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Les plateformes de streaming vous disent-elles quoi écouter?

Leurs équipes éditoriales, leurs capacités d'adaptation et leur positionnement sur le marché guident non seulement leurs stratégies, mais également nos pratiques d'écoutes.

Si les plateformes disposent toutes du même catalogue musical, elles ne l'utilisent pas de la même manière. | Andrea Piacquadio.<a href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/mode-gens-femme-appareil-photo-3783517/">via Pexels</a>
Si les plateformes disposent toutes du même catalogue musical, elles ne l'utilisent pas de la même manière. | Andrea Piacquadio.via Pexels

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C'est désormais un grand classique des fins d'années. En décembre, les plateformes de streaming dévoilent chacune leurs tops d'écoutes, ce que leurs utilisateurs ont le plus plébiscité en matière d'artistes, d'albums ou de titres. Les cartons de l'année en somme. Et comme à chaque fois, une chose nous frappe: parmi les plateformes les plus utilisées, celles qui brassent les profils d'auditeurs les plus larges, des différences apparaissent. On pourrait penser que chez les poids lourds tels que Spotify, Deezer ou iTunes, les habitudes d'écoutes et des typologies d'auditeurs similaires provoqueraient une uniformisation presque parfaite des tops.

Pourtant, il y a des variantes. Par exemple, le dernier album d'Aya Nakamura arrive en cinquième place des plus écoutés de l'année chez Deezer, et ne figure pas dans le top 5 de Spotify.

Le rappeur Ninho place lui deux albums dans le top 5 de Deezer, et un seul (son dernier en date) dans celui de Spotify. Dernier exemple, l'album Poison ou Antidote de Dadju figure à la quatrième place du top albums d'iTunes, alors qu'il n'apparaît même pas dans le top 10 de Deezer. Et des exemples comme ceux-ci, il y en a beaucoup.

Alors, disons-le tout de suite. Les plateformes interrogées dans le cadre de cet article n'ont pas d'explication sur ces exemples précis. Compréhensible, d'autant que chaque structure garde bien au chaud sa recette de fonctionnement et peine, par conséquent, à se comparer aux autres de façon détaillée. Mais ce qui est intéressant, c'est que cela montre que les plateformes, si elles disposent toutes du même catalogue musical (mises à part les rares exclusivités, les ayants droits diffusent leurs musiques sur toutes les plateformes en même temps pour maximiser les revenus), elles ne l'utilisent pas tout à fait de la même manière.

La fausse versatilité des auditeurs

Rappelons un fait très important: dans leur consommation de la musique en streaming, les utilisateurs sont avant tout maîtres de leur écoute. L'exploration musicale autonome et active domine nettement. L'auditeur ou l'auditrice a une forte tendance à s'orienter vers des musiques qu'il ou elle connaît, qu'il ou elle a même stockées sur la plateforme via des playlists privées ou des artistes et titres mis en favoris. C'est la source d'écoute dominante et qui, comme le suggère Jean-Samuel Beuscart, Samuel Coavoux et Sisley Maillard dans leur article intitulé «Les algorithmes de recommandation musicale et l'autonomie de l'auditeur», peut représenter jusqu'à 59% des volumes d'écoutes totaux. Alors, comment une plateformes peut-elle parvenir à amener l'auditeur ou l'auditrice à s'orienter plus régulièrement vers d'autres zones musicales et à élargir ses sources de streaming?

Eh bien pour commencer, il y a ce que l'on appelle les outils algorithmiques. Des systèmes de recommandations basés sur les usages des auditeurs, et qui les amènent à prolonger leur écoute via des propositions d'artistes, de titres ou de playlists en lien avec ces habitudes. Comme l'explique cette même étude, on retrouve donc l'outil de filtrage collaboratif («les gens qui ont aimé ce titre que vous avez écouté ont aussi aimé celui-ci»), de recommandation thématique («les autres titres de cet artiste, de ce sous-genre du hip-hop que vous avez écouté») jusqu'aux radios thématiques («radio inspirée de cet artiste») ou aux playlists complètement «inspirées de vos goûts» (le «flow» de Deezer, les «découvertes de la semaine» de Spotify), en passant par les nombreuses «ambiances» mises en playlists pour s'adapter aux humeurs des usagers.

«On ne révolutionne rien»

Ces mêmes outils sont basés, pour une partie d'entre eux, sur un travail éditorial. Car il n'y a pas que des lignes de code derrière une plateforme de steaming, mais également des équipes qui travaillent à la construction de ces recommandations, à l'accompagnement de l'auditeur dans le catalogue proposé. Ces équipes éditoriales ont, dans certains cas, le pouvoir d'influencer vos écoutes de manière significative. «Il y a quelques années, j'étais assez choquée de voir que la première femme de notre top, en l'occurrence Sia, était aux alentours de la vingt-cinquième place, se souvient Rachel Cartier, directrice de la musique chez Deezer. On a alors décidé de mettre plus de femmes en avant dans nos playlists. Il fallait que l'on fasse attention à cela, que l'on cherche à être représentatifs. On ne révolutionne rien, c'est la société dans son ensemble qui change. Mais il faut que l'on soit vigilants. Et on a vu les femmes remonter petit à petit dans les tops.»

