Boire & manger

Le guide Michelin est-il indispensable à la restauration française et internationale?

La troisième étoile reste la voie royale pour les chefs d'accéder à la gloire médiatique.

Il a fallu attendre 1933 pour découvrir le système des étoiles | Joel Saget / AFP
Il a fallu attendre 1933 pour découvrir le système des étoiles | Joel Saget / AFP

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La haute direction du guide rouge a hésité à sortir le guide touristique 2021 malgré la fermeture durant six mois des restaurants et hôtels dans la France de la pandémie du Covid-19. À quoi bon?

Une année noire devait-elle provoquer une année blanche sans le guide annuel? La question a tourmenté les têtes pensantes de la grande société de pneumatiques à l'origine de la création en 1900 du premier guide Michelin inventé alors qu'il n'y avait que 3.000 automobilistes dans la «France mère des arts, des armes et des lois» (Joaquim du Bellay). Oui, une innovation sur papier issue du génie de François Rabelais, d'Antonin Carême et de Fernand Point: la France du bien manger hors de chez soi.

Le fameux guide des restaurants et des hôtels (et des garages au début) allait s'imposer dans la vie quotidienne des Français sur la route des vacances. Ce fut le livre le plus vendu en France dans les années 1970-1990: plus de 600.000 exemplaires. Cet exploit annuel a correspondu avec l'essor des vacances, des voyages, du tourisme, de l'automobile et des congés payés.

Chaque automobiliste avait dans sa boîte à gants le guide rouge dont la notoriété s'est accrue avec la création des étoiles, ces brevets d'excellence inventés dans les années 1930. Le guide devient alors prescripteur de restaurants, d'auberges, d'hôtels bien utiles pour les vacanciers au volant de voitures Renault, Citroën, Simca et Bugatti pour les collectionneurs.

La société Michelin, issue de l'industrie automobile à travers les pneumatiques, s'était trouvé une activité complémentaire: l'accompagnement par un ouvrage annuel des conducteurs en partance sur les routes de France pour les déplacements familiaux, les fins de semaine et les vacances.

Le guide rouge, ses cartes, ses villes, ses adresses testées, ses conseils, est devenu après la Seconde Guerre mondiale le compagnon en papier des Français en villégiature. Pour aller de Paris à Marseille, où s'arrêter? Où loger? Où se nourrir? Où séjourner avec les enfants et le chien? Et à quel prix pour une nuit d'hôtel à Colmar, à Lyon, à Bordeaux, à Montélimar?

Le système des étoiles

Il a fallu attendre 1933 pour découvrir le système des étoiles, ce classement annuel des hôtels, des palaces, des auberges et des tables conseillées dont les meilleures de France: La Tour d'Argent, Lapérouse, Maxim's, Lucas Carton à Paris et Fernand Point à Vienne. Les premiers trois étoiles ont largement bénéficié à ces établissements chics et chers, l'orgueil de la France gourmande.

Le pays de la bonne restauration, des chefs de valeur, des monuments de la gastronomie comme le Girondin Raymond Oliver, premier cuisinier star au Grand Véfour en 1950, s'est trouvé mis en valeur, testé, conseillé par les inspecteurs du guide, d'anciens chefs ou professeurs de cuisine reconvertis dans les périples gourmands: cinq à dix restaurants jugés par semaine selon un itinéraire détaillé défini par les directeurs du guide. Un singulier pari pour le guide annuel, il fallait parcourir la France les papilles en alerte et en forme.

Le Michelin a bien vu que la sélection des tables, des restaurants, des palaces et des hôtels lui apportait un plus, un complément décisif: c'est l'âme du guide.

Le Michelin a bien vu que la sélection des tables, des restaurants, des palaces et des hôtels lui apportait un plus.

À côté des itinéraires, des cartes, des distances mentionnées (Paris-Lyon 550 kilomètres), les familles pouvaient se restaurer aux tables recommandées, faire étape, prolonger un séjour, rêver d'une ville de vacances comme La Baule, Juan-les-Pins, Biarritz… Les adresses avaient été vérifiées par la brigade du guide rouge: les inspecteurs règlent la note et sont anonymes. Pas question de décliner sa fonction au Michelin.

Tout cela a façonné la crédibilité du guide rouge et accru sa valeur, son indépendance et son poids dans la société des loisirs.

La galaxie des chefs stars

La promotion des grands cuisiniers chaque année a entraîné du buzz, un écho, des répercussions dans le monde des restaurants en vue.

