Société / Culture

Le retour de «Caméra Café» a-t-il encore du sens en 2021?

«Caméra Café» est censé revenir pour un épisode événement fin 2021. Est-ce pertinent dans une société où le travail a profondément changé au cours de la dernière décennie?

Le temps des cafés (et des chemises rayées...). | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rIppqbz6KYE&amp;ab_channel=CameraCaf%C3%A9">via YouTube</a>
Le temps des cafés (et des chemises rayées...). | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

Caméra Café a son esthétique propre, reconnaissable entre toutes. Caméra fixe, tons criards, chemises fluos et empoignements divers en constituent l'essence. De 2001, date de diffusion de la première saison, à 2009, date de la sortie du dernier film (Le Séminaire), les années 2000 semblent encapsulées dans la shortcom.

La gouaille de Jean-Claude Convenant (Yvan Le Bolloc'h), le VRP, et les magouilles d'Hervé (Bruno Solo), le syndicaliste véreux, sont restées dans l'inconscient collectif français, à la manière d'un The Office pour les Anglo-Saxons. La série est toujours à l'antenne sur les chaînes du groupe M6, et des versions pirates sur YouTube cumulent des millions de vues. Elle tient une place particulière dans le paysage de la série française dédiée à la banalité du travail en entreprise, entre Message à caractère informatif et Le Bureau, deux objets télévisuels cultes signés Nicolas et Bruno.

 

«La série se situe dans la lignée des formats courts, dont Un gars, une fille avait été le pionnier. Elle est représentative d'un âge d'or de la sitcom à la française, avec ce format qui lui est propre: des scènes de deux ou trois minutes, que l'on ne retrouve pas beaucoup à l'international», resitue Benjamin W. L. Derhy Kurtz, chercheur spécialisé dans les séries TV.

Cette singularité française, de Kaamelott à Scènes de ménages, en fait un terrain privilégié d'expérimentations humoristiques. Bien avant Unfriended (2014) et les films confinés tournés façon webcam (Connectés, 2020), Caméra Café s'est toujours présentée comme un ovni (télé)visuel. «On savait que la série ne pourrait marcher qu'en plan fixe», explique d'ailleurs Yvan Le Bolloc'h dans une interview à la chaîne YouTube Capsul Pop.

«L'environnement bureaucratique est érigé en symbole du manque de bien-être au travail.»
Emmanuelle Savignac, anthropologue

L'autre spécificité de la série, selon Benjamin W. L. Derhy Kurtz, réside dans le fait que l'on ne voit jamais la vie privée des personnages: tout se passe au travail, mais la frontière entre les deux mondes est brouillée. L'écume de la vie privée rejaillit par fragments épars, comme des incartades, des fenêtres inautorisées en milieu professionnel. Jean-Guy, le DRH acerbe, ne manquera jamais de le leur rappeler.

«Les protagonistes ont une vie personnelle extrêmement pauvre, ils baignent dans une misère affective, sexuelle, sentimentale, analyse Emmanuelle Savignac, anthropologue à l'université Sorbonne Nouvelle. Ils évoluent dans un espace clos, non sur l'activité en tant que telle, mais sur les relations humaines. Cela vient subvertir le discours managérial sur l'individu qui doit s'épanouir dans le travail.»

Le programme de Jean-Claude ce vendredi soir: «Manger sur l'A12»... | Capture d'écran via YouTube

Le travail, une machine à broyer

«Caméra Café constitue un discours sur le néo-management. L'environnement bureaucratique est érigé en symbole du manque de bien-être au travail», continue l'anthropologue. En cela, le discours de Caméra Café n'a rien perdu de sa pertinence, dans une société où règnent les «bullshit jobs» décrits par David Graeber. Les employés de Geugène Electro Stim (le nom de l'entreprise fictive), donnent à voir des sacrifiés du salariat, coincés dans leurs bureaux moribonds, cherchant à grapiller quelques instants de bonheur.

«La pause café apparaît dès lors comme une soupape nécessaire, où l'on peut venir se plaindre», décrypte Pascal Dibie, auteur d'une Ethnologie du bureau (Métailié, 2020). Le trope de la pause café est ici détourné avec malice: les personnages, gavés de caféine, redoublent pourtant d'improductivité.

«Il n'y a aucune échappatoire, la série nous montre un monde carcéral.»
Aurélie Jeantet, sociologue

Il y a en sous-texte une forme de fin de l'histoire. La configuration du monde du travail y est présentée comme inamovible, ce que vient confirmer en creux la narration visuelle.

