Culture

La fermeture des lieux culturels ne doit pas conduire à une réaction corporatiste

La légitime colère du monde culturel face à la décision du gouvernement s'inscrit dans un contexte où c'est la place même de la culture dans le monde contemporain qui a besoin d'être reformulée.

Un cinéma fermé à Montpellier en raison du Covid-19. | Pascal Guyot / AFP
Un cinéma fermé à Montpellier en raison du Covid-19. | Pascal Guyot / AFP

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L'annonce par le Premier ministre, le 10 décembre, que les lieux de culture (cinémas, théâtres, musées, lieux de concert) ne rouvriraient pas le 15 décembre, et plus encore peut-être les conditions de cette annonce, ont suscité une colère considérable dans les milieux concernés. Cette colère s'explique en grande partie par le fait que, jusqu'à la dernière minute, une telle décision semblait pouvoir être évitée.

Si on peut légitimement s'interroger sur une manière de procéder perçue comme d'une grande brutalité, le choix lui-même est la résultante de deux fonctionnements pour le moins discutables dans les prises de décision. Elle témoigne en effet du rôle des lobbys, ainsi que de la gestion par le pouvoir des ressentis collectifs –ou du moins de l'idée qu'il s'en fait, voire de la partie de la collectivité qu'il entend ménager. C'est le sens de la formule de Jean Castex concernant –sur un autre sujet, l'isolement des malades– «l'absence de consensus».

De toute évidence, même appuyés par la ministre en charge du secteur, les lobbys du monde culturel n'auront pas réussi à peser dans le sens qu'ils espéraient. Et la question du consensus n'a pas non plus joué en sa faveur, ou plutôt il a très probablement joué contre lui. Si personne n'est en principe «contre la culture», celle-ci ne dispose pas, ou plus, d'une suffisante légitimité pour que sa défense fasse consensus.

 

À Dieppe, un gérant de cinéma en colère a brûlé l'un de ses fauteuils.

Un isolement destructeur

En lui refusant la réouverture, le pouvoir macronien a voulu s'éviter une multitude de réclamations supplémentaires d'autres secteurs, confiant que sa décision ne déclencherait pas de levée de boucliers au-delà des professionnels concernés. Ce qui est grave est qu'il a sur ce point raison.

Et que la manière dont les milieux culturels ont réagi, ainsi que l'écho donné à leurs réactions, ne peuvent que conforter cet isolement, isolement calamiteux pour celles et ceux qui travaillent et vivent des pratiques culturelles, mais aussi un isolement destructeur pour l'ensemble de la collectivité.

 

 

#pasessentiel #nonessentiel Dessin de AUREL.

Publiée par Dulac Cinémas sur Samedi 12 décembre 2020

Par exemple, la belle initiative de la productrice, distributrice et exploitante Sophie Dulac publiant, gratuitement et en ligne, un recueil de textes en faveur du cinéma et de son lieu d'élection, la salle, frappe par sa composition: seul·es des professionnel·les du cinéma y disent combien celui-ci est important.

Certains textes sont très beaux et très justes, mais comment ne pas songer que l'essentiel est ailleurs: dans l'importance du cinéma, du théâtre, des expériences artistiques pour tous les autres?

C'était quoi, l'exception culturelle?

Faire droit à la réouverture des lieux culturels sans pour autant en faire bénéficier d'autres secteurs aurait pourtant été cohérent avec une doctrine que la France a souvent revendiqué haut et fort, celle de l'exception culturelle.

Mais si celle-ci est fièrement (et heureusement) défendue dans les arènes internationales, elle n'aura pas joué au moment de choix internes, qui en revanche laissent ouverts tous les magasins, ainsi que les lieux de culte. Exception commerciale et exception religieuse, donc, mais pas culturelle.

La question du consensus est importante, et le président et ses ministres savaient n'avoir pas à redouter une forte mobilisation contre ce choix. La faute en incombe largement à un air du temps où le cynisme et la complaisance pour les satisfactions régressives et addictives sont ardemment promues.

La survalorisation de la dite «pop culture», formule qui désigne en fait le formatage des goûts et des désirs par le marché dominant, y compris dans les lieux voués à l'éducation et à la découverte de formes nouvelles, a fortement contribué à cet état de fait.

Il y a longtemps que la légitime volonté de considérer des formes autrefois marginalisées de productions culturelles (la série B ou Z, les jeux vidéo, le tout venant des séries télé, la musique industrielle, etc.) comme devant aussi être considérées s'est transformée en domination des propositions les plus racoleuses.

Un cinéma fermé à Paris. | Joël Saget / AFP

Les réseaux sociaux auront évidemment contribué à amplifier ce phénomène appuyé sur la domination d'un marché où la propagande au nom du client roi valide en réalité la puissance quasi-illimitée du marketing.

Le soutien de la ministre de la Culture ne se traduit que par la nécessaire, mais bien insuffisante promesse de subventions supplémentaires.

Les professionnels de la culture ont de bonnes raisons d'être furieux. Dans la perspective d'une réouverture le 15 décembre, ils ont investi des sommes et des efforts considérables, réduits à néant par une décision annoncée à la dernière minute.

