Santé / Société

Si vous pensez ne pas être normal, c'est que vous l'êtes

Je pète un plomb à la caisse, je reste silencieuse quand on me demande pourquoi je boude, je jouis contre la jambe nécrosée de mon père dans un rêve. Rien de tout cela n'est normal au sens strict et pourtant, ces circonstances interviennent souvent.

«Suis-je normal?» La réponse «oui» correspond à une banalité décevante. «Non» équivaut à une affolante marginalité. | pawel szvmanski <a href="https://unsplash.com/photos/vuwLcfHVk5Y">via Unsplash</a>
«Suis-je normal?» La réponse «oui» correspond à une banalité décevante. «Non» équivaut à une affolante marginalité. | pawel szvmanski via Unsplash

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L'incitation perpétuelle à nous définir nous fait trop souvent oublier nos ambivalences, nos angles morts, nos pulsions. Nous sommes divisés et multiples –déviants, parfois. En bousculant nos idées reçues, en nous livrant ses réflexions et son intimité, la psychologue et YouTubeuse Mardi Noir nous invite à composer avec ce qui nous encombre: nos corps, nos peurs et nos désirs. Neuf portraits parcourent Êtes-vous bien sûr d'être normal? – Comment la psychanalyse m'a guérie des conventions, paru ce 27 janvier aux éditions Flammarion, dont nous publions ici un extrait.

Le normal n'est pas un thème qui appartient à la psychanalyse. Il a en revanche sa place dans la grande famille de la psychologie, discipline qui s'évertue à produire une théorie de la psyché –à savoir l'ensemble des manifestations conscientes et inconscientes de l'être humain, sa morale, ses désirs, ses déviances, ses souffrances, etc. Il est cependant délicat d'établir ce qui tient du normal et de l'anormal, c'est-à-dire du pathologique. C'est pourquoi la psychanalyse, avec Freud, s'est penchée avec intérêt sur ce qui diffère des comportements dits «réglés», notamment à travers les questions sexuelles.

On le sait, le XIXe siècle et le début du XXe sont dominés par des tabous majeurs en matière de sexualité. En démontrant que la perversion n'est pas qu'une déviance mais l'affaire de tout un chacun, Freud secoue la morale de son époque. Si l'accouplement est en ce temps l'acmé de toute relation sexuelle, il montre pourtant qu'un simple baiser langoureux devrait être tenu pour perversion. Une façon pour Freud de prouver que l'hétérosexualité n'échappe pas au plaisir déviant de toute logique reproductive et contient, elle aussi, ses propres schémas pervers.

La psychanalyse a alors pris en compte les incohérences du sujet, non pour les corriger mais pour leur donner un sens singulier. Ainsi, elle se distingue d'une doctrine qui distribuerait les bons et les mauvais points pour ce qui est à faire ou non. Aux yeux de certains, cela la rend perverse. Obsédée par le sexuel, elle ne serait qu'un discours oubliant le reste du corps. Or le sexuel dans cette discipline, c'est le corps dans son lien au social, piégé dans l'emprise des demandes: parentales, scolaires, amicales, amoureuses, sociétales.

Et c'est bien à cause du corps que cette discipline est née. Les hystériques de Charcot à la Salpêtrière hurlaient et se contorsionnaient. Les médecins expliquaient que leur utérus était baladeur et tentaient de le maintenir en place avec des poids. Freud fit le pari de saisir ces comportements autrement qu'en pure déviation du normal et d'y voir le témoin de quelque chose de caché. Il n'opposa pas une réponse corporelle à des phénomènes extrêmes d'angoisse, et découvrit avec ses patientes que la parole et les souvenirs, aussi anodins soient-ils en apparence, permettaient de relier la pensée au corps. Voire que les manifestations corporelles –et donc sexuelles dans un sens élargi– conditionnaient un désir de savoir, une obligation de penser.

En marge de la norme

La psychanalyse porte sur l'inédit, ce qui échappe, ce qui creuse nos acquisitions bien régulées, ce qui déborde ou au contraire ce qui peine à se dire. L'irruption dans la réalité d'un craquage au supermarché, quand j'invective la personne devant moi qui discute un peu trop longtemps avec le caissier, me faisant perdre de précieuses secondes. Ou encore ce silence impossible à défaire quand mon ami me demande pourquoi je boude. Ma sidération devant ma hiérarchie quand elle m'insulte à bas bruit, remettant en cause mes aptitudes. Ce rêve dans lequel je jouis contre la jambe nécrosée de mon père et qui me réveille en sursaut remplie de honte. Mes pleurs de jalousie dans le métro face à ce couple qui s'embrasse. Enfin cette micro-panique à 18h17 entre le bain des enfants et la préparation du repas, ce temps inoccupé qui donne le champ libre à un tournis. Je m'assois.

Le vertige se dissipe. Il est enfin l'heure de cuisiner les macaronis. Rien de tout cela n'est normal au sens strict de sa définition: ordinaire, régulier, conforme à la moyenne. Et pourtant, ces circonstances interviennent souvent. Le normal de l'être humain est-il alors d'être anormal? Encore faudrait-il savoir dans quel cadre inscrire cette normalité. À quelle norme me référer pour évaluer mon pétage de plombs?

Toute la difficulté de ce sujet est contenue dans la formule: «Suis-je normal?» La réponse «oui» renvoie à une banalité décevante. «Non» équivaut à une affolante marginalité. Pour compliquer la portée d'une telle question, cette normalité s'interroge au regard d'une époque donnée. Ce contexte change et évolue en fonction de nos croyances et savoirs, faisant du normal un caractère secondaire de l'expérience humaine, une donnée acquise, qui n'a rien de naturel.

