Société / Économie

La crise sanitaire est-elle propice aux réorientations professionnelles?

Le Covid vient interroger la notion de sens du travail, nourrissant des envies d'ailleurs. Mais à l'heure de tous les bouleversements, peut-on aisément changer de vie?

<em>«Il est certain que ce n'est pas le moment idéal pour tout envoyer balader.» </em>| Yasmina H <a href="https://unsplash.com/photos/p8DjPfqEhW0">via Unsplash</a>
«Il est certain que ce n'est pas le moment idéal pour tout envoyer balader.» | Yasmina H via Unsplash

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Parce que travailler n'est pas seulement gagner sa vie, de nombreux salariés souffrent d'exercer des métiers qu'ils jugent inutiles ou vides de sens. Parmi eux, beaucoup aspirent à des professions plus proches de leurs valeurs. Une utopie? Plutôt une nécessité, selon Catherine Mieg, psychanalyste et clinicienne du travail, autrice de l'ouvrage J'ai mal au travail–Parcours en quête de sens, publié en 2019. «Pour être vecteur d'épanouissement, le travail doit résonner avec le fonctionnement propre à chaque individu. Il agit comme une véritable boussole identitaire.»

Avec la pandémie qui sévit depuis plusieurs mois, les interrogations sur un possible monde d'après ont laissé place à d'intenses quêtes de sens. Confinements, télétravail et diminution des relations sociales sont venus bousculer les routines autrefois bien huilées, entrouvrant de nouveaux champs de réflexion sur la valeur que chacun accorde à son travail.

«Avec la crise, j'ai réalisé qu'il m'était impossible de mesurer la portée de mes actions au travail, analyse Théo, 26 ans, chargé de communication. J'ai l'impression de n'être qu'un rouage de plus dans la machine économique, de n'exploiter qu'une infime partie de mes capacités, intellectuelles comme manuelles.»

Plutôt que communiquant, Théo se rêve cuisinier, «pour revenir à des gestes concrets, des résultats palpables et plus d'interactions humaines au quotidien. Ça me permettrait de me sentir utile, de savoir pourquoi je me lève le matin.»

À la recherche de l'équilibre perdu

Toutefois, ces quêtes de sens au travail ne datent pas d'aujourd'hui. Elles reflètent une tendance datant des années 1980, qui ont vu disparaître la notion de collectif dans le travail.

«Les débuts du capitalisme financier ont conduit à une individualisation des tâches et à une évaluation perpétuelle de la performance, explique Catherine Mieg. Ce système nourrit la compétition entre collaborateurs et dédouane l'entreprise de sa responsabilité d'accompagnement des salariés sur le long terme.»

Une évolution qui a poussé les entreprises à privilégier le retour immédiat sur investissement en négligeant la notion d'épanouissement au travail. «Il y a un décalage perpétuel entre les attentes de l'entreprise, qui table sur 100% de réussite de la part des salariés, et ce qui est réalisable, poursuit la psychanalyste. Cet écart induit une mise en échec des travailleurs quasiment inévitable. Dans ce schéma, leur besoin d'être formés et valorisés sur les plans individuel comme collectif est relégué au second plan.»

« Je me sens inutile, je m'ennuie énormément.»
Mélodie, 32 ans

Albert*, 28 ans, graphiste en agence de publicité, n'a pas attendu la pandémie pour être taraudé par ces questions. «J'aime mon métier, mais je supporte mal que mes missions n'aient d'autre objectif que le simple profit financier. Je suis révolté que ma créativité, mon temps, mon énergie soient mis au service d'un système dont je ne partage pas les valeurs.»

Un mal-être partagé par Mélodie, 32 ans. «Mes missions sont répétitives, me laissent peu de marge de manœuvre et ne mobilisent qu'une partie très réduite de mes compétences. Je me sens inutile, je m'ennuie énormément», déplore cette assistante de direction dans la fonction publique.

