Société

Quelles réponses peut apporter la justice pour lutter contre les violences sexuelles sur mineurs?

Interdiction absolue de tout acte sexuel entre majeur et mineur de moins de 13 ans, ajout du terme «pédocriminel» au code pénal ou encore imprescriptibilité sont des pistes à l'étude.

Exemplaires de code pénal photographiés le 30 juin 2017 à Quimper (Finistère). | Fred Tanneau / AFP
Exemplaires de code pénal photographiés le 30 juin 2017 à Quimper (Finistère). | Fred Tanneau / AFP

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Les lignes bougent. À la suite de la parution de La Familia grande, les hashtags #Metooinceste se sont multipliés sur Twitter pour dénoncer les violences sexuelles subies dans le cadre familial. En faisant état dans son livre des viols et attouchements dont son frère jumeau lui a confié avoir été victime vers 13 ans par son beau-père, le politologue et ancien eurodéputé Olivier Duhamel, Camille Kouchner a mis en lumière un problème de société sur lequel la justice et le législateur vont devoir se pencher.

Pour beaucoup de militants, mieux protéger les enfants de l'inceste et des violences sexuelles passe nécessairement par une consolidation de la législation en place, estimée largement perfectible. «Ce sont des questions que l'on ne se pose pas depuis si longtemps», rappelle Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny. «Dans le passé, on n'en parlait pas. J'en suis un témoin vivant. En 1983, j'étais chargé d'écrire une circulaire sur les enfants maltraités et mon directeur d'administration me disait qu'il ne fallait pas parler d'inceste. On avait identifié le problème mais le débat public n'était pas encore mûr faute de réponses concrètes à avancer.»

En 1998, la loi relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs entraîne, d'après le magistrat, «une remobilisation sur ce sujet». Le texte apporte son lot de changements: aggravation des peines pour les infractions sexuelles contre les mineurs de moins de 15 ans, prise en charge totale des soins consécutifs à l'agression, suivi socio-judiciaire, injonctions de soins...

Vingt-trois ans plus tard, plusieurs textes sont venus compléter cette loi, sans pour autant que les mots «pédophile» et «pédocriminel» ne soient inscrits au code pénal. Cette absence interroge, mais pose-t-elle problème? «Non», répond Cécile Naze-Teulie. Avocate spécialisée dans le droit de la famille, elle ne voit pas l'intérêt de les introduire dans le droit pénal: «Ça ne servirait à rien de rajouter ces termes. D'une part, il n'est pas nécessaire de faire un chapitre sur la pédocriminalité, puisqu'il existe déjà des circonstances aggravantes pour viol sur mineur de moins de 15 ans. D'autre part, le terme pédophile renvoie à une paraphilie. Tant qu'il n'y a pas de passage à l'acte ou de détention de vidéos pédopornographiques, ce n'est pas délictuel.»

Contourner la notion de viol

Comment protéger les enfants? La question avait déjà été posée en 2018, mais la réponse apportée par la loi Schiappa avait largement déçu. Alors que l'ancienne secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes avait déclaré à La Croix vouloir «inscrire clairement dans la loi qu'en deçà d'un âge –qui reste à définir–, il ne peut même pas y avoir de débat sur le fait de savoir si l'enfant est ou non consentant», son projet de loi ne faisait finalement aucune mention de ce seuil. Pire, à la suite de l'adoption de cette loi, de nombreux militants ont signé une tribune assassine dans le Journal du dimanche pour dénoncer une mesure qui ne «protégera pas mieux les enfants».

Deux ans et demi après la loi Schiappa, deux nouvelles propositions de lois sont déjà sur la table. L'une d'entre elles est défendue par Annick Billon, sénatrice centriste, et l'autre par Isabelle Santiago, députée socialiste. Les deux textes visent à entériner l'interdiction absolue de tout acte sexuel entre une personne majeure et un mineur d'un certain âge. Comment déterminer ce dernier? Annick Billon définit un seuil à partir de 13 ans, alors qu'Isabelle Santiago propose 15 ans et 18 ans pour les atteintes sexuelles dans le cercle familial.

«Dans les tribunaux, le débat sur le consentement va devenir celui de l'âge, illustre Jean-Pierre Rosenczveig. La personne inculpée va dire: “J'ai cru qu'elle avait 18 ans.” Le jury peut alors expliquer qu'il est possible que la personne se soit trompée. Il va être facile de soutenir qu'un gamin ou une gamine de 14 ans et demi en paraissait 18, surtout que les affaires sont parfois jugées des années après. Si on choisit le seuil en dessous de 13 ans, ça n'arrivera pas. Donc en suivant cet argument stratégique je suis pour 13 ans, alors que je suis plutôt enclin à ce que l'on opte pour 15 ans.»

