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Il souffle un vent mauvais sur le royaume d'Angleterre. La pandémie du Covid-19, le Brexit, un Premier ministre sous le feu des critiques, des désirs d'indépendance écossaise de plus en plus prononcés, et un prince rattrapé par l'affaire Epstein… Comment faire face aux tracas qui, comme les sept plaies d'Égypte, se sont abattus sans répit sur le pays? Et voilà qu'en prime, un simple divertissement, loin de venir changer les idées des Britanniques en ces temps confinés, ajoute de l'huile sur le feu.
Mise en ligne le 15 novembre 2020, la saison 4 de The Crown, série écrite par Peter Morgan, se concentre sur la première partie des années Diana, celles de sa rencontre, jeune fille, avec le prince Charles et qui nous mène jusqu'au début des années 1990. Dans ce pays qui cultive et chérit encore le souvenir de sa «princesse du peuple» disparue il y a plus de vingt-trois ans, il aurait été bien surprenant que la série ne vienne pas raviver une blessure demeurée toute fraîche.
Celle de la population britannique d'abord, qui entretenait avec Diana un lien passionnel. La jeune femme allait spontanément vers la foule, s'affranchissant des codes de la Couronne et du style corseté et guindé de leurs nombreux membres. C'est surtout son engagement humanitaire, savamment porté par son charisme princier, qui a ému la population. Ainsi, sa marche sur un terrain truffé de mines antipersonnel ou sa main serrée avec un malade du sida, des images qui se sont inscrites dans toutes les mémoires.
Pour la famille royale, en revanche, Diana représente une triple fracture. L'épouse qui a osé s'affranchir des codes et divorcer de l'héritier du trône plutôt que d'endurer un mariage étouffant et adultère. La star, dont les folles escapades amoureuses n'ont cessé d'alimenter les tabloïds du monde entier. Le mythe, dont la mort tragique et soudaine a failli provoquer la chute de la monarchie britannique. Ces jours sombres de la famille royale, Peter Morgan les avait déjà explorés avec brio dans son scénario du film réalisé par Stephen Frears, The Queen. Il y montrait comment la réaction extraordinairement silencieuse des Windsor était apparue comme un outrage face à l'émotion de tout un peuple. Sentant la colère de la foule gronder, le Premier ministre de l'époque, Tony Blair, avait alors pris la parole. Par ses mots justes et sensibles en hommage à la défunte, il était parvenu à sauver la Couronne d'un divorce définitif avec ses sujets.
Tout avait si bien commencé
Quelques jours à peine après la mise en ligne de la saison 4 de The Crown, une première réponse de la famille royale se fait déjà entendre. Indirectement, bien sûr, les Windsor se gardant bien de tout commentaire. Par l'intermédiaire des confidences d'amis de la famille royale à la presse people, Camilla, bonne vivante et les pieds sur terre, regarderait la série avec un bon verre de vin, se démarquant de la colère de Charles et William face à la représentation faite de la cour.
La pression monte lorsque le secrétaire d'État à la Culture, Oliver Dowden, réclame à la plateforme Netflix d'insérer un avertissement pour préciser aux spectateurs de la série que The Crown relève bien de la fiction et non de la réalité historique. On croit rêver qu'une telle revendication soit prononcée dans la patrie de William Shakespeare. Le ministère de la Culture voudrait-il également informer le public assistant à une représentation de Richard III, que le poète, s'arrangeant avec l'histoire, a inventé la totalité des dialogues de sa pièce? Demande d'autant plus grotesque quand l'on considère que The Crown en est aujourd'hui à sa quatrième saison, sans qu'aucune demande de cette sorte n'ait été effectuée par la Couronne ou le gouvernement britannique pour les trois saisons précédentes.
De fait, tout avait si bien commencé. Dans les deux premières saisons, les Windsor, représentés sous leurs plus beaux attraits, sont incarnés par des acteurs au glamour inespéré, la jeune reine qui s'acquitte sans faillir, avec classe et dignity du fardeau du trône et des crises politiques, sa sœur, la rebelle Margaret, malheureuse en amour, qui voit sa vie s'effondrer sous les coups de règles morales désuètes… Ici, la lumière est ultra léchée et les costumes superbes, tout concourt à une esthétique harmonieuse, irréprochable et consensuelle pour donner vie à un passé largement fantasmé. La soif grandissante pour les séries télévisées, le goût du public pour les séries en costume aux héros riches et aristocratiques (mise en branle par la série conservatrice Downton Abbey), ont permis en quelque sorte à la monarchie de renouer avec son peuple, de redorer son image, de s'incarner et de s'humaniser aux yeux de la jeune génération.
