Culture

Cinq romans de la rentrée littéraire 2021 pour bien commencer l'année

Quatre autrices et un auteur réfléchissent à la façon dont la vie les confronte, ou confronte leurs personnages, à la solitude.

Alexandra Matine, Nesrine Slaoui, Virginie Noar, Gabrielle FIlteau-Chiba, Martin Dumont. | Montage Slate.fr
Alexandra Matine, Nesrine Slaoui, Virginie Noar, Gabrielle FIlteau-Chiba, Martin Dumont. | Montage Slate.fr

Temps de lecture: 6 minutes

En ce début d'année civile, une nouvelle fournée d'ouvrages de grande qualité débarque sur les étalages des librairies. Ces cinq artistes dont c'est le premier ou le deuxième livre tirent incontestablement leur épingle du jeu.

«Les Grandes Occasions», sourire pour la photo

 


Alexandra Matine. | Chloé Vollmer-Lo

Est-ce que nous aussi, quand nous aurons atteint un âge avancé, nous n'aurons d'autre obsession que celle de réunir à la même table tous nos enfants, quoi qu'il en coûte? Plus franchement dans la fleur de l'âge, Esther ne semble poursuivre que cet unique rêve. Le récit des préparatifs du déjeuner alterne avec les retours en arrière. Une existence entière dédiée à Reza, son médecin de mari, ainsi qu'à leurs deux filles et leurs deux fils.

C'est autour de ce repas idéal, qui n'aura pas lieu, qu'Alexandra Matine signe un premier roman aussi amer qu'enveloppant, qui montre que tous les sacrifices du monde ne suffisent pas à transformer une somme d'individualités en une famille soudée. L'écriture est vive, énergique, d'une admirable précision, faisant de ce non-déjeuner estival un moment mémorable.

Tout comme Tant qu'il reste des îles de Martin Dumont, dont on reparlera plus bas, Les Grandes Occasions marque le lancement des Avrils, collection de littérature française contemporaine chapeautée par le groupe Delcourt. Les éditrices Lola Nicolle et Sandrine Thévenet nous promettent de très belles rencontres avec des auteurs et autrices de grande classe.

Extrait

«Les autres voient ça et déclarent “c'est une femme faible”. D'autres murmurent qu'elle veut maintenir les apparences. Les enfants aussi, leurs enfants. Leurs enfants ne comprennent pas. Ils aimeraient lui en parler. Ils n'osent pas. Ils essaient de lui faire comprendre. Pas avec des mots. De lui montrer ce qui ne va pas. Avec des haussements de sourcils, et des soupirs, des yeux qui roulent, des mains qui s'impatientent. Comme lui. Et elle qui s'entête quand même. Ils ne sauraient pas quoi dire s'il fallait des mots. Entre eux, parfois, c'est arrivé, ils se le sont dit. “Maman pourrait se remarier. On est grands maintenant. Pourquoi est-ce qu'elle reste?” Et Esther restait.»

Les Grandes Occasions

d'Alexandra Matine

Les Avrils

249 pages

19 euros

Paru le 6 janvier

«Illégitimes», une reconnaissance impossible

 


Nesrine Slaoui. | Richard Dumas

Briser le plafond de verre ne suffit pas à se sentir soudain légitime: c'est l'un des messages véhiculés par Nesrine Slaoui, diplômée de Sciences Po Paris et journaliste chez Loopsider. Profitant du premier confinement pour effectuer un retour au bercail vital (à Apt, sous-préfecture du Vaucluse), elle décrit la façon dont la France s'arrange en permanence pour que les immigré·es et leurs enfants ne se sentent jamais à leur place.

Le succès éclatant de l'autrice est loin d'avoir tout résolu. On n'efface pas aussi facilement les nombreuses remarques dégradantes venues de profs ou de camarades qui, après avoir affirmé bruyamment qu'elle n'avait pas les moyens d'être ambitieuse, ont ensuite tenté d'expliquer que sa réussite ne lui appartenait pas.

Efficace et plein de cœur, ce récit cite La Discrétion, roman de Faïza Guène avec lequel il a effectivement plus d'un point commun. Et en premier lieu cette description d'une France qui se gargarise de sa politique d'intégration, là où il n'y a au mieux qu'une tolérance pleine de dédain, et au pire une véritable violence de classe, encore plus forte quand elle touche les personnes immigrées.

Extrait

«Quand j'ai essayé de comprendre mon parcours de “transfuge de classe”, surtout ses névroses et ses blessures, j'ai refusé de me voir comme une traîtresse à mon milieu ouvrier d'origine. Je comprends pleinement que l'ascension sociale exige un abandon d'une partie de soi-même mais moi je ne peux pas renoncer à la fois à ma classe et à mon appartenance ethnique, la violence serait trop grande, j'ai besoin de ceux qui partagent mon histoire, et mon histoire est celle d'une femme issue de l'immigration qui a grandi en milieu semi-rural et en milieu populaire.»

Illégitimes

de Nesrine Slaoui

Fayard

193 pages

18 euros

Paru le 7 janvier

«La Nuit infinie des mères», la femme d'après

Virginie Noar. | Raphaël Pellet

Dans son premier roman, Le Corps d'après, Virginie Noar racontait la grossesse et ses conséquences avec dureté et passion. La Nuit infinie des mères, qui paraît seize mois plus tard, poursuit le même objectif: celui d'une femme esseulée, moins prisonnière du petit village dans lequel elle vit que de sa condition de mère.

