Culture

Peut-on prédire l'apogée d'un grand vin?

Quand les dégustateurs prennent goût à jouer aux devins.

Temps de lecture: 6 minutes

A partir de quel moment est-on décemment autorisé à boire un grand vin? Quand faut-il boire les vins fins, et plus précisément les plus beaux de ceux issus des vignobles bordelais? C'est là une interrogation presque aussi vieille que les bouteilles en verre, les bouchons en liège et l'émergence du concept de millésime. C'est aussi, pour certains, une question d'étiquette. Savoir y répondre est le double symptôme éclairant de l'aisance financière associée au savoir-vivre. Et c'est, par excellence, une question anglaise. Débattre durablement, dans un club des brouillards de Londres, si un Latour du mystérieux 1975 (l'affaire vaut également pour un Margaux, ou un Mouton) s'ouvrira un jour pour enfin atteindre son apogée organoleptique? Cela vous pose autrement un homme que le nom de son tailleur, la nationalité de son bottier, son cuir automobile.

Pourquoi l'Angleterre? On se souvient que ce pays cherche, depuis quelque temps déjà, à régler quelques litiges avec la France. Et dans ce paysage chargé un différend tout particulier existe entre Albion et l'Aquitaine. Depuis la traîtrise d'Aliénor l'affaire a pris différents visages. Puis, les siècles passant, l'affaire s'est cristallisée sur les vins de Bordeaux. Les Anglais qui s'intéressent aujourd'hui à ces derniers -et ils sont nombreux- se piquent en privé d'en être, depuis toujours, les plus fins connaisseurs. Ce qui n'est peut-être pas faux. Et la presse britannique n'est pas en reste qui déploie constamment sur ce thème une énergie redoutable.

Pèlerinage

Alors bien évidemment cette passion anglaise a de multiples conséquences; par exemple culturelles et financières. A commencer par celle-ci, d'actualité: voir, le printemps venu, un nombre considérable de critiques traverser la Manche pour gagner Bordeaux. Un équivalent œnologique aquitain du festival de Cannes, marches et tapis rouges compris dans certains châteaux du Médoc. Tous, certes, ne sont pas Britanniques. Mais une majorité l'est qui ne redoute pas de croiser le fer avec qui ne l'est pas. A commencer par le célèbre «avocat» Robert Parker dont ils contestent souvent les goûts vulgairement américains et le pouvoir planétaire qui, et dépit des polémiques, semble demeurer le sien.

Avril 2010. Comme chaque année l'évènement fait grand bruit entre Pauillac et Saint-Emilion; un buzz cette fois augmenté, réchauffement climatique ou pas, de la qualité en tout point exceptionnelle du millésime 2009, d'ores et déjà paré de qualificatifs pharaoniques. Mais, précisément, comment peut-on d'ores et déjà qualifier un vin issu de raisins vendangés il y a un semestre qui vient de faire ses premières fermentations, qui est élevé dans des barriques en bois de chêne souvent neuf (où il restera pendant encore de très longs mois) avant d'être mis en bouteilles, livré et consommé dans dix, vingt, cinquante ans ou plus encore? Une opération d'autant plus délicate que déguster de tels breuvages apparaîtrait une expérience à la limite du supportable pour tous ceux qui ne sont pas des professionnels de la vigne et des vins.

Il faut, pour comprendre, rappeler quelques invariants bordelais. A commencer par le système dit de la vente «en primeur», un phénomène qui est très précisément l'inverse de la triste mascarade homonyme du Beaujolais. A Bordeaux l'affaire -qui ne concerne que les plus grands, «classés» ou pas - verra bientôt, comme chaque année, les châteaux proposer à des professionnels tout ou partie de leur dernier millésime en date; professionnels qui ne pourront in fine les livrer que dans plusieurs années. C'est une étrange et formidable partie de poker plus ou moins menteur sur fond de confiances plus ou moins réciproques alimentée par d'énormes appétits spéculatifs. Telle bouteille virtuelle «proposée» dans quelques jours à 50, 100, 200 euros ou plus pourra, en peu de temps, faire plus que la culbute; ou ne pas trouver preneur.

Phénomène divinatoire

Jadis on ne débattait de tout cela que dans les ombres de la place bordelaise avec la médiation rituelle et sacrée de ces professionnels trop méconnus que sont les courtiers-jurés-piqueurs. Puis, avec le temps Bordeaux a compris tout l'intérêt, avant la «sortie» de ses prix primeurs, de faire entrer en scène les critiques-dégustateurs. A supposer que l'on puisse faire l'économie du conflit d'intérêt (les dégustations ne se font pas à l'aveugle), leurs notes constituent un nouveau paramètre dans une équation éminemment complexe. Mais, outre les notes, on voit désormais de plus en plus de critiques conseiller désormais -avec le plus grand sérieux et une incroyable précision- la date à laquelle les vins dégustés et notés devront être bus. The Guardian s'amusait il y a quelques jours de ce phénomène à connotation divinatoire. Il décrivait notamment le quotidien de deux des plus célèbres dégustateurs britanniques (Jancis Robinson et Steven Spurrier) bourdonnant de château en château goûtant(et crachant) parfois jusqu'à cent vins par jour durant leur semaine d'enquête et enregistrant dans l'instant leurs sensations sur ordinateur.

