Culture

Six films à ressortir des piles de DVD jamais vus

Loin des algorithmes et des stratégies promotionnelles, et en attendant de pouvoir retourner au cinéma, quelques trouvailles heureuses dans la malle aux DVD.

Kidlat Tahimik, auteur, réalisateur, caméraman, monteur et interprète d'un film inclassable venu des Philippines et des années 1970, et qui n'a pas pris une ride, <em>Perfumed Nightmare. </em>| Megaphone
Kidlat Tahimik, auteur, réalisateur, caméraman, monteur et interprète d'un film inclassable venu des Philippines et des années 1970, et qui n'a pas pris une ride, Perfumed Nightmare. | Megaphone

Temps de lecture: 7 minutes

Confinement, salles fermées, voyages impossibles m'ont offert en guise d'étrennes la possibilité de faire du rangement dans les strates de livres, documents et autres objets accumulés depuis des années. Parmi eux, des films. Plus exactement des DVD reçus et jamais vus, manque de temps, absence d'actualité à l'époque, oubli ensuite.

«Ranger» ici signifiait, enfin, les regarder. Des bonnes et des mauvaises surprises, des objets restés depuis invisibles, faute de distribution ou de diffusion, mais aussi des découvertes heureuses, et accessibles à qui le souhaiterait.

Sans préférence ni classement mais pour le seul plaisir de partager ces découvertes loin des produits mainstream, même avec retard et alors que la perspective de l'arrivée de nouveaux films s'éloigne à nouveau, voici donc six films, de Patti Smith à Jean Renoir, tendre comédie d'amour ou récit concentrationnaire, fantaisie philippine ou regard attentif dans les Hauts-de-France, tous édités en DVD et qu'on pourra acheter en ligne. Manière aussi de s'épargner les inutiles résolutions et les vaseuses prédictions de début d'année, en attendant de voir, vraiment de voir, ce que 2021 nous réserve.

«​​​​​Patti Smith, Dream of Life», de Steven Sebring

Durant onze ans, de 1995 à 2006, Steven Sebring, photographe de mode, a suivi Patti Smith avec une caméra. En concert, en tournée sur la route, chez elle à New York, chez ses parents dans le New Jersey, avec ses amis célèbres ou pas, dans la rue contre quelques-uns des crimes d'État états-uniens.

Au début ils se connaissent à peine, elle qui sort d'un long deuil et lui dont le cinéma n'est pas le langage. Ils vont devenir très proches au cours de ce qui se met en place. Ils ne savent pas ce qu'ils font, ce que peut donner ce tournage sans fin, dont rien pendant qu'il se faisait ne permettait de savoir quand et comment il s'arrêterait, ni même si les quantités d'images accumulées pourraient jamais faire un film.

C'est l'une des beautés de Dream of Life dont le titre reprend celui de l'album de la fin des années 1980. On voit bien qu'ils ont en tête le mythique et plutôt raté Dont Look Back filmé par Pennebaker durant la tournée de Bob Dylan en Grande-Bretagne en 1965. Le noir et blanc à gros grain, le désordre foutraque, les changements de registres rebondissent du pis-aller à la justification punk. Mais il y a un truc, un twist, un tour de magie, qui va tout sauver et qui s'appelle tout simplement Patti Smith.

 

Sans y songer peut-être, mais de manière à la fois très sûre et très fine, elle déploie une richesse dans ses manières d'exister, de faire attention aux autres, aux choses, aux mots, aux souvenirs, qui fait peu à peu pousser une beauté droite et juste au milieu de ce chaos. Les pures explosions d'énergie des séquences de concert sont comme les immenses fleurs rouges et noires de ce processus quasi secret, cette intelligence inquiète et joueuse habitée par une force intérieure plus ancienne que ceux qu'elle accompagne, plus ancienne que la poésie de Ginsberg et de Dylan, que le désespoir de Billie Holiday, plus ancienne que Rimbaud et William Blake.

Quelqu'un vibre, pense et existe, là. Ensemble mais chacun à sa place, Patti Smith et Steven Sebring –et sans doute aussi un peu le monteur, Angelo Corrao, qui avait monté le beau portrait de Chet Baker par Bruce Weber, Let's Get Lost– ont rendu possible cette floraison.

​​​​​Patti Smith, Dream of Life

de Steven Sebring

2008
Ideale Audience International

L'édition DVD comporte également un livret très complet sur les conditions de réalisation du film.

