Société / Culture

«Le Coup d'état d'urgence», ou comment la France a fait du citoyen un «sujet virus»

Nous publions les bonnes feuilles du nouvel ouvrage de l'avocat pénaliste Arié Alimi, qui revient sur le premier état d'urgence sanitaire de l'histoire de France.

Des policiers dans une rue déserte de Metz, le 5 janvier 2021, en plein couvre-feu. | Jean-Christophe Verhaegen / AFP
Des policiers dans une rue déserte de Metz, le 5 janvier 2021, en plein couvre-feu. | Jean-Christophe Verhaegen / AFP

Temps de lecture: 10 minutes

Printemps 2020. Pour faire face au Covid-19, le premier état d'urgence sanitaire de l'histoire de France est instauré, s'inspirant de l'état d'urgence décrété pendant la guerre d'Algérie. Du jour au lendemain, l'intégralité de la population française se retrouve assignée à résidence, privée de sa liberté d'aller et de venir, de son droit à la vie privée et, selon les cas, de son droit au travail ou à la liberté d'entreprendre.

 

Dans Le Coup d'état d'urgence – Surveillance, répression et libertés, paru le 21 janvier 2021 aux Éditions du Seuil, l'avocat pénaliste Arié Alimi pose un regard sans concession sur la question des libertés publiques et des dérives policières. Nous publions les bonnes feuilles de son livre, dont voici un extrait du chapitre «L'état d'urgence sanitaire ou l'avènement du “sujet virus”.»

Du sujet radicalisé au «sujet virus»

«Radicalisation», «risque de contamination»: on pourrait penser que les deux termes ont peu en commun, le premier relevant d'une évaluation psychologisante et politique incertaine et le second de préconisations scientifiques. Pourtant, la gestion médico-administrative de l'épidémie et de l'état d'urgence sanitaire permet au contraire de comprendre que les mesures prises par le gouvernement ont davantage été déterminées par les stocks de masques disponibles que par les avis du comité scientifique et de l'OMS.

J'ai assisté une quinzaine de personnes qui ont été victimes des mesures de l'état d'urgence en 2015. Leurs domiciles ont été perquisitionnés administrativement et nombre d'entre elles ont fait l'objet d'une assignation à résidence. Si l'expression «victime de l'état d'urgence» peut interroger dès lors que ces mesures avaient été mises en place pour faire face à une menace terroriste, aucune des personnes dont j'ai assuré la défense n'avait jamais été poursuivie pour des infractions à caractère terroriste.

Les motifs qui figuraient dans les arrêtés de perquisition ou d'assignation à résidence n'ont jamais été confirmés autrement que par des notes blanches. Et la majorité d'entre elles ont vu ces mesures abrogées par le ministère de l'Intérieur quelques semaines ou mois après qu'elles avaient été prises, parfois avant même que le tribunal administratif ou le Conseil d'État, juridictions de recours contre ces mesures, n'aient eu le temps de se prononcer sur leur validité ou leur bien-fondé. Les indemnisations qu'elles ont perçues ont été tout aussi symboliques, voire inexistantes.

Pourtant, ce que toutes ces personnes m'ont raconté relève d'une violence qu'elles n'auraient jamais eu à subir si elles n'avaient pas été musulmanes pratiquantes. Je me souviendrai toujours de ce chauffeur VTC assigné à résidence, frappé par plusieurs AVC quelques jours après une perquisition plus que musclée dans sa maison familiale, au cours de laquelle la porte d'entrée avait été enfoncée en pleine nuit sur ordre du préfet; de ce grand-père menotté devant ses petits-enfants, là encore au beau milieu de la nuit; de cette famille contrainte de déménager après une perquisition pour éviter le regard du voisinage; de ceux qui furent dénoncés par leurs employeurs ou leurs voisins en raison de conflits personnels, licenciés ou contraints de démissionner de leurs emplois.

L'assignation à résidence constitue une autre forme de violence, plus latente, plus insidieuse, mais également à l'œuvre.

La perquisition administrative était généralement physiquement violente car effectuée en pleine nuit et la plupart du temps accompagnée d'un enfoncement de porte, d'un plaquage au sol, face contre terre, et d'un menottage. Lorsqu'une personne dépositaire de l'autorité publique use de la force et exerce une contrainte et une violence, la victime est désignée naturellement –par le conditionnement social, médiatique et civique– comme une personne qui a mérité son sort –comme si elle était, d'une certaine manière, un peu responsable de la violence qui s'est exercée sur elle.