«Certains militants veulent rester sur le concept de viol. La difficulté, c'est qu'en matière de viol, il faut prouver avec certitude l'absence de consentement.»
Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny

Le texte d'Annick Billon déterminant un seuil à 13 ans a été adopté à l'unanimité par le Sénat jeudi 21 janvier. Aussitôt adopté, aussitôt décrié par une partie des activistes, comme Homayra Sellier. Dans une vidéo diffusée par Period, la verticale féministe de Loopsider, la présidente de l'association Innocence en danger alerte: «Si on met 13 ans, les victimes comme Vanessa Spingora, comme Victor Kouchner, comme Julie qui a été violée par les pompiers [tous 14 ans au moment des faits, ndlr]... Ces victimes-là vont passer à la trappe!» Les réactions suscitées par ce vote, notamment sur les réseau sociaux, laissent penser que la proposition d'Isabelle Santiago, examinée par l'Assemblée nationale le 18 février prochain, pourrait obtenir un meilleur accueil.

Malgré cette différence, les deux textes ont un but commun: évacuer l'idée que l'enfant pourrait consentir à des relations sexuelles avec un adulte et éviter que les procès ne tournent autour de la notion de consentement. L'important ne serait plus le consentement, souvent difficile à déterminer pour les tribunaux, mais le fait d'avoir eu un acte sexuel avec un mineur de moins de 13 ou 15 ans. «Ça évite de se demander s'il ou si elle était d'accord. Pour un enfant, il faut quelque chose de très carré. On ne parlerait plus de viol, mais de violence sexuelle sur mineur. Certains militants veulent rester sur le concept de viol. Mais la difficulté, c'est qu'en matière de viol, il faut prouver avec certitude l'absence de consentement», ajoute l'ancien magistrat.

Prescription ou imprescriptibilité?

Un an avant ces deux propositions de loi, Vanessa Springora fait part des relations sexuelles qu'elle a eues à 14 ans avec Gabriel Matzneff, alors 49 ans, dans un livre qui fait l'effet d'une bombe: Le Consentement. Elle y évoque ses difficultés à se reconnaître en tant que victime: «Comment admettre qu'on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant? Quand, en l'occurrence, on a ressenti du désir pour cet adulte qui s'est empressé d'en profiter?»

Le législateur pourrait remédier à cette interrogation, mais un débat persiste: faut-il rendre imprescriptibles les violences sexuelles sur enfants? La loi Schiappa avait allongé le délai de prescription de l'action publique, en le portant de vingt à trente années à partir de la majorité de la victime. Mais face à la difficulté de rompre le silence, des observateurs réclament d'aller plus loin. Jusqu'à rendre les atteintes sexuelles imprescriptibles? Jean-Pierre Rosenczveig espère que le débat va s'ouvrir: «Je pense que cette question mérite d'être posée. On ne peut pas dire à l'opinion qu'un potentiel criminel se réfugie derrière le fait qu'on ne peut plus le poursuivre car l'affaire est trop vieille. Il y a des arguments pour l'imprescriptibilité, donc débattons. Par exemple, l'ADN peut être détecté pendant plus longtemps.»

«Il faut rappeler que la justice n'est pas là pour le bien-être, mais pour juger. Et en matière de santé, le soin apporté n'est pas prescriptible.»
Cécile Naze-Teulie, avocate spécialisée dans le droit de la famille

Le droit français ne reconnaît imprescriptible qu'une catégorie de crime: les crimes contre l'humanité. «En fait, la justice républicaine devient souvent impuissante à démontrer la réalité d'une infraction dix ou vingt ans après les faits. L'auteur va contester les faits reprochés. Même si la victime est de bonne foi, la justice républicaine ne peut donner plus de crédit à l'un qu'à l'autre, il lui faut des éléments», nuance Cécile Naze-Teulie.

L'avocate et l'ancien juge rappellent en chœur que l'imprescriptibilité n'empêche pas la Justice de jouer son rôle. Une enquête peut toujours être lancée, sans poursuite mais avec un «donner acte», même s'il est dépourvu de toute valeur juridique. «Il faut rappeler que la justice n'est pas là pour le bien-être, mais pour juger. Et en matière de santé, le soin apporté n'est pas prescriptible», soutient Cécile Naze-Teulie. Jean-Pierre Rosenczveig espère quant à lui: «MeToo et l'affaire Duhamel vont accélérer les choses. C'est bien, à condition qu'on fasse de la pédagogie. La réponse à apporter aux victimes passe par la justice mais pas nécessairement. Le chantier qui s'ouvre concerne également tout ce qu'il y a autour de la justice.»

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