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On n'a pas assez parlé de «Deux», le représentant français aux Oscars 2021

Le film de Filippo Meneghetti a démarré une belle carrière internationale, qui devrait se poursuivre une fois la crise sanitaire en berne.

Martine Chevallier et Barbara Sukowa dans <em>Deux</em>, de Filippo Meneghetti (2020). | Capture d'écran YouTube <a href="https://www.youtube.com/watch?v=g8gZseCXevM">via UniFrance</a>
Martine Chevallier et Barbara Sukowa dans Deux, de Filippo Meneghetti (2020). | Capture d'écran YouTube via UniFrance

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C'est un couple tranquille et beau à la fois, composé de deux septuagénaires éprouvant pour leur partenaire autant de tendresse que de désir. À ceci près que Nina et Madeleine sont deux femmes, et que leur entourage ne sait rien de l'amour qui les consume.

Tétanisées par la peur d'un coming-out tardif dont elles craignent qu'il ne leur attire que des ennuis, elles envisagent très sérieusement de déménager à Rome pour pouvoir enfin vivre leur vie. Tout plutôt que d'être confrontées à l'homophobie de la société en général, et à l'incompréhension des enfants de Madeleine en particulier. En attendant, les deux femmes continuent à faire semblant de n'être que de simples voisines de palier, souffrant quotidiennement de ce jeu de dupes.

Fruit du travail du réalisateur Filippo Meneghetti et de sa co-scénariste Malysone Bovorasmy, Deux part d'un constat terrible, déjà abordé par Sébastien Lifshitz dans son documentaire Les Invisibles: être lesbienne et âgée peut transformer la vie en parcours du combattant. Ou plutôt de la combattante.

Le film est cependant très loin de s'arrêter là. Lorsqu'un drame frappe le couple et ruine du même coup ses projets d'expatriation, la réalité vient percuter les deux femmes avec une grande violence, leur rappelant que le monde n'est pas prêt à les laisser vivre la vie à laquelle elles aspirent.

Difficile à vendre

L'affiche de Deux est un peu trompeuse: on y voit les deux héroïnes, interprétées par Martine Chevallier et Barbara Sukowa, se regarder avec les yeux de l'amour. Au-dessus de la photo, une citation tirée d'un article du site américain Variety, qui décrit «un hommage bouleversant à la puissance de l'amour». Or, Deux est loin d'être l'œuvre joliment angélique à laquelle cet enrobage romantique fait songer. Le film est bien plus sombre que cela, dans son écriture comme dans son traitement.

Affiche française de Deux. | Paprika Films & Sophie Dulac Distribution

Distributeur du film avec Dulac Distribution, le passionné Charles Hembert défend le choix de cette affiche: «On a effectivement choisi un visuel fédérateur autour d'une histoire d'amour contrainte. Nous avions fait beaucoup d'essais pour accentuer l'aspect thriller du film, mais aucun ne convenait vraiment. Et puis nous avions peur qu'une proposition très tranchée ne rebute le public art et essai traditionnel, plutôt âgé.»

Deux est un film de grande qualité, qu'on n'oublie pas de sitôt, mais il semble effectivement difficile à vendre. «Le public jeune aime énormément le film, poursuit le distributeur, mais il reste pour nous le plus difficile à mobiliser en salles sur ce type de proposition. On a donc choisi un visuel plus lumineux pour adoucir la noirceur du film, dans des codes connus mais mettant en avant deux femmes âgées dans une position peu équivoque sur leur relation. Ce qui contraste évidemment avec l'entièreté des films d'amour produits.»

«Deux aurait pu être un mélodrame, mais je voulais le tourner comme un thriller, raconte Filippo Meneghetti. Pour moi, c'était très clair dès le départ. Vu le sujet et les situations abordées, c'était une bonne façon d'engager le spectateur.» Le réalisateur italien, arrivé en France il y a une dizaine d'années après être passé par New York et Rome, où il a étudié le cinéma et l'anthropologie, raconte que l'écriture a duré près de cinq ans.

Au forceps

Âgées, lesbiennes, Nina et Madeleine ne sont pas les héroïnes les plus vendeuses qui soient, et l'excellente Léa Drucker n'est hélas pas suffisamment bankable pour qu'un film puisse se monter sur son simple nom. Filippo Meneghetti et Pierre-Emmanuel Fleurantin, qui produit via sa société Paprika Films, racontent avoir eu toutes les difficultés du monde à financer le film. «Pour les chaînes de télé et les gros distributeurs, le sujet n'était pas assez vendeur, raconte ce dernier. Ça nous a pris beaucoup de temps.»

«On y a toujours cru, en refusant toujours de faire des concessions sur le sujet ou son traitement, explique Filippo Meneghetti. Heureusement que j'avais ma co-scénariste, Malysone Bovorasmy: ça aide énormément d'être à deux. On doute beaucoup moins.» Modifier le scénario pour faire plaisir aux financiers aurait constitué une trahison à laquelle les deux scénaristes ont toujours refusé de céder: «Nous voulions raconter cet âge-là de façon honnête, parler de cette société obsédée par la beauté et la perfection des corps. Défendre cela, c'était ma responsabilité de cinéaste.»

Finalement, c'est grâce à l'avance sur recettes que Deux existe aujourd'hui. «Sans elle, le film n'aurait sans doute pas pu se faire», confirme le producteur. Cette aide financière est accordée par le CNC, avec pour objectif d'aider notamment les jeunes cinéastes à aller au bout de leurs projets.

Une enveloppe salutaire venue du Luxembourg a même pu permettre de reconstituer les deux appartements du film en studio, pour un plus grand confort de tournage. Deux s'y déroule en grande partie, même si le film n'est pas un huis clos à proprement parler.