«Il y a quelques années, j'étais choquée de voir que la première femme de notre top, en l'occurrence Sia, était aux alentours de la vingt-cinquième place.»
Rachel Cartier, directrice de la musique chez Deezer

En fait, sur ce point, les plateformes de streaming fonctionnent un peu comme des magazines ou des disquaires. Certaines plus que d'autres, d'ailleurs. Chez Qobuz, entreprise française qui a misé sur une qualité d'écoute supérieure et des recommandations éditoriales fortes, le fait de décerner un prix appelé Qobuzzissime à un album chaque semaine peut changer beaucoup de choses: «Il y a trois semaines, on a récompensé Jesse Bru, artiste de musique électronique pas franchement connu, raconte Marc Zisman, rédacteur en chef. Eh bien ça lui a permis d'être numéro un des streams de la semaine chez nous. Un artiste inconnu peut devenir premier parce qu'on le recommande.» Oui, dans ces cas, les plateformes ont un pouvoir très fort sur les habitudes d'écoute des utilisateurs. Mais encore une fois, entre l'écoute des tops titres de tel ou tel artiste ou d'autres albums de sa discographie, le choix autonome est majoritaire. Après tout, on adhère aussi à une plateforme parce qu'elle nous guide dans son catalogue.

«Zero button music player»

Loin de nous l'idée de faire la promotion des plateformes de streaming et de leur modèle, qui soulève par ailleurs un grand nombre de questionnements quant à l'évolution du droit d'auteurs dans le monde et à la rémunération des artistes, entre autres. Cependant, il est important de connaître la manière dont elles fonctionnent, sachant que le streaming représentait en 2019 environ 42% de l'ensemble du marché de la musique. Et de savoir comment nos usages sont influencés, guidés, parfois dans une logique marchande, mais aussi dans une réelle volonté éditoriale et qualitative. Les deux sont liés. Car on ne fidélise pas des millions d'utilisateurs uniquement par des algorithmes, au risque de peiner à se démarquer.

Chez Spotify, les choses sont un tout petit peu différentes. Le directeur de la musique, Antoine Monin, a à cœur d'expliquer que le but de l'entreprise suédoise est avant tout d'être «représentative de la production musicale d'un pays pour un public donné. Il est hors de question pour nous de restreindre le public ou de l'enfermer dans une ligne éditoriale particulière. Les playlists éditoriales, rédigées par l'équipe, sont une manière d'entrer dans notre catalogue, mais il y a aussi les playlists personnalisées qui sont très largement majoritaires en termes de volumes d'écoutes.»

«Il est hors de question pour nous de restreindre le public ou de l'enfermer dans une ligne éditoriale particulière.»
Antoine Monin, directeur de la musique chez Spotify

En fait, cette plateforme a largement misé sur l'autogestion des utilisateurs, même si son équipe éditoriale établit des recommandations, comme celles des quatre-vingts-douze pays où Spotify est implanté.

La plateforme a d'ailleurs, dès 2013, cherché à développer le format de la playlist privée pour tendre vers ce que l'on appelle un «zero button music player», qui permettrait de cerner au mieux l'utilisateur afin que celui-ci devienne totalement passif, et puisse disposer de la musique qui lui convient en continu. Mais dans les faits, les équipes éditoriales sont bel et bien mobilisées, heureusement.

L'indépendance des équipes éditoriales

La manière dont les plateformes de streaming aiguillent leurs utilisateurs, et donc se distinguent entre elles, est donc hybride. Parce qu'elle est faite de recommandations algorithmiques, éditoriales, de designs ou encore d'interfaces, mais aussi parce qu'elle diffère en fonction des genres. Comme Jean-Samuel Beuscart, Samuel Coavoux et Sisley Maillard le font remarquer: «L'usage des recommandations est inégalement distribué par genres musicaux; certains genres musicaux, comme le blues, le jazz ou la dance, semblent mieux se prêter à une écoute guidée.» En somme, leurs auditeurs aiment se voir recommander de la musique par les équipes éditoriales.

