France

Corps à vendre, à louer ou à donner

Commercialiser des parties de ce que nous sommes est-il inéluctable?

Temps de lecture: 4 minutes

C'est, tout simplement, un livre-événement. Le premier à notre connaissance — du moins en langue française — à traiter avec brio des multiples aspects d'un nouveau commerce marchand; un commerce à visée médicale qui a pour seul objet les éléments (organes, tissus, cellules) des corps humains. Autant dire une révolution; ou une régression: «Vous appartenez-vous?»

Nous avons tous appris à connaître les principales questions éthiques soulevées, depuis près de trois décennies, par la pratique des greffes d'organes. Philippe Steiner, professeur de sociologie à la Sorbonne reformule à merveille ces questions. Il les décortique. Il progresse en labourant ce champ pratique et sémantique. Remontant dans l'échelle des causalités, ce sociologue élargit la problématique. Puis, enfin, il aborde la question abyssale: notre corps («lui», «ses» composants) appartient-il à quelqu'un? Si oui (au-delà de l'usufruit quotidien), le seul et unique propriétaire est-il celui qui l'habite?

Jadis (disons avant le nylon), les choses étaient assez simples. De quel droit interdire à une femme de vendre ses cheveux à des perruquiers en manque de matière première? Jadis toujours, (avant les précieux laits maternisés aujourd'hui si chers à Elisabeth Badinter) ne rémunérait-on pas les nourrices offrant — par définition — leur(s) sein(s) — généreux — par nécessité?

Jadis, question corps, tout était assez simple. Puis tout commença à se compliquer avec le partage des humeurs. Découverte de la circulation sanguine par l'Anglais William Harvey (1578-1657). Révolution copernicienne tardivement suivie par celle des «groupes»; œuvre magistrale d'un Autrichien, Karl Landsteiner (1868- 1943), qui ouvrait la voie salvatrice de la transfusion. On ajoutera ici la découverte (date méconnue) du rôle du sperme dans la procréation et les premières tentatives officielles — au début des années 1970 en France — d'inséminations artificielles avec «sperme de donneur» conservé par congélation dans des banques.

Un consensus émergea alors, plus ou moins rapidement; du moins dans la plupart des pays occidentaux où ces techniques furent développées et affinées. La résurgence, sans doute, de la hantise de l'esclavage. Aucun lien financier ne devait prévaloir dans cette chaîne de solidarité biologique. Offrir toujours; ne jamais vendre. D'où la nécessité de fonder ces pratiques sous le triple signe du bénévolat volontaire, de la gratuité définitive et de l'anonymat absolu. Au mieux, le donneur de sang pouvait-il bénéficier d'un casse-croûte avec eau claire, le tout à visée régénératrice.

Mais pour le sang comme pour le sperme, aucune question existentielle: ces deux fluides sont sans cesse régénérés et l'intérêt thérapeutique (du moins pour le premier) ne faisait pas l'ombre d'un doute. Puis, en passant de l'humeur à l'organe, la chirurgie de la transplantation imposa un changement d'échelle. Il ne s'agissait plus d'un prélèvement (sans danger ni véritable douleur, voire associé au fugace plaisir masturbatoire) de quelques volumes d'un fluide corporel. Il s'agissait désormais de prélever des structures solides (cœurs, reins, foies etc.) dont la fonction est essentielle à la vie même. D'où la nécessité de prélèvements sur des corps devenus sans vie. Avec ce corollaire: maintenir «artificiellement en apparence de vie» des corps humains bien morts. Pour autant la trinité éthique «bénévolat-gratuité-anonymat» fut maintenue: haro sur toute forme de commerce marchand usant d'éléments du corps humains à des fins thérapeutiques!

Et c'est dans ce cadre que prit source l'infinie cascade problématique à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés; une cascade induite par les progrès de la technique, l'augmentation de la demande et la pénurie parallèle de l'offre. Ceci conduisit à rediscuter des critères de la mort. Vint ensuite la question grandissante de l'assouplissement des conditions légales souvent restrictives des prélèvements (de rein et de fragments de foie) sur des vivants. Puis apparut une nouvelle interrogation: plutôt que d'avoir recours à la notion, hautement hypocrite, de «consentement présumé», la puissance publique ne devrait-elle pas imposer à chacun de se déterminer de son vivant sur l'usage collectif et salvateur qui pourrait être fait de sa dépouille? Le «consentement présumé» se transformerait ainsi, pour le plus grand bien potentiel de tous, en «consentement explicite».

