Politique / Société

Faut-il dissoudre Génération identitaire?

La conformité au droit d'une telle dissolution et l'identité du groupe doivent êtres étudiées. Sans compter que par le passé, c'est grâce à ce procédé que des militants ont pu contraindre leur milieu à accepter une modernisation.

Manifestation «contre l'islamisme» à l'appel de Génération identitaire le 17 novembre 2019 à Paris. | Philippe Lopez / AFP
Manifestation «contre l'islamisme» à l'appel de Génération identitaire le 17 novembre 2019 à Paris. | Philippe Lopez / AFP

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Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a annoncé ce 26 janvier que ses services travaillent à une possible dissolution de Génération identitaire. Le mouvement a marqué l'actualité de la semaine précédente, à la fois par une opération symbolique de contrôle de la frontière, et par l'invitation d'une de ses jeunes porte-paroles dans une émission de prime time. Néanmoins, tant au vu de l'actuelle situation de la nébuleuse d'extrême droite que de l'histoire du droit de dissolution, que penser d'une telle initiative? Trois questions se posent.

Est-ce conforme au droit?

Le code de sécurité intérieure, sur la base de la loi du 10 janvier 1936, permet à l'État de dissoudre des mouvements politiques. Cette réglementation n'est contestée aujourd'hui par aucun parti, du Rassemblement national à La France insoumise. Mieux: elle constitue un socle démocratique et pérenne pour éviter les manipulations du terme «radicalité». La radicalité n'est pas une option politique contraire à la nôtre: elle est ce qui, depuis près d'un siècle, est condamnable selon la norme juridique et le consensus démocratique.

Les décisions de dissolution doivent être motivées et les groupes visés peuvent les contester devant le Conseil d'État. À diverses reprises, celui-ci a annulé des interdictions: par exemple à propos de formations trotskystes dissoutes en 1968 sans que l'État n'ait prouvé en aucune façon qu'elles avaient un lien quelconque avec les événements de mai; de l'autre côté de l'échiquier politique, quand le gouvernement décida une vague de dissolutions en 2013 après la mort du jeune Clément Méric, c'est tout à fait à raison que le Conseil d'État annula la dissolution d'une structure qui n'avait aucun rapport ni de près ni de loin avec l'affaire.

Les motifs de dissolution peuvent être de deux ordres: soit les actions (manifestations armées, organisation paramilitaire, liens avec une entreprise terroriste), soit les idées (incitation à la haine, à la discrimination, atteinte à la forme républicaine de gouvernement, exaltation de la Collaboration).

On note aisément que diverses de ces raisons ont à voir avec l'extrême droite. Il est vrai que le texte initial, en 1936, était le fruit d'une volonté de moderniser l'appareil répressif à la suite de l'émeute du 6 février 1934. La première mouture de la loi était tellement de circonstance qu'elle listait nommément les groupes à dissoudre. Les débats à la Chambre furent enflammés, face au risque de dérive liberticide du dispositif. Le texte est ensuite entré dans les usages et a été plusieurs fois complété.

Sous la Cinquième République, le premier groupe dissout était justement une formation néofasciste. Si on observe le bilan des dissolutions à cette heure en y soustrayant les associations locales islamistes pour ne conserver que les mouvements politiques (extrême gauche, extrême droite, séparatismes régionaux), l'extrême droite représente 53% des dissolutions.

Qui est Génération identitaire?

Génération identitaire provient de manière indirecte du mouvement Unité radicale, dissout en 2002 dans la foulée de la tentative d'assassinat du président Chirac par l'un de ses jeunes militants. Les cadres d'Unité radicale en ont profité pour réaliser une transformation en profondeur de leur milieu. Ils ont abandonné les références fascistes, l'apologie de la violence, l'antisionisme radical, pour se repositionner sur le rejet de l'immigration et de l'islam d'un côté et, de l'autre, l'exaltation de la fierté ethnique et culturelle que les Européens devraient retrouver.

Une première formation, les Jeunesses identitaires, a été menacée judiciairement pour «reconstitution de ligue dissoute». Au vu de ses profondes mutations idéologiques, on peinait pourtant à considérer rationnellement que les Jeunesses identitaires soient la poursuite d'Unité radicale, adoptant ainsi des positions absolument inverses quant au conflit israélo-palestinien ou abandonnant la nostalgie des régimes fascistes.

Si les identitaires ont toujours travaillé sous la forme d'une nébuleuse, leur nouvelle organisation de jeunesse, Génération identitaire, est progressivement devenue le vaisseau amiral du milieu. Elle a même su s'exporter et compte désormais des organisations dans une dizaine de pays européens.

Dissoudre les radicaux des deux bords est un moyen de faire passer la chose comme équilibrée aux modérés de chaque côté.

Le succès de Génération identitaire s'explique par deux raisons. Tout d'abord, la demande sociale islamophobe: l'islamophobie est devenue un produit culturel important des sociétés européennes, plus encore après les attentats de 2015.

Ensuite, Génération identitaire a su rompre avec les codes de la radicalité. Ici, on ne joue pas le camp des vaincus, des réprouvés, il ne s'agit pas de quatre jeunes hommes placardant de nuit un autocollant frappé de la croix celtique. Les militants s'affichent au grand jour, les femmes sont mises à l'honneur. Bien loin de toute référence au fascisme, on dit défendre les libertés qui seraient menacées par l'islam.

