Société

Les violences policières mettent au jour les fissures de «l'ordre blanc»

Loin d'être un acte isolé, l'agression du producteur de musique Michel Zecler s'inscrit dans le continuum d'une violence policière institutionnelle.

L'agression du producteur de musique Michel Zecler dans son studio par des policiers, le 27 novembre 2020 dans le XVIIe arrondissement de Paris. | Michel Zecler / GS GROUP / AFP
L'agression du producteur de musique Michel Zecler dans son studio par des policiers, le 27 novembre 2020 dans le XVIIe arrondissement de Paris. | Michel Zecler / GS GROUP / AFP

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De la Déclaration pour la police des Noirs, signée le 9 août 1777 par Louis XVI, au tabassage de Michel Zecler, le 21 novembre 2020, le racisme des forces de l'ordre a une très longue histoire en France.

Contrairement aux clichés en vigueur, celle-ci n'est ni une série aléatoire de malencontreux incidents ou de bavures, ni le reflet d'une société qui serait de plus en plus violente. Cette histoire, c'est la partie visible d'un Léviathan profondément ancré dans nos structures administratives, politiques, économiques et culturelles: ce système que l'historienne Aurélia Michel appelle «l'ordre blanc» et que d'autres chercheurs et chercheuses désignent par le mot «colonialité».

De l'Ancien Régime à la Ve République, des colonies à l'Hexagone, de l'armée à la police, il a existé et il continue à exister en France une violence institutionnelle dont l'objectif est le contrôle et la domination des corps non blancs. Citons, entre autres épisodes fatals aux victimes:

 

  • les massacres de mai 1802 en Guadeloupe
  • le massacre du camp militaire de Thiaroye, dans la périphérie de Dakar, le 1er décembre 1944
  • les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, en Algérie, le 8 mai 1945
  • le massacre du 17 octobre 1961 à Paris
  • le massacre de Pointe-à-Pitre et des Abymes, les 26 et 27 mai 1967
  • la mort de Malik Oussékine, à Paris, le 5 décembre 1986
  • la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre 2005
  • la mort d'Adama Traoré, à Persan, le 19 juillet 2016

Pourquoi, s'agissant de ces angles morts du passé colonial et du présent postcolonial, est-il si périlleux de regarder l'histoire en face? Pourquoi cette invisibilité, alors que les crimes de l'État français sous le régime de Vichy sont largement reconnus, documentés, étudiés, mémorialisés?

Aimé Césaire a émis l'hypothèse suivante dans les premières pages du Discours sur le colonialisme: ce que la France et l'Europe ne pardonnent pas à Hitler, «ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique».

La police et la gendarmerie, l'armée quand elle est intervenue dans les colonies, sont les forces de l'ordre –blanc. Dès mars 1685, le Code noir formalise la régulation juridique des personnes vivant sur le territoire national mais exclues de cette communauté, assimilant notamment les esclaves à des meubles.

Les Lumières auraient effacé ce passif? La République aurait aboli les méfaits de l'Ancien Régime? On connaît la résilience de cette mythologie et sa puissance amnésique, particulièrement en ce qui concerne le rétablissement de l'esclavage, la répression des territoires colonisés et le Code de l'indigénat.

Une des fonctions non écrites de ce qu'on appelle les forces de l'ordre, des raisons d'être de cette police dite républicaine, n'est autre que de perpétuer des mécanismes de domination hérités de la colonisation, comme le démontrent les travaux du sociologue Mathieu Rigouste. Certains grands flics, à l'image du préfet Pierre Bolotte, ont incarné cette continuité, de Vichy à l'Indochine, de l'Algérie au 93 en passant par la Guadeloupe.

La notion de «violence policière», un pléonasme et un artifice

Jusqu'à présent, les images de ce dispositif répressif étaient rares, voire manquantes. Faute de voir, il fallait croire: les experts en négationnisme, politiques ou éditorialistes, avaient beau jeu de dénoncer qui des théories du complot, qui une importation de thèses américaines, qui la tyrannie politiquement correcte des minorités.

La vidéo du passage à tabac de Michel Zecler fait voler en éclats tous ces paravents. En jetant une lumière crue sur l'acharnement et le nombre d'agents impliqués, elle anéantit également la minimisation sur le thème des «éléments isolés» et autres «moutons noirs» dont le comportement «déviant» salirait une police par ailleurs irréprochable.

