Boire & manger

Les distributeurs, 2.000 ans de fraudes et de plaisirs instantanés

Ces appareils nous en apprennent beaucoup plus sur nous-mêmes qu'on ne le penserait.

Entre bonbons, chips, frites ou pizzas, on a l'embarras du choix. | Marc Noorman <a href="https://unsplash.com/photos/RxrO8JfhI2k">via Unsplash</a>
Entre bonbons, chips, frites ou pizzas, on a l'embarras du choix. | Marc Noorman via Unsplash

Temps de lecture: 5 minutes

Il n'y a rien de plus enrageant que de voir le paquet de chips que l'on vient d'acheter rester coincé dans le distributeur automatique. Et il n'y a rien de plus réjouissant que de voir trois paquets de chips tomber pour le prix d'un. Tout le monde a déjà vécu ça.

Bien qu'ils aient connu de grandes avancées technologiques au fil du temps, les distributeurs automatiques fonctionnent toujours, plus ou moins, selon le même principe de base. La première version connue du distributeur automatique proposait le plus extraordinaire des coupe-faim: de l'eau –enfin, de l'eau sacrée, pour être exact.

Comme l'a découvert Kerry Segrave, auteur du livre Vending MachinesAn American Social History (Distributeurs automatiques, une histoire sociale américaine), le premier distributeur automatique fut inventé par Héron d'Alexandrie au Ier siècle, dans l'Égypte romaine, car les fidèles prenaient, lorsqu'ils étaient au temple, plus d'eau sacrée qu'ils n'en avaient besoin.

Cet appareil ne portait pas le logo Coca-Cola, mais il acceptait l'argent, et lorsque l'on insérait une pièce de monnaie, elle roulait sur un plateau et appuyait sur un levier qui laissait couler une certaine quantité d'eau. Lorsque la pièce tombait, la valve se refermait et l'on pouvait passer au suivant. C'était aussi rudimentaire que novateur, et cela ouvrait la voie à des améliorations nécessaires.

Les distributeurs ont depuis conquis le monde. | Toyamakanna via Unsplash

Livres interdits, cartes postales, bonbons...

Les progrès se sont ensuite succédé de manière irrégulière: en 1822, le libraire anglais Richard Carlile réalisa un distributeur de journaux qui vendait des livres interdits, comme celui de Thomas Paine, Le Siècle de la raison (ouvrage pour lequel il fut arrêté). En 1883, Percival Everitt en construisit une version pour cartes postales, qui eut un grand succès dans les gares ferroviaires de Londres et ses environs.

Les Américains finirent par rejoindre le club en 1888, avec une machine à vendre des chewing-gums tutti frutti, de l'Adams Gum Company. Ce «marchand» dernier cri, robotisé, était en train de conquérir le monde.

Le public avait du mal à prendre ces commerçants métalliques au sérieux et tentait régulièrement de les carotter.

La popularité croissante des distributeurs automatiques au cours des cinquante années qui suivirent –permettant d'acheter tout et n'importe quoi, des bonbons aux timbres en passant par les cacahuètes et les boissons, chaudes ou froides– vit l'apparition d'un problème que les fabricants n'avaient pas prévu: habitué depuis toujours à faire ses achats auprès d'autres humains, le public avait du mal à prendre ces commerçants métalliques au sérieux et tentait régulièrement de les carotter.

Ces bons vieux distributeurs de chewing-gums... | GT1976 via Wikimedia Commons

Fausses pièces et jetons en métal

«Même à ce stade précoce de l'histoire des distributeurs automatiques, le public en était venu à considérer ces vendeurs dénués de parole comme des jeux auxquels il fallait gagner», écrit Segrave.

Les appareils ne pouvant pas toujours distinguer les vraies pièces de monnaie des objets qui avaient ne serait-ce qu'approximativement la forme et le poids d'une pièce, les resquilleurs s'amusaient à introduire des jetons de métal, de bois ou même de glace afin de tromper les distributeurs et pouvoir prendre la fuite avec la marchandise.

Coca ou Pepsi, il en faut pour tous! | Nik Albert via Unsplash

Cependant, la technologie permettant de détecter les fausses pièces de monnaie s'améliora rapidement, puis des lois furent adoptées, interdisant la fabrication et l'utilisation de ce genre de contrefaçons.