À quoi il est juste d'ajouter un facteur insuffisamment considéré: contrairement à bien d'autres secteurs, le plus souvent celles et ceux qui travaillent dans les secteurs artistiques aiment passionnément leur métier. En plus d'en faire leur moyen d'existence matérielle, la dimension affective, qui est aussi d'accomplissement personnel et collectif, compte de manière importante dans la violence de la frustration.

La souffrance des professionnels de la culture est réelle, les difficultés matérielles et pas seulement sont catastrophiques pour beaucoup, les colères qui s'expriment sont légitimes, il n'est pas question ici de les remettre en question. Il est question d'essayer de comprendre comment on en est arrivés là.

S'il existe une exception culturelle, c'est au nom de l'intérêt collectif, pas pour la défense de telle ou telle corporation.

Oui les professionnels de la culture sont frappés de plein fouet par les décisions prises, et on entend bien qu'ils expriment cette souffrance. Mais s'il existe une exception culturelle, et donc la possibilité de prendre des mesures spécifiques concernant les arts, c'est au nom de l'intérêt collectif, pas pour la défense de telle ou telle corporation.

À quoi s'ajoute la déferlante de démagogie aujourd'hui dans l'air du temps qui associe volontiers la culture à un «truc de bobos», ensevelissant dans les poubelles de l'histoire la longue et magnifique histoire de la culture populaire (troupes de théâtre, groupes de musiciens, chorales, ciné-clubs, multiples associations de terrain dont l'historique Peuple et Culture reste une référence majeure, etc.), pratiques dont les forces vives sont loin d'avoir toutes disparues.

Atomisation de la société

Le maintien sous le boisseau de la majeure partie de la vie culturelle apparaît ainsi comme une forme particulièrement visible, et perverse, d'un phénomène que la pandémie aura aggravé dans des proportions considérables: la réduction de chacun·e à une seule fonction, et la défense des intérêts de cette fonction.

Non seulement les professionnels de la culture, passée la phrase convenue sur l'importance universelle de la culture, s'expriment et ne sont entendus qu'au nom de leurs intérêts, ni plus ni moins que les tour-opérateurs, les patrons de boîte de nuit, les propriétaires de gymnase, les gestionnaires de remontées mécaniques –professions parfaitement honorables au demeurant, là n'est pas le sujet.

Mais nul ne semble plus dans ce pays pouvoir exister en même temps (eh oui!) comme professionnel d'un secteur, comme parent d'une personne à risque, comme citoyen ayant tant soit peu le sens de l'intérêt général –médical, éducatif, culturel.

Dans le processus bien plus global d'atomisation de la société selon de multiples lignes de fractures, le Covid-19 joue un rôle d'accélérateur, alors même qu'il touche tout le monde. Dans ce contexte, on aurait pu espérer que les voix de la culture allumeraient un contre-feu, même limité, à ces fractionnements. Force est de constater qu'il n'en est rien.

Il est d'ailleurs très remarquable, et très regrettable, que dans les multiples protestations émanant du «monde de la culture», il n'y ait pas un mot concernant la maladie, une maladie qui tue chaque jour, pour ne parler que de la France, des centaines de personnes.

C'est la nature même de ce que signifie le mot «culture» qui est en déshérence. | Joël Saget / AFP

Voir, entendre, sentir, penser différemment

C'est compliqué de penser ensemble la réponse à une menace bien réelle, la pandémie, et la défense d'un ensemble de pratiques? Précisément! C'est la raison même de la singularisation des arts parmi l'ensemble des activités humaines: être ce qui permet à tous de déplacer ses perceptions, de voir, sentir et penser différemment.

La culture relève d'une exception parce qu'elle aide, elle devrait aider à développer d'autres rapports aux repères institués, aux réflexes conditionnés par le marché et les idéologies, aux paresses de l'esprit et à leurs conséquences, qui peuvent être tragiques.

En se moulant dans la seule posture protestataire classique de tout secteur qui se considère lésé, le monde de la culture perd ce qui légitime la revendication d'une exception qui n'est pas un privilège, mais la prise en compte de sa singularité fonctionnelle, sociale.

Que les réactions du monde culturel soient de même nature que celles des autres corporations ayant à pâtir des décisions gouvernementales conforte ceux qui nous dirigent dans le sentiment qu'ils ont, eux, un point de vue sur l'ensemble de la collectivité, par opposition à toutes les revendications sectorielles, qu'il serait alors possible d'éteindre ou de réduire par des mesures de soutien financier.

À l'évidence, c'est la nature même de ce que signifie le mot «culture» qui est en déshérence, ventre mou qui laisse les gestionnaires durs agir à leur guise. Le défi dès lors porte sur les manières nouvelles, actuelles, de dire pourquoi la poésie et le théâtre, le cinéma et la musique, les arts plastiques et les arts du cirque, etc., sont collectivement nécessaires (et pas uniquement un gagne-pain pour certains, aussi estimables et talentueux soient-ils). Comment ils peuvent nous aider à vivre ce temps de trouble extrême, et à imaginer ses lendemains.

Les formulations de naguère, celles de Malraux, de Vilar, de Vitez ou de Lang, sans avoir fondamentalement perdu de leur justesse, sont désormais pour une large part irrecevables aux oreilles contemporaines. La question est bien ici de savoir si cela peut se dire autrement, dans le temps de maintenant, et être entendu. Jusqu'à présent, les manières de s'exprimer de celles et ceux qui ont pris la parole n'y aident guère.

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