Dans ces trois premières saisons, l'image et l'importance de la Couronne y sont ô combien flattées, notamment à travers la représentation du rôle politique de la reine sur la scène internationale. Prenez, par exemple, cet épisode de la saison 2 où la reine décide, contre l'avis de tous, d'agir face aux tentations soviétiques du dirigeant du Ghana, Kwame Nkrumah. Par l'entremise d'une simple danse avec le président Ghanéen, la jeune souveraine parvient à faire revenir l'ancienne colonie britannique dans le giron occidental. Si la scène a bien eu lieu, son traitement dans la série est à prendre avec des pincettes, le réel impact politique de la séquence étant contesté par certains historiens.
Le stigmate de l'affaire Diana et du Mexgit
Alors, pourquoi un tel retournement? Parce que dans l'affaire Diana, par quelque bout qu'on la prenne, l'image des Windsor reste profondément entachée. Depuis sa mort à Paris en 1997, de nombreux témoignages –y compris ceux de Diana elle-même révélés dans les enregistrements d'Andrew Morton– sont venus préciser les zones d'ombre d'un mariage loin de l'image féerique et celles d'une famille régie par des codes absurdes et passéistes. Mais aussi parce qu'à l'heure de sa diffusion, la fiction éclaire le temps présent. Parce qu'au moment où le Royaume-Uni est fasciné par la dramatisation télévisée de la vie intime et royale de Diana, son deuxième fils, le prince Harry, a plié bagage pour le Canada, choisissant de quitter sa famille, ses racines, et ses titres de royauté pour protéger son épouse Meghan et leur jeune fils des attaques racistes incessantes des tabloïds, ceux-là même qu'Harry a toujours estimé responsables de la mort de sa mère.
On ne peut s'empêcher de voir là un parallèle étonnant entre le passé et présent, entre la fiction et la réalité. Jadis, le charme, la photogénie et la spontanéité d'une jeune femme qui refusa de se laisser broyer par la machine royale. Aujourd'hui, le glamour, le sourire chaleureux, et la modernité (une divorcée!) d'une actrice américaine, fille d'un père blanc et d'une mère noire que sa belle-famille n'a pas souhaité défendre. Lors du mariage d'Harry et Meghan, un vent de modernité avait semblé pourtant souffler sur le royaume. Tout comme l'arrivée d'un enfant métis dans une famille royale à la tête d'un pays au lourd passé colonialiste en avait réjoui plus d'un.
Hélas, là aussi le conte de fées n'était qu'illusion. A-t-on déjà oublié que la princesse Michael de Kent, épouse du premier cousin de la reine, jugea bon d'arborer une broche raciste le jour de sa rencontre avec Meghan Markle? Faut-il rappeler que les provocations odieuses des tabloïds persistent à ce jour sans qu'aucune voix de la Couronne ne s'élève pour les condamner? Prenons pour exemple la une récente du Sun montrant une photo de Meghan tenant dans ses bras le jeune fils du couple, accompagnée du titre «Nappy new year». À première vue, le jeu de mot sur «happy» et «nappy» (terme qui en Grande-Bretagne désigne une couche de bébé) semble inoffensif. Sauf qu'aux États-Unis, le mot «nappy» a également un emploi notoirement raciste pour qualifier les cheveux crépus. Venant de The Sun, l'un des tabloïds les plus agressifs envers la jeune femme, la perversité ne peut être que volontaire.
THE SUN: New tiers eve #TomorrowsPapersToday pic.twitter.com/SphA2ZMRgi
— Neil Henderson (@hendopolis) December 29, 2020
Une royauté aux traditions archaïques
La débâcle qui a entouré le départ de Harry et Meghan du Royaume-Uni est venue entériner ce que beaucoup avaient déjà constaté. A savoir l'impossibilité de la Couronne à évoluer avec son temps. C'est là, peut-être, que les Windsor ont discerné le danger principal de la série de Peter Morgan. Car malgré toute sa déférence à la Couronne (dans la saison 4, la reine dialogue aimablement avec un homme du peuple qui a pourtant fait irruption dans sa chambre à coucher!), The Crown nous ressasse à l'envi combien la destinée royale pèse à celles et ceux qui la vivent.
La reine est présentée comme une femme simple, fuyant le centre de l'attention, qui n'aurait rien tant aimé que se consacrer à son écurie et à ses corgis (ce qu'elle parvient à faire cependant assez souvent).