La maternité est une plongée en apnée, sans espoir de pouvoir un jour remonter à la surface: c'est le message du roman de Virginie Noar, qui se déleste d'un certain nombre de contraintes narratives pour mieux s'abandonner à une forme de poésie rageuse, souvent d'une grande violence.

La Nuit infinie des mères n'est pas une invitation à se faire ligaturer les trompes: c'est avant tout une mise en garde, doublée d'une critique parfaitement juste du fonctionnement de notre société, qui condamne les mères à perpétuité au lieu de les épauler. Le genre de livre qui ne peut que pousser à repenser en profondeur son rapport à la parentalité.

Extrait

«Le monde pleurait son sort car c'était un lendemain de drame.
Moi j'étais là, impuissante, à fabriquer de ma médiocrité une vie bringuebalante à mes enfants éclopés d'un parent éclipsé. Une vie qui finirait avec la solitude sans doute, l'arrachement des tout petits enfants partis vivre leur vie en m'accusant de leurs tourments. L'épreuve du manque abyssal au fond de mon ventre, après des années de labeur à oublier l'odeur de la jouissance et porter sur les épaules le poids de la mélancolie.»

La Nuit infinie des mères

de Virginie Noar

Éditions François Bourin

219 pages

19 euros

Paru le 7 janvier

«Encabanée», voyager en soi-même
 


Gabrielle Filteau-Chiba. | Julie Houde-Audet

Le plus court roman de cette sélection (une centaine de pages), décrit la vie de solitude choisie par Anouk. Dans une cabane rustique située au fond des bois du Kamouraska, cette jeune femme québécoise renoue avec elle-même, se délectant d'une vie de dénuement à laquelle elle aspirait depuis longtemps.

Encabanée nous est présenté comme le journal d'Anouk, double fictionnel de l'autrice Gabrielle Fiteau-Chiba, qui vit cette existence ascétique avec intensité, alternant phases d'allégresse et vraies périodes de doute. Du Sylvain Tesson sans le vernis réactionnaire, en quelque sorte. Car même lorsqu'elle se remémorre certains instants de son ancienne vie, la narratrice sait rester humble et lucide.

Dans son dernier acte, Encabanée injecte un surcroît de tension en modifiant soudainement la donne. Loin de dénaturer l'ensemble, ce rebondissement dont on ne révèlera rien vient au contraire approfondir la réflexion de l'écrivaine sur les bienfaits de la solitude et sur la dimension très politique de la quête de son héroïne.

Extrait

«J'ai lu quelque part que l'eau salée soigne toutes les peines de l'âme: la mer, la sueur et les larmes. J'ai mis toutes les chances de mon côté en partant pour le Bas-Saint-Laurent avec une pelle, une hache et mon dégoût de la société. Reste à voir qui rira le dernier. Si le froid me laisse du lousse[1]. Si le printemps existe toujours. Parfois je crains que l'hiver ne se soit installé pour de bon.»

Encabanée

de Gabrielle Filteau-Chiba

Le Mot et le Reste

115 pages

13 euros

Paru le 7 janvier

«Tant qu'il reste des îles», naissance d'un pont

Martin Dumont. | Chloé Vollmer-Lo

Deuxième roman pour Martin Dumont après Le Chien de Schrödinger, paru en 2018. Cet ingénieur naval s'intéresse à un univers qu'il connaît bien: celui de la mer et des hommes qui en vivent. Son héros, Léni, vit sur une île qui n'en sera bientôt plus une, la création d'un pont venant d'être adoptée par la population locale. Au grand dam de celles et ceux qui aimaient tant vivre à l'écart des touristes et du monde.

Les différentes phases de la construction du pont de la discorde servent de structure à ce beau roman côtier dans lequel Léni et ses collègues, encouragés par un mentor vieillissant mais déterminé, se mettent en tête de fabriquer un bateau, eux qui s'étaient jusque là contentés d'entretenir et de réparer des embarcations existantes.

Prêts à aller loin pour préserver l'indépendance de leur île, les héros de Martin Dumont sont pris, à l'échelle individuelle, par une peur croissante de la solitude. Un paradoxe intelligemment exploité par l'auteur, au sein d'un livre aussi social que sentimental.

Extrait

«Le mois d'avril a filé sans temps mort. Sur le chantier, on bossait comme des dingues. Deux anciens de chez O'Sea sont venus nous filer un coup de main pour mouler la coque et le pont. On a aussi préparé les cloisons et commandé l'essentiel des meubles et de l'accastillage. Malgré la quantité de boulot, je n'avais pas vu une aussi belle ambiance depuis plusieurs années. Même Karim jouait le jeu, il ne me parlait plus de l'arsenal et je le surprenais à écourter nos pauses pour pouvoir avancer.»

Tant qu'il reste des îles

de Martin Dumont

Les Avrils

233 pages

18 euros

Paru le 6 janvier

1 — Laisser du lousse: expression québécoise signifiant «relâcher son emprise». Tous les termes utilisés uniquement au Québec sont définis dans un glossaire situé en fin de livre. Retourner à l'article

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