«Il n'y a aucune échappatoire, la série nous montre un monde carcéral», résume Aurélie Jeantet, sociologue à l'université Sorbonne Nouvelle. Coincés entre la photocopieuse et les toilettes, les personnages du scénario esquissent presque une pièce de Samuel Beckett, où plus rien ne peut advenir.

 

Un défouloir

Pourtant, toute la subtilité de la série réside dans le fait de montrer une violence explicite des personnages: la salle de détente est un défouloir qui convertit la violence symbolique que subissent les personnages en violence réelle. Cette cruauté du quotidien est, aux yeux d'un spectateur contemporain, difficile à regarder. «En revoyant la série aujourd'hui, on sent que #MeToo est passé par là. Les deux protagonistes principaux sont des hommes. Les femmes exercent des rôles plus périphériques, ou alors elles sont castratrices», soulève Emmanuelle Savignac, coautrice de l'article «Les représentations sociales de la vie de bureau à la télévision».

«De qui rit-on? Du VRP, car il est tellement sexiste. Mais la question est de savoir si on rit de lui ou avec lui. Il faut se poser la question du rire complice», abonde sa collègue Aurélie Jeantet. Caméra Café évoque rarement la question de manière frontale. Mais à l'occasion d'un épisode, Jeanne, la secrétaire, lâche un laconique: «On fait la journée de la femme ici dans l'entreprise? Nan parce que comme il y a eu la journée de l'andouillette la semaine dernière, je me disais…»

 

Une réplique qui vient moquer la propension des boîtes à se réapproprier toutes les causes pour les passer à la moulinette du néolibéralisme. La bataille de Jeanne pour avoir ses mercredis afin de pouvoir garder ses enfants sera un fil conducteur phare de la série. Contrastant ainsi avec Jean-Claude, qui met un point d'honneur à se tenir éloigné de sa famille.

Yvan Le Bolloc'h n'a d'ailleurs jamais caché l'aspect corrosif et politique de sa création. Dans une autre interview accordée à Capsul Pop, l'interprète de Jean-Claude Convenant confie s'être inspiré du film Que les gros salaires lèvent le doigt! (1982) de Denys Granier-Deferre. Une œuvre qui dépeint «les rapports de force qui peuvent s'établir entre un patron et ses employés, avec une jouissance à voir les gens se déchirer».

Retour vers le futur du travail (en Xantia tunée)

Car ce que donne à voir la série produite par Calt, ce sont avant tout des manières d'esquiver ces conditions de travail délétères. «Dès la création des bureaux modernes, au XIXe siècle, les employés ont toujours cherché à s'échapper du bureau. En témoigne la technique du perruquage, qui consistait à laisser un vêtement, en général son chapeau, sur sa chaise pour faire croire que l'on travaille», explique Pascal Dibie. Une technique qu'affectionne particulièrement Jean-Claude Convenant dans l'épisode «La double veste» de la saison 4.

 

Les formes contemporaines du travail, notamment en ligne, ont-elles toutes un équivalent de ce type? Faudra-t-il imaginer les employés de Geugène confinés, micros et caméras coupés pour ne pas avoir à subir le harcèlement de leur DRH? Peut-être.

Mais l'élément principal, la pause café, se réinvente elle aussi. Ludifiée dans les start-up, qui lui préfère les bars à jus de fruits, elle a subi des mutations diverses. Dans les open spaces, elle reste encore l'un des rares espaces de liberté, le lieu de la petite transgression. De son côté, le télétravail vient brouiller la frontière entre pause et travail. «Le couloir est, dans l'entreprise, l'espace où se jouent tous les enjeux liés à l'information», poursuit l'ethnologue. En 2021, les ragots et le small talk sont médiés autrement. «Il est toujours possible de discuter à la marge d'un visio avec ses collègues, avant ou après l'appel», rappelle Benjamin W. L. Derhy Kurtz.

En somme, tout ce qui fait l'essence de Caméra Café n'a pas disparu. Les pratiques se sont juste intégrées autrement dans les espaces numériques. Pour Pascal Dibie, «il ne faut pas oublier que le bureau impose une temporalité qui contraste avec celle du chez-soi, au niveau du rythme et de la tenue du corps. Dans les années 2000 comme en 2020». Ce mélange des genres, de plus en plus prégnant, était déjà l'objet de la série cocréé par Bruno Solo et Yvan Le Bolloc'h.

Montrer l'espace de travail dans sa banalité cruelle: telle a toujours été l'ambition de la série. Caméra Café, ce n'est donc pas qu'un morceau de la pop culture française, ce sont les années 2000 qui se trouvent croquées par un humour noir et mordant. Nul doute que le même traitement sera réservé à l'époque actuelle.

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