Société

Le boulanger de Besançon nous a libérés de la misère du monde

Nous devons mesurer le poids politique d'une histoire qui est plus que jolie.

Stéphane Ravacley, dans sa boulangerie, à Besançon, le 6 janvier. | Sebastien Bozon / AFP
Stéphane Ravacley, dans sa boulangerie, à Besançon, le 6 janvier. | Sebastien Bozon / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Le boulanger de Besançon nous a sauvés de la misère du monde; Stéphane Ravacley, qui a protégé son apprenti Laye Fodé Traoré en exposant son corps dans une grève de la faim, vient d'abolir une pauvre phrase qui depuis trente ans excusait nos refus. «La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde», nous avait dit Michel Rocard quand il était une espérance –Premier ministre d'une gauche qui ne devinait pas à quel point le pouvoir l'asséchait. Rocard avait réitéré cette invite à la quiétude, puis amendé son propos, cet homme avait le souci de sa postérité.

La France ne prendrait pas toute la misère du monde, mais tout de même «sa juste part». La correction n'y changea rien. Nous invoquions Rocard, paix à son âme, quand nous fermions nos portes, de quoi aurions-nous honte. Une juste part, c'était commode. Nous nous gaussions du romantisme allemand. À nous, la France maligne, on ne nous la ferait pas, la misère du monde n'avait qu'à bien se tenir: une juste part et rien au-delà.

Mais s'il est des demi-baguettes dans les boulangeries, il n'existe pas de demi-humanité. Stéphane Ravacley ne sait pas découper sa conscience en tranche. Quand l'État est venu lui dire que Laye Fodé Traoré devait quitter la France, il a simplement dit non, en dépit d'une santé fragile, et en une décade de jeûne, il a repris son gamin et il nous a changés. Était-ce donc si simple?

Le boulanger nous a délivrés, sans solliciter les grands mots, les principes écrasants. Il jeûnait sans esbroufe parce que c'était la chose à faire dans la société du spectacle. Il n'a pas exhibé à l'appui de sa cause les odyssées des migrants, les noyés que charrie la Méditerranée. Il a raconté Traoré dans son simple présent, un bon gars travailleur dont son fournil avait besoin. Ravacley nous a aussi délivrés d'une misère de mots: nous devons mesurer le poids politique d'une histoire qui est plus que jolie.

Curiosité des peuples

Depuis Rocard, nous avons subi des glissements. Les gauches et les droites de pouvoir ont pratiqué la même certitude d'un pays qu'on a le droit de calfeutrer. Les fascismes, rejoints par les énarques dans le refus des migrations, ont dû monter d'un cran, odieux et crétins. Les migrants, dit-on désormais chez Zemmour et autres dépotoirs, sont un danger, l'islamisme en chemin, le terrorisme et les viols; non plus des bouches à nourrir supplémentaires mais des barbares et des envahisseurs.

En face, des militants maraudent dans les Alpes, à Calais, des chrétiens ou des gauchistes, pour soulager ceux que nul autre ne regarde. On les admire parfois, on les condamne à l'occasion, on les déteste souvent de saper l'État au profit de l'étranger. On nous a dit dans les médias compatissants les passeurs, la Libye, l'esclavage, ce que des gens subissent pour nous rejoindre. Passée l'émotion du récit, cela n'a rien changé; nous avons construit une forteresse cognitive; émus par le petit noyé Aylan, mais indifférents aux expulsions, aux brimades, au mépris que subissent les Aylan grandis et parvenus jusqu'à nous. Cette misère du monde n'était pas dans notre juste part.

Pour nous réveiller, il nous faut des blessures à notre échelle, des figures familières.

Stéphane Ravacley a démontré ceci. On mobilise plus facilement en faveur d'un garçon qui travaille qu'en invoquant les enfers. C'est une curiosité des peuples. L'horreur est trop lointaine. On ne peut rien en faire. Elle intimide, elle paralyse. Le monde est atroce, nous n'y changerons rien. Comment l'horreur obligerait-elle? Elle ne nous donne pas le choix, sinon de la fuir. Elle est un chantage que le destin nous amène. On la repousse alors, à peine contemplée.

Pour nous réveiller, il nous faut des blessures à notre échelle, des figures familières; un apprenti, un bon garçon, la fraternité d'un métier, un patron qui transmet son art et se sent responsable du môme qu'il a formé et qu'il ne veut pas perdre. Nous ne descendons pas dans la rue quand nos polices saccagent les campements des réchappés des noyades. Mais nous n'admettons pas que l'on soit injuste envers un garçon qui mérite sa part de France en pétrissant le pain. Nous avons ces révoltes, nous sommes de braves gens.

Devenir par force un militant

Laye Fodé Traoré et Stéphane Ravacley nous ont délivrés du remords impossible. Ils ont raconté l'immigration comme il fallait la dire: une bonne volonté, tenace, modestement, respectueusement ambitieuse. C'est une narration de droite, nous en avions besoin: elle suggère un ordre social vertueux, un patron responsable, un élève reconnaissant, le mérite récompensé. Chez nous, le travail donne des droits: le travail –et non pas la pitié. On peut s'y reconnaître chez les adeptes des hiérarchies fécondes.