On ne savait pas. On n'avait pas idée que les choses étaient si graves. Voilà, en substance, ce qu'on a entendu ces derniers jours dans la bouche des observateurs blancs venus exprimer leur sidération devant une telle violence. Quand l'un, sous le choc, interdit à ses filles de regarder les images pour qu'elles ne perdent pas «à tout jamais, confiance dans la police nationale», un autre se demande ce qui a bien pu se passer pour que l'image positive des forces de l'ordre, au lendemain des attentats de 2015, fasse l'objet d'une remise en cause aussi radicale.

En brutalisant les personnes qui ne sont pas blanches, la police ne fait en réalité que son travail.

Pourquoi ces violences sont-elles plus remarquables aujourd'hui? Il y a d'abord le développement de technologies et de médias qui permettent à n'importe qui de capter et de diffuser des images. C'est une révolution profonde du métier journalistique, plus subjectif, moins distancié, qui semble-t-il ne plaît pas à tout le monde. Il y a aussi la politique du chiffre mise en place par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, qui a incité les agents à multiplier les contrôles, en particulier sur les personnes non blanches: plus de verbalisations, plus de violences.

Ensuite, certains semblent avoir découvert avec les «gilets jaunes» que la police peut aussi frapper les Blancs, que mise sous pression celle-ci ne fait pas dans le détail. Cette pseudo-révélation entre dans une étrange résonance avec la phrase de Frantz Fanon sur l'antisémitisme: «Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous.»

La notion de «violence policière» est un pléonasme et un artifice à au moins deux titres. D'une part, la police exerce le monopole de la violence physique légitime, exercice qui selon le ministre de l'Intérieur se passe du consentement démocratique: elle a le droit d'être violente pour que force reste à la loi. D'autre part, en brutalisant les personnes qui ne sont pas blanches, la police ne fait en réalité que son travail, qui consiste littéralement à maintenir un ordre blanc multiséculaire.

Des colonies aux banlieues, l'histoire se répète

En ouverture de son livre, Un monde en nègre et blanc – Enquête historique sur l'ordre racial, Aurélia Michel souligne combien il est important de mettre au jour la continuité entre une injustice perçue comme révolue et des pratiques contemporaines dont le sens profond est de la prolonger, parce que cette injustice est indissociable de la grandeur française:

«L'esclavage est central dans la construction de la modernité européenne, et en particulier française, puisque la France est probablement la nation qui a poussé le système esclavagiste et colonial à son plus haut degré et à sa pleine puissance. Pourtant, la connexion de cette histoire avec le présent et la réalité du racisme est faible. Il y a sans doute l'obstacle voire l'impossibilité de dire une telle violence. Il y a aussi, devant les faits, des mécanismes de défense récurrents qui consistent par exemple à faire de l'histoire de l'esclavage une histoire de la marge, une histoire des victimes, une histoire de réhabilitation mémorielle, voire une contrition.»

Selon l'historienne, il y a là un refoulement systémique:

«Qui ce déni protège-t-il? De quoi? Sommes-nous solidaires de ces violences passées? Certes non. Les faits sont tout aussi indéfendables qu'insoutenables. Mais nous sommes responsables des contorsions grotesques qui persistent pour les mettre à distance, en faire une histoire périphérique, et surtout pour nier l'incidence actuelle de cette violence inédite, massive, industrielle, à la fois délirante et rationalisée qui est le soubassement de notre société.»

«Cet ordre social, économique, militaire, politique, idéologique repose sur l'autorité de l'individu masculin d'origine européenne.»
Aurélia Michel dans Un monde en nègre et blanc

En 2009, alors qu'elle prépare un cours à l'Université Paris-Diderot sur les Amériques noires, Aurélia Michel prend conscience de l'omniprésence de cet impensé dans le tissu de nos expériences individuelles et collectives:

«En préparant ces cours, au fur et à mesure de mes lectures et de mes échanges avec les étudiants, j'ai pu articuler la violence inouïe des faits avec les réflexes racistes perceptibles dans notre quotidien, sans aucun doute un héritage de cette histoire traumatique. J'ai surtout compris de quoi ces réflexes nous –les Blancs– préservaient: tout simplement de la conscience de cette violence proférée, terrible à assumer, et dont l'illégitimité totale ne peut être masquée que par de nouvelles violences.»

Les piliers de la France moderne, notamment l'universalisme des Lumières, ont joué un rôle central dans le déguisement de ce système d'oppression en axiomatique républicaine, qu'on ne saurait remettre en cause sans faire acte de séparatisme:

«L'“ordre blanc”, héritier de l'Ancien Régime chrétien en Europe et son développement atlantique moderne, se développe à partir des Lumières et de la Révolution française. Cet ordre social, économique, militaire, politique, idéologique repose sur l'autorité de l'individu masculin d'origine européenne, et [...] sur son désir de liberté, de famille, de propriété et de patrie. Toujours menacé, vulnérable, il s'est défendu, arc-bouté, contre ses détracteurs et avant tout contre ses propres contradictions, notamment dans sa promotion d'une société égalitaire et démocratique.»