Puis, en marge des pays s'imposant ce corsetage des pratiques, on vit bientôt le développement de la pratique de l'interdit: de pauvres vivants vendant le plus souvent l'un de leur rein, parfois un fragment de leur foie, ces éléments corporels étant prélevés puis greffés par des chirurgiens insensibles à la problématique éthique sous-jacente.

C'est précisément à ce stade que l'ouvrage de Philippe Steiner fait date et sens. Car c'est bel et bien ici qu'il nous éclaire:

Qualifier un organe humain de marchandise ne va pas de soi. Il faudrait effectuer un travail considérable avant d'y parvenir puisque ni le droit continental ni la common law anglo-saxonne ne reconnaissent l'existence d'un plein droit de propriété de l'individu sur son corps. (...) Issu du droit romain, notre droit repose sur une distinction fondatrice entre les choses et les personnes, ce que la structure du Code civil français traduit très simplement dans son organisation en trois parties: les choses, les personnes et les manières dont les personnes acquièrent la propriété des choses. Jusqu'au XXe siècle, la doctrine juridique n'avait pas eu à revenir sur cette bipartition dans la mesure où la dimension de chose que pouvaient revêtir les parties détachées du corps ne se posait pas. Il en allait de même du fœtus ou du cadavre. Avec l'arrivée de la transplantation, le statut juridique du corps humain doit être repensé: le corps est-il de l'ordre de la chose ou de celui de la personne?

L'écrire autrement? Avec Philippe Steiner, on pourrait par exemple se demander par exemple si Jean Carbonnier (1908-2003) spécialiste français du droit civil pêche ou non par syllogisme quand il soutient: «la personne est sacrée; le corps c'est la personne; donc le corps est sacré». Dès lors que cette «sacralité» est admise dans le «droit civil» des pays qui ont su faire la part entre «l'Eglise» et «l'Etat», par quels biais le corps et ses éléments pourraient-ils entrer dans l'espace du commerce marchand?

En retour: comment les autres pays pourraient-ils accepter qu'on leur impose de ne pas ouvrir de telles vannes marchandes? C'est d'ailleurs bien à cette aune que l'on peut comprendre que ce soit l'Iran qui, le premier, ait légalisé de telles pratiques commerciales. Ce pays peut ainsi — sous bannière étatique et divine — faire le commerce de ses énergies fossiles, réclamer le droit d'élaborer des armes nées de la fission de l'atome et organiser les échanges commerciaux des éléments constitutifs du corps humain. Nouvelle et formidable trinité qui n'est pas sans cohérence.

Sortir d'emblée la personne des hypermarchés planétaires dans lesquels elle entre, à son corps défendant? Il faut impérativement faire l'effort de dépasser le jargon sociologique et bien lire Philippe Steiner. Page 253, en amorce du chapitre VII, l'auteur cite John Maynard Keynes (1883-1946). Avec ces quelques lignes extraites d'un ouvrage publié en 1932 [PDF]:

Mais, surtout, ne surestimons pas l'importance du problème économique, et ne sacrifions pas à ses supposées nécessités d'autres domaines dont la signification est plus grande et plus durable. Ce problème doit rester l'affaire des spécialistes — comme la chirurgie dentaire. Si les économistes pouvaient faire en sorte qu'on les considère comme des personnes humbles et compétentes, comme c'est le cas des dentistes, ce serait superbe!

John Maynard Keynes souffrait-il de problèmes dentaires? Pressentait-il les progrès à venir de cette discipline modeste autant que brillante? Qu'écrirait-il de la modestie actuelle de ses successeurs? Et que nous dirait-il de la banalisation du marché de l'humain?

Jean-Yves Nau

Photo: Exposition «Bodies» à Budapest, en 2008. Laszlo Balogh / Reuters

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