Société / Culture

La vraie reine des échecs avant le «Jeu de la dame», c'est Judit Polgár

Sacrée grand maître à l'âge de 15 ans et seule femme vainqueure de la légende Garry Kasparov, l'icône hongroise féminisa et bouleversa la discipline.

Avant Beth Harmon dans «Le Jeu de la dame», il y avait Judit Polgár. | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=5ij8an_D8fY&amp;ab_channel=NetflixFrance">via YouTube</a>
Avant Beth Harmon dans «Le Jeu de la dame», il y avait Judit Polgár. | Capture d'écran via YouTube

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Moscou, 9 septembre 2002. Lors d'un tournoi opposant la Russie au reste du monde, une Hongroise inconnue du grand public mais redoutée par les cadors des échiquiers réalise un exploit qu'aucune femme n'avait accompli jusqu'ici: terrasser le mastodonte Garry Kasparov, l'un des meilleurs joueurs de tous les temps.

«Elle a un talent fantastique, mais elle reste une femme après tout. Aucune femme n'est capable d'endurer une bataille de longue haleine», croyait à tort son rival russe, aujourd'hui exilé aux États-Unis, qui scruta dès le milieu des eighties la montée en puissance de la «reine des échecs».

 

Judit Polgár vit le jour en 1976 à Budapest, découvrit son jeu favori à l'âge du bac à sable et défia, haute comme trois pommes, des adultes époustouflés par la technique de la gamine magyare. En 1988, elle devint championne du monde mixte des moins de 12 ans. En 1991, à 15 ans et cinq mois, la jeune prodige obtint le statut de grand maître international, battant ainsi le record de précocité détenu par l'Américain Bobby Fischer. Judit Polgár n'a jamais disputé de mondial féminin, préférant affronter seulement des hommes. Son génie la propulsa jusqu'à la huitième marche du classement international.

«J'étais la seule femme dans les compétitions. Je m'entraînais des heures chaque jour et je n'ai pas ménagé mes efforts pour intégrer l'élite entre tous ces hommes», confiait-elle en février 2016 à la BBC. Son père, psychologue et enseignant d'échecs, l'initia très tôt à la discipline comme ses sœurs aînées Zsuzsanna et Zsófia afin de montrer que l'on peut atteindre l'excellence par l'entraînement dans n'importe quel domaine particulier.

«Il pensait que l'instruction à domicile serait meilleure pour nous mais accordait une place encore plus primordiale à la pratique quotidienne des échecs», affirme Judit.

Judit Polgár, âgée de 17 ans, affrontant le champion d'échecs Boris Spassky à Budapest, le 16 février 1993. | Attila Kisbenedek / AFP

«Pas vraiment le choix»

Des milliers de livres d'échecs, des trophées, des planches de diagramme, des fiches sur des parties passées et même l'historique en tournoi des compétiteurs potentiels peuplaient l'appartement familial.

Papa László soumettait ses filles à trois heures de sport chaque matin tout en les incitant à apprendre l'espéranto, l'allemand, le russe, l'anglais et les mathématiques avancées, essuyant maintes pressions. Le régime communiste faillit les placer et menaça le père de prison. Les organisateurs de tournois les cantonnaient aux compétitions féminines. Le voisinage les considérait privées d'enfance.

«Les échecs ont joué un rôle prépondérant dans la construction de ma personnalité.»
Judit Polgár

Ensemble, les trois sœurs âgées respectivement de 19, 14 et 12 ans remportèrent, avec l'aide de leur coéquipière Ildikó Mádl, l'olympiade féminine d'échecs de 1988 de Thessalonique contre l'URSS qui ne s'était jamais inclinée en onze participations. Puis renouvelèrent l'exploit à Novi Sad (Serbie) en 1990. Un documentaire hongro-israélien de Yossi Aviram met en lumière la success-story hors du commun des sœurs Polgár. Le film ne s'attarde pas sur la pédagogie controversée de László, fils de rescapés d'Auschwitz, mais plutôt sur l'ascension des fillettes élevées avec peu de moyens derrière le rideau de fer.

Les sœurs Polgár en juillet 1988. | R. Cottrell via Wikimedia Commons

«Chez nous, il était naturel que les échecs incarneraient le centre de mon existence car mes deux sœurs jouaient et évoluaient dans des compétitions. Je n'avais pas vraiment le choix», confesse Judit auprès de l'édition magyare de Marie Claire.