Patience et longueur de temps

En décembre 2019, alors en visite dans sa ville natale, Mélodie a eu un déclic. «J'étais avec mes enfants dans une aire de jeux d'intérieur et l'idée m'est venue de monter un projet similaire avec mon mari. Plutôt que de passer mes journées coincée derrière un bureau, je me suis prise à imaginer un quotidien centré sur les échanges humains, qui me permettrait d'être près de mes proches.» Trois mois plus tard, le premier confinement était annoncé, mettant le projet de Mélodie en suspens pour une durée indéterminée.

Paradoxalement, la crise sanitaire a confirmé autant que freiné les désirs de changement de cap. «Nous vivons une période de récession sans précédent qui voit les inégalités sociales se creuser, explique Cecilia Garcia-Peñalosa, économiste, chercheuse au CNRS, à l'EHESS et à l'université Aix-Marseille. Les opportunités professionnelles diminuent, le taux de chômage a bondi au cours de l'année 2020, ce qui n'encourage pas vraiment les pas de côté. Il est certain que ce n'est pas le moment idéal pour tout envoyer balader.»

«Bouger, c'est toujours prendre un risque, mais en ce moment, le risque est démultiplié.»
Catherine Mieg, psychanalyste

Une situation qui incite à jouer la carte de la prudence, comme le confirme Catherine Mieg: «Bouger, c'est toujours prendre un risque, mais en ce moment, le risque est démultiplié. On aurait donc plutôt tendance à conseiller aux travailleurs de ne pas se mettre en difficulté en se lançant dans de nouveaux projets qui pourraient les fragiliser davantage.»

Théo pensait s'inscrire en CAP cuisine à la rentrée 2021. Il y a renoncé. «Tant qu'on nage dans l'inconnu, je préfère persévérer dans mon domaine. J'essaie de rester pragmatique et patient.» Mélodie aussi a choisi de rester à son poste en attendant que la situation évolue.

«Mon mari est en formation donc je ne peux pas quitter mon job maintenant. Et puis, personne ne comprendrait que j'abandonne cet emploi confortable en pleine crise! En attendant, j'essaie de trouver d'autres sources d'épanouissement. Pour le reste, on verra plus tard...»

Se réinventer dans la crise

La peur du chômage, de la précarité ou de l'inactivité sont de puissants obstacles à la volonté d'amorcer des changements professionnels. «On dit beaucoup que quitter son emploi en ce moment est une folie alors pour l'instant, je reste à mon poste, explique Albert. Mais si rien ne change dans les prochains mois, je rentrerai dans ma ville natale et me lancerai à mon compte, même si c'est risqué. La crise a renforcé mes certitudes sur ce que je veux... Et surtout sur ce que je ne veux plus.»

Malgré l'atmosphère de confusion ambiante, on peut aussi voir la situation comme l'occasion d'amorcer de nouvelles dynamiques intérieures. «Les individus et l'économie sont en train d'évoluer. Le choc provoqué par les périodes de crise peut aussi générer de nouvelles sources de créativité qui permettront de construire le monde de demain», précise Cecilia Garcia-Peñalosa.

De petits espaces d'insoumission peuvent ainsi éclore. Même si son projet est remis à plus tard, Théo est convaincu que sa récente prise de conscience constitue un changement profondément positif. La crise lui aura permis de s'extraire des constructions sociales qui présentent les emplois cadres comme étant supérieurs aux métiers de l'artisanat. Pour l'heure, il économise pour financer sa future formation et attend des jours meilleurs.

«Dessiner un ailleurs, c'est le meilleur moyen de retrouver du sens à sa manière, indique Catherine Mieg. Penser un avenir autre redonne de la perspective, permet de relativiser sa situation actuelle en s'autorisant à agir, voire à contester. Contester, c'est déjà retrouver le chemin de la liberté.»

*Le prénom a été changé.

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