market Day, une bande dessinée, sans aucune interruption (on me déposait mon déjeuner à la porte dans un panier). Je suis parfaitement conscient qu'il m'est impossible, dans ma vie quotidienne, de reproduire ce cadre idéal qui m'a permis une concentration en continu, mais je peux certainement améliorer ma situation actuelle.
Autre raison de me déconnecter: reposer mon œil. Depuis mes trois opérations de la rétine au début des années 1990, je suis devenu borgne. Mon œil valide porte une lentille de contact, et rien que l'année passée j'ai dû, par deux fois, me faire prescrire une correction plus forte. L'année dernière, j'ai remarqué une tache bizarre dans mon champ de vision et je me suis convaincu que la rétine de mon œil valide avait aussi des problèmes. Le lendemain, j'ai foncé chez mon ophtalmologue. Finalement ce n'était rien de grave - une petite écorchure vite guérie - mais j'ai eu la peur de ma vie. Je veux perdre la vue en faisant des BD, pas en écumant les blogs.
Au départ, je voulais me passer d'Internet pendant un an, mais cela ne m'a pas paru faisable. Abandonner le Web signifie davantage de travail pour mes collègues et pour ma femme, Rachel. De la réservation de spectacles au paiement des factures, elle va avoir encore plus de boulot. L'organisation de deux semaines de vacances en famille en Californie cet été est une belle galère et la plus grande partie se fait sur Internet. J'espère que je pourrai me rattraper d'une autre manière. Rachel aime avoir le dernier mot dans nos choix de Netflix [service d'envoi de DVD à domicile] - quelque chose me dit que je vais devoir me farcir un paquet de mini-séries britanniques dans un avenir proche. Quatre mois m'ont semblé un bon compromis - c'est assez long pour me sevrer de ma cyberdrogue, mais pas trop, ce qui évitera que ma femme ne demande le divorce. J'espère que mes enfants ne m'en voudront pas trop que je ne puisse plus les aider à se connecter à Moshimonsters.com.
Quand l'optimisme me gagne, j'imagine que tout ce temps passé ailleurs que sur le Net sera consacré à m'investir auprès de mes enfants, noircir mes carnets de croquis, ranger le placard à Tupperware et enfin terminer cette biographie de Sabbatai Zevi qui prend la poussière depuis des lustres sur ma table de nuit. Mais quand l'hypoglycémie gouverne mon humeur, je m'imagine dans une grande solitude et en manque de ces petits shoots que mes centaines de mails et recherches sur Google m'apportent au quotidien.
Alors me voilà, à deux jours de mon exil, horriblement angoissé. Je suis sûrement en train de faire une grosse bêtise. Vendredi, quelqu'un viendra changer les mots de passe de mon ordinateur pour bloquer tout accès à Internet. J'aurai encore mon téléphone portable, Mais je ne l'utiliserai pas pour recevoir des mails ni même pour envoyer des textos. Je sais qu'un retour à l'ère d'avant Internet est impossible, mais je veux juste avancer un petit peu plus doucement.
Je ferai de mon mieux pour illustrer cette expérience de l'extrême avec des mots et des images. Comme ça, même si je ne suis pas plus avancé dans quatre mois, au moins j'aurai un paquet de dessins pour compenser. Et au cours des quatre prochains mois, je décrirai ma vie sans Web en mots et en images dans Slate avec un billet tous les quinze jours. L'ironie de blogger sur le fait de ne pas être connecté ne m'échappe pas.
J'adorerais lire les commentaires des lecteurs, mais naturellement, cela me sera impossible à moins que vous ne me les envoyiez par la poste.
James Sturm.Traduit par Bérengère Viennot.
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