«Le tournage s'est déroulé avec une certaine pression, raconte Filippo Meneghetti. Avec ma scénariste Malysone Bovorasmy, le budget étant assez faible, on avait dû couper à contre-cœur une quinzaine de séquences avant même de démarrer les prises de vues. Ensuite, vu le timing serré et l'importance du sujet, il m'a fallu rester très attentif, très concentré, pour commettre le moins de fautes possibles.»

Le résultat est à la hauteur des efforts investis. Deux dit des choses très fortes sur la difficulté (voire l'impossibilité) du coming-out, et la façon dont l'intolérance hypocrite de la société peut gâcher des vies. La trajectoire du personnage de Madeleine, longtemps mariée à un homme avec qui elle a eu deux enfants, est particulièrement bouleversante.

Carrière frustrante

Sorti en France le 12 février 2020 sur une centaine de copies, Deux a réuni 49.180 spectateurs et spectatrices. Une semi-déception, selon Pierre-Emmanuel Fleurantin: «On visait au moins 100.000 entrées. L'accueil critique et public a tout de suite été très bon, mais on a eu du mal à mobiliser le public. C'est clairement un film qui devait s'installer dans la durée et fonctionner grâce au bouche-à-oreille. Sauf que mi-février, tout le monde était déjà en train de parler de l'imminence du confinement. Le public ne se déplaçait plus, et la peur s'installait. Certaines salles de cinéma étaient déjà en train de fermer. Deux n'a pas vraiment eu sa chance.»

S'il partage cette analyse, Filippo Meneghetti reste néanmoins satisfait du box-office de son film. «Vu le contexte et le sujet, c'était déjà très bien. 100.000, pour moi, c'était l'objectif haut.» Le film ne devrait de toute façon pas s'arrêter là. Malgré sa sortie anticipée en VOD, une ressortie en salles est prévue. Elle aurait dû avoir lieu à la mi-décembre si la réouverture des cinémas n'avait pas été repoussée, mais elle se fera finalement en 2021.

 

Car Deux est loin d'avoir terminé sa carrière. Bardé de médailles (il a reçu environ vingt-cinq prix partout dans le monde, dans des festivals LGBT+ comme dans des festivals généralistes), le film vient d'être choisi pour représenter la France aux Oscars. Face à lui, il y avait pourtant des gros morceaux comme Mignonnes de Maïmouna Doucouré, Été 85 de François Ozon ou encore ADN de Maïwenn. «On avait deux atouts, raconte Pierre-Emmanuel Fleurantin. D'abord, un distributeur américain [Magnolia Pictures] qui met beaucoup de moyens dans ce genre de campagnes. Ensuite, un sujet de société fort avec un vrai sens du storytelling.»

Quand on lui a annoncé que Deux serait le candidat français, le producteur a poussé un cri de joie. «On faisait clairement partie des challengers. Ça valait le coup de se battre...» La prochaine cérémonie des Oscars ayant lieu le 25 avril prochain –elle se déroule habituellement en février ou début mars–, il faudra attendre le 9 février 2021 pour savoir si Deux est retenu parmi les dix films présélectionnés. La liste définitive des films nommés, composée de cinq titres, sera dévoilée fin février ou début mars.

«Le choix de Deux a été très commenté en Italie, s'émeut Filippo Meneghetti. Il y a eu beaucoup d'articles enthousiastes dans la presse pour célébrer le fait qu'un réalisateur italien soit désigné pour représenter la France. Là-bas, tout le monde reconnaît qu'à l'inverse, un réalisateur français n'aurait jamais pu être choisi pour défendre les couleurs de l'Italie.»

À la conquête du monde

S'il aura fort à faire pour obtenir la victoire finale (le Drunk de Thomas Vinterberg, qui vient de triompher aux European Film Awards, fait déjà office d'épouvantail), Deux peut espérer franchir encore plusieurs étapes. Acheté par environ vingt-cinq pays, le film a démarré une belle carrière internationale qui devrait se poursuivre une fois la crise sanitaire en berne.

«Le film a connu une sortie compliquée en Allemagne pour cause de confinement, confie Pierre-Emmanuel Fleurantin. En revanche, il a très bien marché aux Pays-Bas et en Norvège, et j'attends impatiemment les sorties en Italie et en Angleterre, où la date a été repoussée mais où les critiques étaient sensationnelles.»

La sortie américaine du film est prévue pour le 4 février prochain. En 2021, Deux devrait aussi débarquer dans les salles australiennes ou encore brésiliennes, après être déjà passé par Singapour, la Nouvelle-Zélande et un certain nombre de pays européens. Filippo Meneghetti se réjouit de constater que son œuvre a encore de beaux jours devant elle: «C'est comme mon enfant. En tout, il s'est écoulé près de sept ans entre l'idée de départ et la sortie du film. C'est normal de ne pas le lâcher tout de suite.»

Le cinéaste et sa co-autrice ont déjà un autre projet en tête, mais les belles nouvelles qui entourent la carrière de Deux les ont un peu déconcentrés. «Ça nous a un peu sortis du travail. On va s'y remettre, mais d'abord, je veux accompagner mon film jusqu'au bout. Il y a encore de belles choses à vivre, et quelques impératifs notamment liés à la campagne pour les Oscars.»

Chez Dulac Distribution, on planche actuellement sur la deuxième vie du film, la prolongation de la fermeture des salles ayant de nouveau jeté le flou sur le calendrier cinéma des mois à venir. «On avait prévu une ressortie limitée avec les salles partenaires et de l'accompagner avec des événements pour profiter de la notoriété du film acquise grâce aux Oscars», conclut Charles Hembert. On souhaite donc à Deux de vivre sa meilleure vie de film présélectionné avant la Saint-Glinglin.

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