Après avoir franchi plusieurs caps et être parvenus, notamment, à proposer plusieurs produits dans un seul distributeur, à permettre le paiement par billets de banque et (le plus grand défi de tous) à vendre du café chaud, les distributeurs automatiques ont atteint, dans les années 1980 et 1990, une sorte d'idéal platonique. C'est celui que tout le monde imagine lorsque l'on en parle, celui que l'on voit dans les gares.

Frites et pizzas instantanées

Aujourd'hui, les distributeurs automatiques représentent une industrie de 30 milliards de dollars et ne sont plus uniquement des mini-épiceries offrant des barres chocolatées ou des rouleaux de bonbons.

En Chine, lorsque l'on appuie sur les boutons des distributeurs automatiques, on peut obtenir un crabe vivant; à Singapour, on peut s'offrir une voiture de luxe; et un peu partout aux États-Unis, les distributeurs Art-o-mat distribuent des œuvres d'art originales (du moment qu'elles entrent à l'intérieur de l'appareil).

Les fabricants semblent déterminés à proposer tous les produits qu'il est possible d'acheter partout ailleurs, et la tendance dominante actuelle voudrait que les distributeurs automatiques ne se contentent pas de distribuer de la nourriture, mais qu'ils cuisinent également pour vous.

Envie de frites? Beyondte Electronics, une entreprise chinoise, construit des distributeurs automatiques qui vous en font frire en un éclair dans de l'huile chaude sur simple pression d'un bouton (a priori, il n'y a aucun danger), puis vous les servent avec la sauce de votre choix. Vous préférez les pizzas et n'avez pas la patience d'attendre une demi-heure? Let's Pizza étire automatiquement la pâte sur une plaque, étale la sauce tomate à l'aide d'un machin qui tourne, dépose fromage et garniture, puis fait cuire le tout dans un four à infrarouge.

La pizza est-elle bonne? Personne ne semble vraiment s'en soucier. Elle est faite par une machine et il semble que les gens soient indulgents lorsque l'attente n'est que de quatre-vingt-dix secondes.

«Les êtres humains ont toujours eu une forte préférence pour la gratification immédiate plutôt que pour la gratification différée. En réalité, c'est même sans doute vrai pour tous les vertébrés», explique le professeur Bradley M. Appelhans du Rush University Medical Center, inventeur d'un dispositif qui fait patienter vingt-cinq longues secondes les acheteurs qui veulent de la junk food de type chips ou bonbons dans des distributeurs, mais qui délivre instantanément des aliments plus sains.

«Toutefois, ce n'est que récemment que les humains sont parvenus à obtenir la technologie et les ressources nécessaires pour fournir une satisfaction immédiate aussi rapidement.» Son appareil a finalement entraîné une augmentation de 5% des achats de produits sains, réaction qui s'explique par l'exaspération habituellement provoquée par l'attente.

La culture de la satisfaction instantanée va (pour le meilleur ou pour le pire) perdurer à travers tout ce que la nature a à nous offrir.

«Au moment où l'on prend une décision, l'idée de devoir attendre pour quelque chose le rend moins désirable. Savoir à l'avance qu'on va devoir patienter peut modifier nos choix, dit Appelhans. En outre, la possibilité de changer d'avis avant que la commande n'arrive offre une chance supplémentaire de réfléchir à ce que l'on est sur le point de manger.» Réfléchir à ce que l'on est sur le point de manger, voilà qui sonne comme une hérésie pour une grande partie du monde de l'alimentaire, sans parler des distributeurs automatiques.

Quelle que soit la nouveauté vendue, elle ne pourra jamais se défaire du spectre du distributeur automatique d'où elle a été achetée. Ainsi, le crabe devient un crabe de distributeur automatique, la voiture, une voiture de distributeur automatique et l'œuvre d'art, une œuvre d'art de distributeur automatique. Cela crée un contexte amusant, et les gens se sentiront soit gênés de dire où ils ont fait leur achat, soit très impatients de vous le faire savoir.

Bien que la pandémie ait réduit les possibilités de faire des achats compulsifs et que nous ayons, involontairement, trouvé plus de temps pour apprécier les plats mijotés lentement, la culture de la satisfaction instantanée va (pour le meilleur ou pour le pire) perdurer à travers tout ce que la nature a à nous offrir. Acheter un en-cas à manger sur le pouce via une boîte de métal robotisée devrait toujours garder une petite place nostalgique dans notre monde gustatif, quelque part, sur le quai d'une gare.

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