Prédire l'apogée d'un grand vin? On aurait tort, ici, de supposer qu'il n'existe aucune base rationnelle. Il faut tout d'abord compter avec les étonnantes facultés et mémoire sensorielles des meilleurs dégustateurs-critiques qui, outre Manche, ont pratiquement tous le titre prestigieux de «Master of Wine». Parmi les multiples éléments qu'enregistrent ses fonctions gustatives et olfactives, le dégustateur s'intéresse tout particulièrement à la «mâche», consistance qui donne l'impression que l'on pourrait pour un peu mâcher le vin. Il s'intéresse aussi à la «longueur en bouche» soit à la durée durant laquelle les sensations se prolongent une fois le vin avalé (ou craché). Les cuistres ne craignent pas d'avoir recours ici à la «caudalie» «unité de mesure correspondant à une seconde pour évaluer la durée de persistance aromatique».

Il faut aussi tenir compte de tous les apports de la science œnologique qui permet de manière objective d'évaluer la qualité à venir d'un très jeune vin. «Il y a tout d'abord les critères de maturité des raisins, les concentrations en composés phénoliques, anthocyanes et tanins. Il y a aussi la richesse en sucre et le degré d'acidité, résume Dany Rolland œnologue et propriétaire, notamment, du célèbre château Le Bon Pasteur (Pomerol). Mais il faut encore une forme d'équilibre entre tout ces paramètres pour que l'on soit en présence d'un véritable vin «de garde». Et cet équilibre devient une véritable harmonie dans les millésimes de légende comme le furent, à Bordeaux, les 1945, 1947 ou 1961.»

Bonification

Est-ce dire que l'on peut d'emblée prédire avec certitude la «garde»? On désigne ainsi la  durée pendant laquelle un vin vieillit non pas, comme on le pense généralement, «sans perdre ses qualités» mais bien au contraire en ne cessant de gagner en harmonie, de se «bonifier» du fait des processus moléculaires qui se développent entre ses différents composants. Et cette question concerne tout particulièrement les grands vins rouges de Bordeaux à la fois parce qu'ils sont le fruit de l'association de plusieurs cépages (cabernets sauvignon et franc, merlot, petit verdot et malbec dans des proportions très variables) mais aussi parce qu'ils sont «élevés» durant de longues périodes «sous bois» ce qui leur confère (dans le meilleur des cas) cette inimitable touche de distinction.

On comprend aisément le dilemme, a fortiori pour des bouteilles acquises à prix d'or. Soit il est trop tôt («Le vin n'est pas encore fait»; «Les tanins ne sont pas encore fondus»; «Il gagnerait à vieillir»; «Quelle pitié de boire aujourd'hui une telle promesse!»). Soit, plus rarement, il est définitivement trop tard et voilà le novice dépité de ne pas avoir à temps su saisir leur chance.

Prédire la «fourchette maximale d'épanouissement»? Dans les grandes lignes l'affaire est entendue. Prenons, par exemple, quelques-uns des grands millésimes récents du Médoc: 1961, 62, 66, 70, 75, 76, 78, 81, 82, 83, 85, 86, 88, 89, 90. Puis intéressons-nous au 1ers Grands Crus classés du Médoc et des Graves, soit les châteaux Lafite-Rothschild (Pauillac), Latour (Pauillac), Margaux (Margaux), Mouton-Rothschild (Pauillac), et Haut-Brion (Graves). Tout les spécialistes ou presque vous diront que la «garde» est de 20 à 40 ans, parfois un peu plus encore.

Au jour près?

La chose devient plus complexe (ou plus cocasse) quand les critiques-dégustateurs estiment pouvoir grandement affiner leurs prédictions comme c'est le cas ces jours derniers à Bordeaux. Ainsi certains annoncent, pour le château Le Bon Pasteur la période 2015-2028 et 2015-2023 pour le château La Conseillante. Quant à Figeac ce sera 2018-2040. Ne manquent plus que les mois, les jours, les heures.

«Je pense qu'il n'est pas bon d'aller trop loin dans ce genre d'exercice, confie Dany Rolland. Quels que soient les progrès de l'œnologie et l'indiscutable compétence des dégustateurs il nous faut garder à l'esprit que le 2009 n'est aujourd'hui qu'un nouveau-né. Et comme pour tout nouveau-né il est riche de promesse mais tout n'est pas heureusement définitivement écrit.» On pourrait aussi ajouter que si leurs conseils sont indispensables, les verdicts prononcés par les dégustateurs peuvent pousser à une forme d'infantilisation de l'amateur qui cherche à s'éclairer. On peut aussi prendre plaisir à déguster un vin trop tôt ou trop tard. Pour notre part nous nous souvenons -c'était en 1990 au Lucas Carton- des bulles d'un autre âge issues de deux Pol Roger, un 1892 et un 1914. Ou encore, il n'y a pas si longtemps, de la sublime évanescence d'un Bourgueil 1929.

Jean-Yves Nau

Photo: Un dégusteur de vin à Rimini en 2002, REUTERS/Paolo Cocco

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