Les journaux, la radio, les magazines puis la télévision ont relayé les verdicts du guide qui donne de la bonne information touristique. Paul Bocuse, tripe étoilé en 1965, a obtenu la une de France Soir (tirage à un million d'exemplaires à l'époque). Sa formidable célébrité a pris naissance grâce au guide rouge.

Le principe de starisation des chefs élus par le Michelin a fait tache d'huile: les Troisgros, les Haeberlin, Michel Guérard, Roger Vergé à Mougins, Louis Outhier à La Napoule, les Bras père & fils, Georges Blanc à Vonnas (Ain) ont profité de l'effet Michelin. La troisième étoile reste la voie royale pour accéder à la gloire médiatique, c'est un sommet et la perdre un drame.

Le Biarrot René Lasserre, créateur du grand restaurant de l'avenue Franklin Roosevelt (un ancien bistrot ouvert en 1942), le disait clairement: «La troisième étoile a été le plus beau jour de ma vie, une récompense inespérée qui a forgé la notoriété française de mon restaurant. Du jour au lendemain, les complets à midi et au dîner se sont enchaînés et Lasserre est devenu le rival de Maxim's créé en 1900. Jamais je ne remercierai assez le guide rouge.»

La crainte de perdre une étoile

La suppression de la troisième étoile de Maxim's en 1981 a été vécue comme une mauvaise action du guide rouge, une injustice flagrante que les Vaudable, propriétaires historiques, ont vécu comme un affront. La troisième étoile n'est jamais revenue, ce qui a été pour Pierre Cardin, le repreneur, un mystère jamais élucidé.

De même pour La Tour d'Argent rétrogradée en 1986 à une seule étoile, Claude Terrail ne s'en est jamais remis. C'était le propriétaire du plus beau restaurant du monde, un monument de la restauration française inventé en 1480: cinq siècles de prestige. La seconde étoile paraissait aller de soi, mais elle n'est plus là en 2020.

Les sanctions annuelles du guide font mal, elle minent le moral des restaurateurs et les font vivre dans la crainte de la perte d'une étoile. Pourquoi enlever l'étoile de La Poule au Pot à Paris, un bistrot de rêve de Jean-François Piège?

Le feuilleté de ris de veau aux morilles. | © La Poule au Pot

Alain et Eventhia Senderens vivaient dans la peur de voir s'envoler la troisième étoile de Lucas Carton, place de la Madeleine à Paris. Et l'Alsacien Marc Haerberlin a été affecté des mois durant par l'envol de la troisième à l'Auberge de l'Ill en 2019, ce qui n'a eu aucun effet négatif sur la fréquentation. Quand le restaurant est inscrit durablement dans le panorama des grands restaurants reconnus, fréquentés et aimés des gourmets, la sanction a peu d'effet. Les restaurants vivent leur vie grâce à la clientèle.

L'Astrance à Paris (75016), rétrogradé à la seconde étoile en 2020, n'a perdu aucun client. Ses fidèles le restent, ce sont des abonnés disait Robert Courtine le critique très craint du Monde décédé en 1998.

Et mieux, quand le Carré des Feuillants d'Alain Dutournier, près de la place Vendôme, s'est retrouvé gratifié d'une seule étoile en 2019, les fidèles du Gascon expert en foie gras et truffes se sont empressés d'effectuer des réservations afin de montrer leur attachement à ce chef très admiré, le meilleur cuisinier de Paris pour certains fins becs dont Jean-François Revel, l'académicien si regretté.

Le Michelin ne fait plus l'unanimité, ce n'est pas la bible des mangeurs à la mémoire pleine d'émotions et de préparations superbes. Est-il démodé, peu ouvert aux nouveaux chefs?

Pourquoi déclasser les deux Ateliers de Joël Robuchon, dont celui de l'Étoile promu à la seconde étoile l'an dernier? Est-ce l'absence définitive du maestro poitevin, dont les disciples reproduisent les plats mémoriels avec constance et précision? Là aussi on aimerait des explications, de la clarté et non le mutisme permanent des cadres du guide: quelles ont été les regrets, les assiettes décevantes, les préparations ratées?

C'est dans ce sens que le guide doit évoluer, s'ouvrir au dialogue et aux débats: la cuisine est une discipline à géométrie variable et les chefs seraient enchantés de rectifier les erreurs, les manques, une cuisson trop appuyée, des garnitures banales… Les cuisiniers sont des perfectionnistes, ils veulent offrir le meilleur de leur répertoire. Le Michelin doit mieux s'expliquer dans cette quête du meilleur, de l'excellence culinaire.

Après tout, le guide rouge reste un ouvrage de référence œuvrant pour la bonne réputation de la restauration française. Il est nécessaire plus que jamais et doit être modernisé.

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