Par conséquent, il est difficile d'éprouver pour cet individu une forme d'empathie, de ressentir la souffrance, la douleur, les blessures et le trauma souvent pérennes qu'elle a éprouvés. Il me semble qu'on peut parler d'une anesthésie de l'empathie pour les victimes des dépositaires de la force publique.

L'assignation à résidence constitue une autre forme de violence, plus latente, plus insidieuse, mais également à l'œuvre. En 2015, les personnes assignées à résidence étaient contraintes de demeurer à leur domicile de 20 heures à 8 heures du matin, puis avaient l'obligation de se rendre au commissariat le plus proche jusqu'à trois fois par jour. Les personnes malades, fragiles ou handicapées assignées à résidence étaient contraintes d'avoir recours à des taxis ou des chauffeurs malgré leur situation financière déjà précaire du fait de l'impossibilité de travailler. Pour les autres, les allers-retours au commissariat occupaient l'essentiel de leur temps jusqu'au couvre-feu nocturne.

L'état d'urgence sanitaire, et plus spécifiquement le confinement, a donné lieu à une très importante littérature médiatique et juridique. Pourtant, et c'est suffisamment remarquable pour le souligner, rares ont été les commentateurs qui ont ébauché une réflexion sur les éventuelles corrélations entre l'assignation à résidence, mesure de l'état d'urgence, et le confinement comme mesure d'assignation à résidence généralisée à toute la population[1]. Nous savons désormais qu'il existe une corrélation ou une continuité juridique et politique entre l'assignation à résidence de 2015, le confinement de 2020 et, plus généralement, entre les différentes mesures des états d'urgence successifs.

Les similitudes entre les deux formes d'état d'urgence sont importantes. Outre le fait que la loi sur l'état d'urgence sanitaire a été calquée sur celle de l'état d'urgence issu de la loi de 1955, la temporalité de ces états d'urgence se rapproche sensiblement. Ainsi, tous deux ont commencé brutalement, et tous deux se prolongent indéfiniment dans le temps. L'état d'urgence de 2015 a été prorogé six fois, non seulement en raison de l'incertitude concernant la menace terroriste, mais surtout à cause du risque politique que représentait sa suspension pour le gouvernement et le Parlement. Dans un second temps, ses mesures essentielles ont été intégrées dans le droit commun par la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite «loi SILT».

L'état d'urgence sanitaire, quant à lui, a débuté le 23 mars 2020 et a été prorogé le 11 mai 2020, jusqu'au 10 juillet de la même année. Le 9 juillet, une loi organisant la sortie de l'état d'urgence prévoyait une période transitoire jusqu'au 30 octobre, au cours de laquelle le Premier ministre pouvait interdire la circulation des personnes et des véhicules, et réglementer l'accès aux transports collectifs ainsi que l'ouverture des établissements recevant du public tels que les restaurants, les cinémas et les lieux de réunion.

À l'heure où je rédige cet ouvrage, l'état d'urgence sanitaire devrait être prolongé jusqu'au 16 février 2021. Il est fort probable qu'il soit encore prolongé à l'issue de cette période et que nombre de ses dispositions remplacent définitivement le droit commun.

L'un des mécanismes essentiels du passage du droit commun à l'état d'urgence, qu'il soit sécuritaire ou sanitaire, repose sur la façon dont chaque individu est appréhendé par l'État. Dans le droit commun, tout individu est sujet de droit. Il est paré d'un masque juridique protecteur qui lui permet d'avoir un état civil, une capacité juridique, de conclure des contrats, de saisir la justice. Lorsqu'il est interpellé par la police et jugé devant un tribunal, il dispose de droits: il peut notamment garder le silence, faire appel à un avocat, consulter son dossier. Il a le droit d'être jugé par un juge impartial et indépendant, le juge judiciaire. Il bénéficie d'un grand nombre de libertés, notamment celles d'aller et venir, d'avoir une vie privée ou de travailler.