«Suzanne», de Viviane Candas

Raconter le film, c'est déjà le trahir. Parce que cette histoire construite autour de deux hommes, celui qui n'aime qu'une seule femme et celui qui les veut toutes sans en aimer aucune pourrait donner lieu à mille schématismes, dont le théâtre et le cinéma français sont si souvent coutumiers. Et qu'il n'y a, jamais, rien de tel, dans la manière dont se déploie le récit intimiste et joyeux, émouvant et tonique tel que le filme Viviane Candas.

Sorti à la sauvette en 2006, aussitôt oublié dans le tourniquet fatal de la distribution, le film ne cesse de surprendre par sa vivacité, son rythme musical, la joie évidente des interprètes à accompagner dans cette aventure sentimentale, quelque part entre un appartement parisien et un mythe biblique ou grec. Deux acteurs trop rares, Patrick Bauchau et Christine Citti, Jean-Pierre Kalfon à son meilleur, Édith Scob impériale comme toujours emportent ce ballet où les chansons, grâce notamment à Guesch Patti, tient aussi une belle place.

Suzanne

de Viviane Candas

2006

Les Films du Paradoxe

Le DVD est accompagné d'un livret comportant un entretien à la fois éclairant et chaleureux entre la réalisatrice et Jean-Claude Carrière.

«Des jours et des nuits sur l'aire», d'Isabelle Ingold

Le long d'une autoroute dans le nord-est de la France, quelque part du côté de Péronne, une aire de repos comme il y en a partout. Lieu commun de la mondialisation, espace suspendu entre points de départ et points d'arrivée, mangeoires à malbouffe, parenthèse sans charme ni enjeu, cette «zone» est ici filmée de manière à montrer à nu, mais sans ironie ni surplomb, les attachements et les dérives de toute une humanité.

Les camionneurs surtout, les touristes parfois, les employés de la station-service, ceux qui voyagent par force (les migrants) ou pour un plaisir parfois indiscernable, quelques habitants du coin aussi, par hasard ou désœuvrement, racontent un fragment de ce monde éclaté et désaccordé, pourtant palpitant de multiples formes de vie.

 

Virtuelle et schématique, la mémoire de la grande boucherie de 1914, dont des épisodes marquants eurent lieu à proximité, hante lointainement cette Europe qui s'incarne en routiers portugais et russes, en fille de la campagne environnante devenue femme de chambre de l'hôtel une étoile. Ce qu'ils racontent tient en silences autant qu'en mots, en gestes autant qu'en contenu des gamelles et des Tupperware, en fragments de récits familiaux autant qu'en discussions syndicales.

Isabelle Ingold regarde et écoute, on comprend qu'elle a dû attendre beaucoup pour composer ce tableau dont le mouvement intérieur, riche et complexe, ne se dessine que peu à peu. Il tient à la qualité du regard qu'elle porte sur chacune et chacun de ceux dont elle a croisé le chemin, un jour, un soir, sur cette aire le long de l'autoroute A1 et qui porte le nom fleurant bon le marketing postmoderne de «Cœur des Hauts-de-France». Mais il y avait des gens.

Des jours et des nuits sur l'aire

d'Isabelle Ingold

2016

Perspective Films

Le DVD est accompagné d'un livret où figurent plusieurs textes apportant des éclairages sur le film.

«J'ai survécu à ma mort», de Vojtěch Jasný

Largement oublié dans l'imposante filmographie concernant les camps nazis, ce film du Tchécoslovaque Vojtěch Jasný est une évocation impressionnante de la terreur dans le camp de Mauthausen, et des activités de la résistance qui s'y déroulèrent. Fiction en grande partie inspirée de faits réels, sur un scénario d'un ancien déporté, le film associe dramatisation, recherche formelle et évocation de nombreuses situations qui firent partie de l'univers concentrationnaire.

Son étrange héros est un boxeur colossal, déporté pour avoir gagné un match contre un membre de la Gestapo, et qui s'est prétendu communiste par provocation. Autour de lui se met en place une galaxie de protagonistes très différenciés, comme le sont les motivations de ce film à la fois intense et complexe.

 

Une complexité qui est aussi travaillée par le rapport du pouvoir tchécoslovaque à l'époque de la réalisation avec les anciens résistants, comme le rappelle le livret très riche en informations rédigé par le président de l'Amicale de Mauthausen, Daniel Simon, sous l'égide de laquelle a été édité le DVD.