Le principe d'action des identitaires est toujours établi par une analogie avec la formation écologiste Greenpeace. L'idée est qu'un activisme pacifique bien médiatisé peut ne mobiliser que quelques personnes mais poser un débat national et pénétrer les agendas politiques. C'est ainsi que les montées des militants de Greenpeace sur le toit des centrales nucléaires pour y déployer une banderole ont été reconverties en action sur le toit du chantier de la mosquée de Poitiers –action où la violence est sublimée mais qui néanmoins comptait quelques individus fichés S parmi ses acteurs.

Est-ce une bonne idée?

On l'aura saisi: les idées de Génération identitaire sont plus aisées à poursuivre que ses actes. Certes, on peut arguer que l'opération récente dans les Pyrénées, en visant à se substituer aux forces de l'ordre, tombe sous le coup de la loi. Cependant, la cour d'appel de Grenoble a très récemment relaxé les militants de Génération identitaire poursuivis pour cette même raison, pour une opération antérieure et de bien plus grande envergure dans les Alpes.

Reste donc avant tout l'idéologie. La partie est moins facile pour Gérald Darmanin qui chasse sur des terres très à droite, tant le rejet de la société multiethnique et l'islamophobie se sont massifiés dans l'opinion. Il peut certes y trouver un équilibre politique. En matière de dissolution, ce n'est pas le macronisme qui a inventé le «en même temps». En 1973, le gouvernement avait dissous conjointement la trotskiste Ligue communiste et le néofasciste Ordre nouveau: dissoudre les radicaux des deux bords est un moyen de faire passer la chose comme équilibrée aux modérés de chaque côté.

Après la série de dissolutions visant des associations présentées comme islamistes par les pouvoirs publics, dissoudre une organisation islamophobe et anti-migrants serait un moyen de se recentrer sur l'image de loi et d'ordre, tout en adressant un signe à l'électorat de gauche quant aux différences entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron –qui aura besoin que ses électeurs se mobilisent lors d'un potentiel second tour contre sa rivale.

Si, à la suite des dissolutions, certains militants reprennent une activité politique intégrée aux normes du débat, d'autres se radicalisent.

Demeurent un écueil et une possibilité.

Premièrement, on ne dissout ni les hommes ni les idées, et les personnes peuvent toujours investir des structures existantes ou en créer de nouvelles[1]. Or, en la matière, le bilan des dissolutions n'est pas toujours fameux. Le politiste Xavier Crettiez l'a bien montré à propos du cas corse: après la dissolution du Front patriotique corse de libération et de Ghjustizia Paolina en 1974, la concurrence entre les nouveaux groupes a engendré quatre fois plus d'attentats nationalistes corses en 1974 et 1975 que lors de la décennie précédente. On l'a dit à propos d'Unité radicale: sa dissolution a mené ses anciens cadres à choisir de sublimer la violence par l'activisme publicitaire.

Autrement dit: c'est grâce à la dissolution qu'ils ont pu contraindre leur milieu à accepter une modernisation. Mais plusieurs des anciens membres de l'organisation dissoute ont été arrêtés par les services de sécurité alors qu'ils préparaient chacun des attentats.

En somme, si, à la suite des dissolutions, certains militants reprennent une activité politique intégrée aux normes du débat, d'autres se radicalisent. Le milieu étant particulièrement agité par des thèses de passage à la violence interethnique et des fantasmes de guerre raciale, dissoudre l'organisation qui surfe sur ces thématiques pour les insérer dans des actions non-violentes revient à prendre le risque de voir certains militants se dire que l'action légale et pacifique ne sert à rien, donc préférer se convertir à la violence croissante du nationalisme blanc.

Deuxièmement, à dissoudre une fois les uns, une fois les autres, on n'obtient pas pour autant une stratégie de maintien de l'ordre. Le projet de loi jadis dit «contre les séparatismes» est désormais devant l'Assemblée nationale. Or, il ne reprend aucune des propositions que la commission d'enquête parlementaire sur les groupuscules radicaux d'extrême droite avait formulées.

Pourtant, certaines propositions méritaient d'autant plus d'attention qu'elles visaient toutes les radicalités, des djihadistes aux suprémacistes blancs. Entre autres, était proposée la création d'une véritable analyse annuelle des militants radicaux potentiellement violents, en adaptant le modèle allemand en la matière. Ce sont des instruments qui, s'ils avaient été mis en place, auraient permis au gouvernement de pouvoir légitimer directement les dissolutions récentes et à venir si elles étaient fondées en droit; aux oppositions, alors, de les critiquer si la démonstration n'en était pas faite. Autrement dit, si la posture «un fait-divers, une loi» n'a pas constitué une politique de sécurité convaincante avec Nicolas Sarkozy, son pendant «un problème, une dissolution» ne saurait suffire aujourd'hui.

 

1 — Voir le dossier sur les mouvements d'extrême droite en France consacré par l'hebdomadaire Le 1, à partir de ce mercredi 27 janvier dans les kiosques. Retourner à l'article

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