Pendant l'état d'urgence sécuritaire, et notamment celui de 2015, un grand nombre de ces libertés sont profondément restreintes. Une personne assignée à résidence n'a plus la liberté d'aller et venir. Elle peut être perquisitionnée sur la seule décision de l'État, sans qu'un juge judiciaire n'intervienne. S'il est vrai qu'elle peut contester ces mesures, cela se passe devant un juge administratif, qui n'assure pas les mêmes garanties d'impartialité et d'indépendance qu'un juge judiciaire, et dont la manière de juger diffère. Le tribunal administratif est en effet composé de juges issus du sérail administratif, qui sont très complaisants vis-à-vis de leur institution, même s'ils sont pourvus d'un statut indépendant. Dans la plupart des cas, les juges administratifs n'acceptent de contredire les décisions de l'État qu'à la marge, en cas d'excès manifeste.

Chaque personne, chaque «sujet virus», est en prise directe avec le pouvoir, en proie à sa toute-puissance, dénué de toute protection [...].

L'État n'aurait pas pu restreindre aussi drastiquement les droits et libertés des personnes visées par l'état d'urgence s'il ne leur avait pas retiré préalablement une partie de leur masque juridique protecteur: celui qui fait d'elles des sujets de droit. Or, enlever ce masque revient à essentialiser. Cela signifie que le sujet de droit, qui est une fiction juridique, est progressivement remplacé par un sujet déterminé par une caractéristique identitaire, culturelle, psychologique ou biologique. Ainsi, pendant l'état d'urgence de 2015, certaines personnes sont passées de «sujet de droit» à «sujet radicalisé» par le simple fait de leur pratique confessionnelle, à savoir leur pratique de l'islam.

Le passage à l'état d'urgence sanitaire implique un mécanisme similaire mais à une plus grande échelle, puisque toute la population est intégralement privée, du jour au lendemain, de sa liberté d'aller et venir, de son droit à la vie privée et, pour certains, de leur droit au travail ou à la liberté d'entreprendre. Cette fois, le masque du sujet de droit est enlevé pour laisser apparaître un individu biologique susceptible de contamination. Mais pour appliquer de telles mesures à l'ensemble de la population, il a fallu considérer que tout personne était susceptible d'être contaminée et d'être contagieuse.

C'est une véritable identification au virus lui-même qui s'est alors mise en place à travers le discours scientifique et la décision politique. Le «sujet virus» a remplacé le sujet de droit et il peut, dès lors, se voir appliquer l'ensemble des mesures de l'état d'urgence sanitaire. Chaque personne, chaque «sujet virus», est en prise directe avec le pouvoir, en proie à sa toute-puissance, dénué de toute protection, de ses garanties traditionnelles, du droit au juge, à l'avocat, à l'intégrité corporelle, du droit à une protection sociale et à l'intimité.

La tache d'huile ou l'extension concentrique des atteintes aux libertés

Si les états d'urgence sécuritaire et sanitaire ont été déclarés en quelques jours, les mécanismes d'essentialisation et de réduction progressive des libertés se sont inscrits dans la durée. Ils se trouvent au croisement de nombreux discours sécuritaires et de normes juridiques, et mettent l'accent sur des logiques comportementales plutôt que sur des passages à l'acte.

Ces discours, pratiques et normes ont pour objectif prioritaire l'annihilation de tout risque social, et visent en premier lieu les marges et les minorités. Dans l'histoire contemporaine française, les premiers visés ont toujours été les jeunes issus de l'immigration –qualifiés de «racailles» par le Président Sarkozy– puis, par extension, les quartiers dans lesquels vivent ces jeunes, qualifiés de «territoires perdus de la République».

Une fois la disqualification et l'essentialisation réalisées, les pratiques déjà mises en œuvre sont légitimées a posteriori. Ainsi en est-il de la mise en place de brigades anti-criminalité (BAC), assignées à ces quartiers pour y pratiquer un maintien de l'ordre via une répression particulièrement violente, qui multiplient les contrôles au faciès, les interpellations ou les poursuites abusives, et utilisent de nouveaux types d'armes comme les Flash-Ball et les Taser. Ces expérimentations ciblées sur un échantillon démographique et territorial spécifique se sont, dans un second temps, progressivement étendues au reste de la population et du territoire français.

De fait, les violences policières contemporaines, pendant longtemps cantonnées aux habitants des quartiers populaires, ont peu à peu gagné les centres des grandes villes par l'intermédiaire du maintien de l'ordre dans les manifestations, lui-même contaminé par les techniques et les équipes de la BAC. La répression et la violence policière sont devenus des techniques de gouvernement.