«Les échecs ont joué un rôle prépondérant dans la construction de ma personnalité: j'ai beaucoup voyagé, rencontré une grande variété de cultures et de coutumes, été éduquée dans une grande ouverture d'esprit. Si les échecs n'avaient pas guidé ma vie, j'occuperais sûrement un emploi créatif, cérébral. Du genre monter des programmes informatiques», ajoute-t-elle.

Judit Polgár en 1988 à New York. | R. Cottrell via Wikimedia Commons

Misogynie et vocations

L'histoire de Judit la virtuose budapestoise rappelle celle de la principale protagoniste du Jeu de la dame, l'addiction aux tranquilisants en moins. Comme Beth Harmon, l'héroïne de la mini-série Netflix, l'enfant prodige de la Hongrie communiste époque «socialisme du goulash» s'est imposée dans un microcosme hyper testostéroné en dépit des quolibets et des tacles désobligeants.

Pis, indique Judit Polgár au New York Times, beaucoup d'hommes refusaient de lui serrer la main en préambule des parties et l'un de ses opposants s'est même fracassé le crâne sur l'échiquier après avoir été surclassé.

Judit Polgár affrontant Michael Adams à Sofia, le 18 mai 2005. | Dimitar Dilkoff / AFP

Lorsque le romancier américain Walter Tevis publia Le Jeu de la dame en 1983, aucune femme ne figurait dans le top 50 des échecs mondiaux. Une seule, la championne du monde géorgienne Nona Gaprindashvili, avait reçu le titre de grand maître et une stricte ségrégation était imposée dans la quasi-totalité des tournois internationaux. Tevis n'avait donc pas de modèle dont s'inspirer pour créer le personnage de Beth Harmon, précise un portrait de L'Équipe Magazine consacré à la trajectoire de Polgár. La Hongroise révolutionna la discipline popularisée par le show Netflix et suscita quantité de vocations.

«Elle était la joueuse la plus forte de l'histoire. J'ai même copié certaines de ses ouvertures.»
Jennifer Shahade, championne américaine

«Les échecs sont vraiment devenus quelque chose pour moi à l'époque de l'âge d'or des sœurs Polgár, et en particulier de Judit Polgár, qui était la joueuse la plus forte de l'histoire. Elle avait un style super agressif et j'adorais m'intéresser à ses jeux. J'ai même copié certaines de ses ouvertures», raconte la championne américaine Jennifer Shahade au magazine Vanity Fair.

«Dans Le Jeu de la dame, Beth joue des ouvertures un peu plus marquées et stratégiques, mais elle est aussi très agressive. Judit Polgár avait elle aussi les cheveux roux flamboyants, c'est un autre corollaire de la série», développe Shahade.

Ambassadrice de l'ONU

Retraitée des échiquiers depuis août 2014, Judit Polgár entraîna brièvement l'équipe masculine de Hongrie et se concentre désormais sur la transmission de son savoir aux plus jeunes par le biais de méthodes pour enfants vendues en librairies, tout en intervenant régulièrement en milieu scolaire. Elle supervise un festival international ambitionnant de réunir cinq millions de passionnés à l'horizon 2025 ainsi qu'un programme éducatif spécifique s'adressant aux enfants dès 4 ans. Objectifs? Éveiller leur mémoire, leurs capacités d'analyse, leur pensée logique, leur concentration et aussi leur créativité.

«Le Jeu de la dame, c'est bien, mais ça ne suffira pas. Il faut faire entrer les échecs dans les écoles», clamait récemment sur CNN la responsable de l'intégration des échecs comme matière optionnelle au sein des écoles primaires en 2013. «Les échecs donnent des outils pour la vie. On peut citer la logique, la résilience, la capacité à trancher, à accepter une défaite, ou même à maîtriser l'euphorie d'une victoire», ajoute cette mère de deux enfants et épouse de vétérinaire, qui tira sa révérence après une médaille d'argent en tant que membre de la sélection masculine à l'olympiade de Tromsø en Norvège.

Le 20 août 2015, jour de fête nationale célébrant la fondation du royaume de Hongrie en l'an Mil, Polgár reçut la prestigieuse médaille de l'Ordre de Saint-Étienne, équivalent de la Légion d'honneur récompensant son parcours extaordinaire et sa contribution à l'enrichissement du système éducatif. Sponsorisée par la banque Morgan Stanley et ambassadrice de l'ONU pour l'égalité hommes-femmes, Judit Polgár capitalise sur son aura d'icône.

Preuve que la «reine» Judit Polgár, douée au point d'avoir rendu fous certains de ses adversaires au cours de sa carrière, possède plus d'un(e) tour dans son sac.

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