Républicains et macroniens seraient malins, ils ne ronronneraient plus après les fascistes et s'en iraient simplement apprendre à Besançon. Ils y verraient que la Province, les artisans, les commerçants, ceux qui se lèvent tôt pour pétrir, n'ont que faire des flatteries réactionnaires, et ne redoutent pas qu'on leur vole le pays; ils ont la main tendue pour peu que l'on travaille. Nul n'est moins raciste qu'un boulanger.

J'ai lu que Stéphane Ravacley vote à gauche, et j'ai vu que son premier allié en est, l'eurodéputé Raphaël Glucksmann, qui veut rappeler que notre patriotisme est beau, remis à l'endroit. Les gauches ont de la chance, si Ravacley les inspire. Elles devront bien l'entendre, alors, et ne pas s'illusionner. Avant de devenir par force un militant, Ravacley était ce patron boulanger qui cherchait un apprenti et qui n'en trouvait pas, et qui se désolait de l'absence d'une jeunesse travailleuse.

Les mômes ne voulaient plus se faire du mal, disait-il à l'Est Républicain en août 2019, ainsi regrette-t-on son temps quand on a 50 ans, et l'on n'a pas forcément tort. Stéphane Ravacley n'a pas choisi Laye Fodé Traoré par compassion. Mais parce que ce jeune homme est venu, dont il avait besoin, et il s'est révélé le plus estimable des apprentis; cela valait la peine, alors, de se dresser pour lui.

L'aventure de Stéphane Ravacley et Laye Fodé Traoré est intensément française. Elle délivre mon pays des mesquineries qu'on lui avait suggérées, nous étions en danger d'y croire. La France ne pouvait pas être ce peuple apeuré et dolent, pleurnichant sur son sort quand dans ses rues, sur les talus de ses routes croupissaient des indésirés. Nous sommes de nouveau la terre du compagnonnage, et ce pays où des Pères, tranquilles, se lèvent quand un ordre laid touche leurs amis, leurs voisins.

Nous n'abuserons pas des analogies: nos rejets aujourd'hui sont veules et nos fascisés imbéciles, quand autrefois ils étaient également assassins –mais enfin: on devine qu'un Stéphane Ravacley, en d'autres temps, aurait caché derrière son fournil et fait travailler les juifs qu'on pourchassait, au nom du pain partagé. Cet homme nous rend la mémoire et même des sourires, le meilleur de nous-mêmes. Dans son plus joli numéro, Fernand Raynaud, qui fut dans l'autre siècle, avant Coluche, notre humoriste préféré racontait cet étranger qu'un crétin accusait de «manger le pain des Français» –il finissait par partir et laissait son village sans pain: l'étranger était boulanger.

 

Une splendide banalité

L'aventure de Laye Fodé Traoré et Stéphane Ravacley est intensément juste. Elle libère les migrants de la tragédie qui leur colle au récit. Elle les rend à leur vérité d'hommes, qui n'avaient pas d'autre but, en prenant la route, que la splendide banalité du travail. Ce qui est arrivé sur le chemin leur appartient; nous en avions fait un enfermement. Pour vivre, il faut savoir contenir l'indicible. On est mort des Turcs dans le désert syrien, on est mort des cosaques, des nazis dans les terres de l'Est, on a fermé l'appartement d'Oran dans la peur d'une foule ivre de sa liberté, on a fui l'Irlande où l'on mourait de faim, l'Algérie où des fanatiques égorgeaient, le Cambodge devenu cimetière, le Mexique des cartels, on a quitté des pays devenus prisons, les pauvretés des villages, on a subi le pire…

Dans la véritable France vivent d'autres patrons et d'autres apprentis.

Mais enfin en Amérique, mais enfin en France, en France surtout, cela d'abord m'importe, on est devenu taxi, tailleur, boulanger, et des deuils que l'on a connus, on fait une mémoire, on en parlera un jour dans des livres, mais on n'est pas cela. On est taxi, tailleur ou boulanger, et cela d'abord nous raconte, pour nos voisins et nos patrons, nos camarades de travail qui sauront nous aimer au quotidien. Il n'est pas d'autre chemin.

Ce serait faire injure à Stéphane Ravacley et à Laye Fodé Traoré, de se contenter de leur belle histoire sans la politiser, sans en faire un récit national; ce serait aussi injurier ce pays. Car dans la véritable France, celle que disent des journaux, souvent locaux, vivent d'autres patrons et d'autres apprentis. A Chizé, Deux-Sèvres, Daouada, 16 ans, autrefois du Mali, élève de Yannis Jauzelon, a remporté le concours départemental de la meilleure galette; à Sierentz, Alsace, Issiaka qui a mis deux ans pour venir de Côte d'Ivoire, est l'élève peintre en bâtiment de Nicolas Kwast; à Nevers, Micho du Togo aura bientôt son CAP, élève cuisinier de Paola et René Arbault, propriétaires du restaurant le Lusitania, qui ont dû pétitionner pour le protéger, comme pétitionne en ce moment à Argentan, pour Sékou, ivoirien, son patron Yannick Burel qui lui enseigne l'art des crêpes.

Nous devons, après Stéphane Ravacley, apprendre de ces patrons et de leurs élèves. Ils ne sapent pas la société, ils l'empêchent de se perdre. Quand un homme se lève et travaille, se tient debout, contribue, on lui doit sans discuter estime et s'il le faut soutien. Voilà l'ordre naturel des choses. Aurions-nous été fous de l'avoir oublié?


 
cover
-
/
cover

Liste de lecture