Cette complexité, dans la mise en scène autant que dans le scénario, porte la signature d'un réalisateur quasi oublié, mais dont on comprend pourquoi Miloš Forman le désigna plus tard comme le père spirituel du jeune cinéma tchèque.

J'ai survécu à ma mort

de Vojtěch Jasný

1960

Mille et une productions

«Perfumed Nightmare», de Kidlat Tahimik

Improbable ovni cinématographique lors de sa révélation au Festival de Berlin il y a plus de trente ans, cette comédie impertinente et inventive n'a rien perdu de sa singulière énergie. De manière partiellement autobiographique, le jeune réalisateur-interprète du rôle principal raconte la vie dans un village des Philippines sous la dictature de Marcos, les paradoxes du désir d'un ailleurs idéalisé selon les modèles culturels venus des États-Unis, qui continuent de dominer ce qui fut une de leurs colonies, et la rencontre avec un Occident bien éloigné des fantasmes d'une jeunesse rêvant d'un monde meilleur.

Avec un humour nourri par un évident bricolage narratif et visuel palliant brillamment le manque de moyens, Kidlat Tahimik incarne ce jeune conducteur de Jeepney (les Jeep de l'US Army devenues après-guerre les véhicules des transports en commun aux Philippines) fasciné par les voyages spatiaux et l'imagerie hollywoodienne. Il se retrouve à Paris, coincé entre la fable d'une multinationale du chewing-gum et la réalité documentaire des changements urbains de la capitale.

 

Réalisé de bric et de broc par un autodidacte aux multiples talents, avec l'aide aussi de Werner Herzog comme le réalisateur le raconte aujourd'hui dans le très joyeux entretien qui figure en bonus, Perfumed Nightmare, qui était resté étrangement inédit dans les salles françaises, exhale un parfum de liberté qui ne se tarit pas.

Perfumed Nightmare

de Kidlat Tahimik

1977

Megaphone

«La Tosca», de Jean Renoir et Carl Koch

Rappelé sous les drapeaux à la déclaration de guerre en 1939, Jean Renoir est envoyé en Italie, où Mussolini veut qu'il vienne donner des cours de cinéma –à ce moment le gouvernement français espère encore que l'Italie n'entrera pas dans le conflit et veut tout faire pour ne pas braquer le Duce.

À Rome, Renoir monte un projet de film, une adaptation non chantée de Tosca –choix loin d'être neutre d'une pièce qu'on pourrait dire, tout anachronisme assumé, antifasciste: situé au tout début du XIXe siècle, ce n'en est pas moins un récit de la résistance de démocrates condamnés à la clandestinité face à l'oppression, torturés et exécutés dans les geôles du terrible Scarpia.

 

Renoir s'entoure de deux proches qui ont déjà été ses assistants, Carl Koch, ami de Bertolt Brecht qui a fui l'Allemagne nazie, et a notamment été coscénariste de La Règle du jeu, et le jeune Luchino Visconti, qui fréquente Renoir depuis Toni et était assistant sur Partie de campagne. Le cinéaste de Boudu est aussi rejoint à Rome par Michel Simon, qui doit interpréter Scarpia. Mais Renoir n'aura le temps de tourner que les cinq premiers plans du film, obligé de quitter l'Italie sans délai après son entrée dans le conflit le 10 juin 1940. C'est Koch qui réalisera la quasi-totalité de ce film qui reste une curiosité, et un peu mieux que cela.

Le jeu décalé, inhabituellement très en retrait, de Michel Simon (entièrement doublé en italien), alors que les autres interprètes en rajoutent dans les effusions sentimentales, distille une sorte d'humour noir et glacé. Les plans d'ouverture réalisés par Renoir, plans parfaitement non dramatiques de circulation de cavaliers dans les rues de Rome filmées, font jouer l'aspect documentaire des prises de vue et l'artifice des costumes et des perruques. Ce contraste se retrouve dans plusieurs scènes d'extérieur, notamment avec des vues de Rome depuis le château Saint-Ange, qui baignent le mélodrame de Victorien Sardou d'une intrigante ambiance, à la fois réaliste et onirique.

La Tosca

de Jean Renoir et Carl Koch

1941

Bach Films

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