Traiter l'anormal?

Que puis-je faire de ces «dérives»? Dois-je les «traiter» comme des pathologies, les nommer pour mieux m'en débarrasser, en guérir; ou, au contraire, accepter que ces contradictions font partie de mon être, qu'il restera toujours une part de mystère, quelque chose qui ne cessera de m'échapper? En toute sincérité, je trouve formidable qu'il soit possible de se guérir de symptômes en suivant à la lettre un protocole. Loin de moi l'idée que cela ne fonctionne pas. Encore faut-il en avoir le désir.

Cette idée d'une mécanique à rafistoler comme un vulgaire moteur encrassé retire toute la part d'énigme du symptôme, l'ampute de la connaissance qu'il peut nous offrir de nous-mêmes. Pour certains, recouvrir la plaie suffit à aller mieux; pour d'autres, la volonté de s'y engouffrer prend le dessus. J'ai rêvé de nombreuses fois de m'y noyer, de plonger dans la blessure, avec délice. Aujourd'hui, cela m'a convaincue que ces histoires de normes, de normal, de normalité sont autant de fables qu'on se raconte la nuit avant de dormir afin d'échapper aux monstres qui grignotent la psyché. Et dans cette narration, il y a deux équipes: celle qui pense la possibilité de les apprivoiser et la mienne, qui porte l'espoir d'un monstre échappant à la domestication. Voire que la domestication elle- même contient sa part de monstruosité. Cette équipe, c'est celle de l'inconscient.

Parfois, le négatif se range dans un tiroir parce que l'image ne vaut pas la peine d'être représentée à cet instant de la vie. À cause du coup dur qu'elle risque de provoquer, du coût psychique qu'elle menace d'engendrer.

Je pourrais le dire autrement: d'une part l'équipe de la gagne, qui voit une solution à tout problème, et, d'autre part, celle de la perte, qui crée des problèmes en série et tombe dans le tourbillon des questions sans réponse. Chacun, à son petit niveau, oscille entre les deux.

Ce qui m'interroge le plus ici, c'est la façon dont le collectif souhaite organiser la vie et comment, à tous les niveaux de la société, le positif est encouragé, laissant sur le bas-côté le négatif. Être authentique, fidèle à soi-même si tant est qu'il soit possible de se définir: transparent, honnête, productif, créatif, inspiré, inspirant, beau, moche, mais le revendiquer; gros, à condition de le clamer, flemmard, si c'est assumé. Surtout, ne pas laisser croire que la situation nous échappe. Se chercher, se trouver, se pardonner (de quoi?), s'accepter (pourquoi?) et non s'enliser, se perdre, errer (sauf si c'est pour en faire un blog de voyages et d'expériences).

Au contraire, le négatif n'est pas une émotion désagréable dans ma présentation. Il est à entendre comme le négatif d'une photographie. C'est ça, l'inconscient. Ce qui ne se révèle pas, se cache, se tait, s'abstient, stagne. Parfois, il se range dans un tiroir parce que l'image ne vaut pas la peine d'être représentée à cet instant de la vie. À cause du coup dur qu'elle risque de provoquer, du coût psychique qu'elle menace d'engendrer. Elle peut se retrouver des années après et se dévoiler; cette image porte alors un sens tout neuf, non moins inconscient pour autant.

Je m'intéresse ici à l'humain qui dénude ce qui fait de lui un être divisé, multiple, incompatible, déviant. Neuf portraits parcourent ce livre. Neuf incarnations des normes d'aujourd'hui. Neuf manières contemporaines de négocier avec ce qui nous encombre: nos corps, nos peurs, nos désirs.

Rentrer dans le cadre?

Beaucoup se disent qu'ils aimeraient une solution toute faite à leur disposition pour mettre fin à leurs malheurs. Moi comprise. Mais ceux qui s'y essaient dérivent souvent du côté du guide prémâché ou de la coercition pour apprendre à gérer leur vie sans trop gêner. Difficile qu'il en soit autrement.

Il faut lire les récits de traitements de l'hystérie qui décrivent l'introduction de godemichés par certains médecins du XIXe siècle, les lobotomies, l'enfermement. On cherche davantage à guérir un comportement qu'à comprendre un patient et ses besoins propres. Le consentement s'obtient facilement, puisque la finalité promise est «vous serez normal». Traduire par «sans souffrance». Pour votre bien, vous penserez chaque matin à vos troubles obsessionnels compulsifs et, au lieu d'ouvrir la porte seize fois, vous ferez trente-quatre pompes, ce qui vous permettra en plus de perdre un peu de ce poids que vous avez en trop. Remplacer une aliénation par une autre sous l'égide du chef en blouse blanche.

Telle une brebis errante, il m'adoube du grade d'autiste, de bipolaire, d'hyperactive ou autres particularités psychiques et m'indique la marche à suivre pour que ma vie soit alors la plus douce possible. Ces mots s'accrochent. C'est dur de s'en défaire. Mon premier psychiatre m'avait dit que je souffrais d'une névrose phobique narcissique. C'est certain. Et après? Je dis «et après» aujourd'hui; à l'époque, ça m'a collé à la peau. Bonjour, je suis Emmanuelle, névrosée phobique narcissique. Si Twitter avait existé en ce temps-là, je l'aurais sans doute indiqué dans la biographie de mon profil.

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