«À l'inverse, le rap est un genre populaire dont on aurait pu penser qu'il fait donc l'objet d'écoutes “distraites”, d'accompagnement, plus souvent que des genres légitimes. Or il n'en est rien: il s'agit du genre homogène (par opposition aux musiques de films, catégorie qui dénote la fonction plutôt que le contenu musical) qui fait l'objet du moins d'écoutes recommandées, avec, dans une moindre mesure, la chanson française. On peut donc penser que les pratiques des auditeurs de rap ne sont pas si éloignées de celles des amateurs que l'on réserve habituellement aux musiques légitimes: ils prêtent une grande importance au choix direct des musiques écoutées, qui sont moins souvent déléguées aux algorithmes et aux experts de la plateforme.»

Selon les personnes responsables des plateformes interrogées, les équipes éditoriales qui composent des playlists, fournissent parfois du contenu journalistique comme des interviews ou des chroniques d'albums, sont totalement indépendantes vis-à-vis des maisons de disques. Cependant, il y a bien des espaces publicitaires proposés à toutes sortes d'annonceurs, un peu comme dans un média. «Nos éditeurs sont férocement indépendants parce qu'il n'y a pas vraiment de barrière pour les artistes à l'entrée de la plateforme, on ne filtre pas, explique Antoine Monin, de Spotify. Qu'un artiste soit signé ou pas, connu ou pas, on essaie de lui trouver une place dans la diversité de l'offre.»

Cas de force majeure

Cependant, il existe bien des accords commerciaux avec les maisons de disques. «Il n'y a rien à cacher, explique Marc Zisman, de Qobuz. Nous sommes des distributeurs, des magasins virtuels. Nous avons donc des contrats avec les majors, les maisons de disques… Donc oui, il y a des accords commerciaux. Mais dans le cas de notre prix Qobuzissime, ce ne sont pas les labels qui nous ont payés pour lui décerner le prix, surtout pas. Après, on a des opérations dealées. Par exemple, lors de la sortie du dernier album d'AC/DC, on a fait une offre commerciale sur les téléchargements payants de leur back catalogue [la discographie déjà existante et disponible]. On peut contacter les maisons de disques si on a envie de monter une opération sur un artiste ou un projet, et ils peuvent essayer de nous solliciter s'il le veulent, même si ça n'aura pas d'incidence sur nos décisions éditoriales. Là, on a une liberté totale. Il n'y a pas de relecture des chroniques de disques par les labels, par exemple.»

«Oui, il y a des accords commerciaux. Mais ce ne sont pas les labels qui nous payent pour décerner le prix Qobuzissime.»
Marc Zisman, de Qobuz

Dans une année 2020 si particulière, les plateformes de streaming ont d'abord vu, pour la plupart, leur volume d'écoutes baisser pendant le premier confinement (ça n'est pas le cas de Qobuz, qui vise une écoute domestique par ses utilisateurs). Deezer, par exemple, a alors dû réadapter son offre. «Passée cette phase de sidération, les gens se sont beaucoup reportés sur les radios ou les podcasts qui sont disponibles chez nous, rembobine Rachel Cartier. Et un peu moins sur les playlists de nouveautés. On a changé beaucoup de choses en l'espace de trois jours, on a poussé beaucoup de playlists d'humeurs du back catalogue. Et ça a été un carton. Cette stratégie éditoriale a eu des répercussions sur le top d'écoutes puisque celui-ci a totalement changé d'aspect pendant le confinement.» Dans un cas de force majeure, les outils de recommandations sont donc mobilisables pour palier une baisse d'écoute. Ils sont efficaces puisqu'ils ont contribué à ce que le streaming connaisse finalement une hausse de 25% du volume mondial d'écoute en 2020. Dans la musique, tout le monde ne sort pas de cette crise bredouille.

L'algorithme roi ne suffit pas

La compréhension du fonctionnement des plateformes de streaming permet de déconstruire plusieurs idées reçues. D'abord, celle de l'algorithme roi, qui agirait seul et dans l'intérêt des majors. Si le but d'un service de streaming est bien entendu d'être rentable, il ne peut être entièrement déshumanisé et détaché de la subjectivité et de l'affect qui régissent également les consommations culturelles.

On surestime trop souvent, par méfiance, la capacité des radios, de la presse musicale ou des plateformes à dicter strictement l'écoute des utilisateurs. Les faits sont en réalité bien plus nuancés, les études le montrent, et les structures telles que Spotify, Deezer ou Qobuz doivent s'y adapter. Autre idée reçue: celle de l'auditeur entièrement libre, qui errerait dans un catalogue musical gigantesque au gré de ses envies. Non seulement les utilisateurs cadrent eux-mêmes leurs écoutes sur leurs habitudes, leurs goûts ou leurs rituels, mais les plateformes les confortent dans cette démarche via les recommandations algorithmées, et les en font également sortir via, entre autres, l'éditorial. Dans tous les cas, les choses sont bien plus complexes qu'il n'y paraît.

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