On retrouve la métaphore de la tache d'huile dans de nombreux domaines liés à la réduction progressive des libertés. C'est notamment le cas en matière de surveillance, où les techniques de vidéosurveillance et de reconnaissance faciale sont expérimentées sur certaines zones géographiques sociologiquement et politiquement «tolérantes».

Ainsi, la ville de Nice est le fer de lance de toutes les nouvelles technologies de surveillance. Ces techniques sont ensuite progressivement étendues au reste de la population dans le cadre de propositions de lois, voire hors cadre légal, comme ce fut le cas pour les drones employés à plusieurs reprises illégalement –j'y reviendrai– à défaut de tout cadre juridique et de garanties pour les personnes surveillées.

Le confinement décidé pendant l'état d'urgence sanitaire répond aux deux mécanismes que sont la tache d'huile et la disparition du sujet de droit au profit d'un «sujet virus».

De la même manière, la logique du soupçon qui consiste, en matière pénale, à sanctionner des intentions plutôt que des actes, est née dans le domaine des pratiques et discours liés au terrorisme. La France a d'ailleurs été l'une des premières démocraties à adopter une législation antiterroriste préventive, bien longtemps avant le Patriot Act étatsunien, qui a fait suite aux attentats du 11 Septembre et qui a notamment créé les statuts de «combattant ennemi» et de «combattant illégal» pour éviter à la fois les contraintes protectrices du droit pénal national et les règles internationales de la guerre.

Cette législation antiterroriste est née avec les lois dites «scélérates» destinées à réprimer les mouvements et militants anarchistes au xixe siècle. Si elles ont été supprimées, elles sont réapparues progressivement dans le corpus légal français après chaque vague d'attentats terroristes. L'infraction d'«association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste» est l'archétype de ce type de législation qui consiste à réprimer et à sanctionner un acte préparatoire relevant plus de l'intention que de la commission d'un acte.

C'est cette même infraction qui a été appliquée par cercles concentriques à des militants politiques, comme ce fut le cas lors de l'affaire de Tarnac en 2008, qui s'est finalement soldée par la relaxe des militants accusés d'avoir voulu saboter des lignes de TGV. D'autres infractions répondent à la même logique. C'est le cas de la loi réprimant le «délit de participation à un groupement violent». Cette infraction, initialement créée avec l'objectif de réprimer les phénomènes opportunistes de casse et de pillage aux abords des manifestations, a vu son domaine s'étendre aux militants et aux manifestants eux-mêmes, et a connu son apogée au cours des manifestations contre la loi Travail de 2014 puis pendant le mouvement des Gilets jaunes.

Des milliers de personnes furent interpellées puis jugées sur le fondement de ce texte, quelquefois en raison de la détention de matériel de protection –masques de plongée ou sérum physiologique visant à se protéger des gaz lacrymogènes, ou encore de la simple détention de gilets jaunes. La logique du soupçon généralisé a ainsi contaminé progressivement tout le droit pénal pourtant initialement fondé sur la répression d'un acte. Désormais, l'intention de commettre un acte est sanctionnée en lieu et place de l'acte lui-même.

C'est également le phénomène de la tache d'huile qui a permis le passage d'un état d'urgence sécuritaire, ciblant quelques militants écologistes et principalement des personnes en raison de leur confession musulmane, à un état d'urgence sanitaire s'appliquant à l'intégralité de la population française. Le confinement décidé pendant l'état d'urgence sanitaire répond aux deux mécanismes que sont la tache d'huile et la disparition du sujet de droit au profit d'un «sujet virus».

L'état d'urgence est ce dispositif normatif d'exception permis par la destruction progressive de tous les mécanismes traditionnels institués par le droit. Il est un mouvement de renouvellement normatif incessant, quand l'État de droit est un cadre assurant une permanence des institutions. La mise en évidence de ses ressorts au cours de l'état d'urgence sanitaire permettra de mieux en appréhender la dynamique.

 

1 — Voir néanmoins, à ce sujet, Paul Cassia, «Le confinement: 67 millions de privations arbitraires de liberté», Libération, 12 mai 2020, repris sur le blog Mediapart de l'auteur. Retourner à l'article

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