Élizabeth II à Londres le 15 octobre 1969 avec ses quatre corgis. | STF / AFP
Son époux le Prince Philip, éternellement relégué au second rang, s'impatiente et les enfants, eux, ont toujours de quoi se plaindre entre deux parties de pêche et de chasse, Charles le premier, qui passe sa vie à geindre de ne pas être suffisamment aimé et reconnu. Au vu de toutes leurs plaintes, le spectateur en vient à se demander la raison qui les pousse ainsi à se fossiliser dans cette vie aux pénibles traditions archaïques. Est-ce vraiment par respect de ce droit divin de la lignée royale?
C'est là que la réalité rattrape. Car après tout, cette royauté est rémunérée pour son rôle de représentation, qu'on n'oserait appeler un travail. Les défenseurs de la Couronne, de moins en moins nombreux, persistent à dire que la famille royale, mariages et naissances font rêver et attirent de nombreux touristes au Royaume-Uni…
Mais voilà qu'avec ses frontières fermées, sa sortie de l'Union européenne et ses hôpitaux ployant sous le nombre de malades du Covid-19, l'argument apparaît bien obsolète. Sans compter que les accusations portées contre le prince Andrew dans l'affaire Epstein ont achevé d'écorner l'image royale, beaucoup s'interrogeant sur les conséquences judiciaires pour le fils d'Élisabeth II, qui, pour l'instant, s'est juste vu retirer ses fonctions au sein de la famille comme son salaire annuel, qu'on estime aux alentours de 300.000 dollars [246.811 euros].
Voici donc la Couronne happée par les temps modernes. Et les jeunes générations ne peuvent aujourd'hui accepter une monarchie qui reste aveugle aux inégalités sociales, ne s'insurge pas contre le racisme et fait silence lorsque des voix de femmes s'élèvent contre l'un des siens. Ce décalage total de la monarchie avec les évolutions de la société, la saison 4 de The Crown l'a profondément mis à jour à travers l'histoire de Diana, jeune fille séduite par l'artifice d'un conte qui l'aura menée à la rébellion et l'émancipation d'une famille, fût-elle royale.
La Couronne critiquée
Pour saisir l'ambivalence de The Crown, série à la fois courtisane de la monarchie et illustratrice de ses travers, il faut se recentrer sur la personne d'Élisabeth II: pour les Britanniques, tout un symbole, témoin et vestige de l'histoire. Le pays –et le monde– ont connu tant de bouleversements depuis le début de son règne en 1953. La reine fait figure de proue, lien entre le passé –nostalgique pour les uns, poussiéreux pour d'autres– et le présent. Mais s'il est impensable pour les Britanniques de se libérer d'une telle attache, quid de la Couronne le jour où la reine ne sera plus?
Cette interrogation se formule de plus en plus nettement dans la presse britannique. Les accusations portées contre le prince Andrew avaient déjà provoqué la parution de plusieurs articles appelant à la fin de la monarchie. Et la question se pose de nouveau depuis la diffusion de cette quatrième saison. Début décembre, Phil Harrison s'interrogeait dans les colonnes du Guardian: «D'une certaine façon, The Crown représente le point culminant et l'accélération d'un processus qui a commencé depuis un moment. […] Tant qu'Élisabeth II règne sur le pays, la lignée tiendra. Mais les prochaines générations –de la famille royale comme du peuple– feraient bien de se demander si tout cela en vaut la peine.»
Récemment, l'acteur Michael Sheen (qui interprétait Tony Blair dans The Queen) a fait savoir qu'il avait rendu en 2017 sa médaille de l'Ordre de l'Empire britannique dont il avait été décoré par la reine en 2009. Après s'être replongé pour une conférence dans l'histoire des relations de l'Angleterre et du Pays de Galles dont il est originaire, l'acteur a exprimé son malaise face à certaines traditions persistantes de la Couronne, comme celle d'attribuer le titre de «Prince de Galles» à un héritier royal né en Angleterre.
Les héritiers directs de la Couronne semblent entièrement imperméables aux questions qui agitent le royaume. Ainsi, en pleine pandémie, et alors que les déplacements entre régions y étaient interdits, William et son épouse Kate se sont rendus en Écosse à bord du train royal. La visite, dénoncée comme non-essentielle par de nombreux médecins locaux, a suscité une telle polémique que la Première ministre écossaise Nicola Sturgeon s'est fendue d'un communiqué éloquent: «La visite royale concerne la famille royale et les arrangements qui ont été faits et toute question autour de ces arrangements doivent être posés à la famille royale. […] Le gouvernement écossais a été prévenu de ce projet de visite et nous nous sommes assurés que la famille royale était au fait des restrictions mises en place en Écosse afin que la décision et l'organisation de leur visite soient effectués en connaissance de cause.»
Décidément, le soleil n'est pas prêt de se relever sur le royaume d'Angleterre où, selon la formule shakespearienne, «l'hiver du mécontentement» semble à peine commencer.