Par la violence et le contrôle qu'elle exerce sur les minorités, la police trahit l'existence du système de domination dont elle est le bras armé. Celui-ci ne laisse aucune place à l'accidentel et se perpétue, des colonies aux banlieues, par la construction d'une altérité qui devient l'ennemi intérieur à réguler. Gystere, dans la vidéo de son morceau «Strange Breathin», donne une version satirique et fantaisiste de cette histoire qui ne cesse de se répéter.

La vérité coloniale des forces de l'ordre dans «Strange Breathin». | Gystère / Anthony Peskine

Le déni n'est plus une option

Face à ce dévoilement inopiné, les acteurs politiques et médiatiques inventent toutes sortes de storytellings qui consistent essentiellement à nier l'évidence ou à l'escamoter sous un autre masque: on entend ici qu'il y aurait un divorce entre la population et les forces de l'ordre, divorce que réfute d'ailleurs le ministre de l'Intérieur; là, dans le sillage du stéréotype sur les territoires perdus, on se raconte que c'est la société qui serait de plus en plus violente, que la violence de la police ne serait que le produit ou le reflet d'un irréversible ensauvagement.

Le chef de l'État, pour sa part, reste fidèle à sa philosophie du en même temps. «Les images de l'agression de Michel Zecler nous font honte», mais il persiste à croire «en la République exemplaire: une police exemplaire avec les Français, des Français exemplaires avec les forces de l'ordre comme avec tous les représentants de l'autorité publique».

Comment, lui qui avait dénoncé les crimes de la colonisation en tant que candidat à l'élection présidentielle, peut-il ignorer que la République française n'inclut pas tous les Français? Qu'elle est la rente et le monopole des plus anciens? Que nous ne sommes pas la nation postcoloniale que nous devrions accepter de devenir?

La France non blanche, lorsqu'elle réclame de prendre toute part dans la production républicaine, se voit systématiquement taxer de communautarisme ou de racialisme. Le refrain est connu et pourrait bien devenir, à son tour, un texte de loi. Mettre hors-jeu, voire criminaliser celles et ceux qui dénoncent la confusion entre république et mainmise de la majorité sur la république: le stratagème a beau être usé jusqu'à la corde, il semble avoir encore un bel avenir.

Au lieu de s'accrocher à l'article 24 de la proposition de loi sur la «sécurité globale», le pouvoir devrait [...] s'attaquer aux vestiges toxiques de la colonialité.

Comment sortir pacifiquement de la crise que connaît l'ordre blanc, maintenant qu'il est devenu visible et que le déni n'est plus une option? Certainement pas, comme l'a claironné le ministre de l'Intérieur, en identifiant des problèmes structurels dont la résolution suffirait à redorer le blason de l'institution policière, ou comme le suggère le Premier ministre en réformant la tutelle et les mécanismes de contrôle (IGPN) auxquels elle est soumise. Tout comme la théorie des brebis galeuses, la question des dysfonctionnements de la police est un énième écran de fumée.

Le problème, de ce point de vue, ce n'est pas le racisme de la police, réel ou supposé, individuel ou systémique: il s'agit de comprendre que la police existe pour maintenir un système fondé sur l'injustice et le racisme. Tant que demeure cet ordre qui se fait passer pour la république, la police n'a aucune chance d'être républicaine, car ce n'est pas dans son ADN.

On ne mettra pas fin à la situation actuelle, globale et commune à de nombreux pays postcoloniaux, par des ajustements de doctrine, des coupes budgétaires («Defund the Police») ou je ne sais quels programmes de formation. Au lieu de s'accrocher à l'article 24 de la proposition de loi sur la «sécurité globale», le pouvoir devrait abandonner sa vision technocratique, dans laquelle les enjeux nationaux se réduisent à des arbitrages administratifs, des calculs coûts/bénéfices, et s'attaquer aux vestiges toxiques de la colonialité.

Un pouvoir peut-il remettre en cause le système dont il est l'émanation? Je n'en suis pas sûr: celui-ci donne plutôt le sentiment d'être extrêmement dérangé par la mise à nu de l'ordre blanc et déterminé à faire disparaître toutes les images qui seraient la preuve de sa pérennité. Ce dont je suis convaincu, en revanche, c'est que la confiance dans la police ne peut exister que si la République française devient une réalité pour tout le monde. Cela implique qu'on réinvente ces deux mots aujourd'hui vides de sens: «police» et «république».

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