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Je suis nul aux échecs, mais ce n'est pas de ma faute

[BLOG You Will Never Hate Alone] Devant un échiquier, je ne vois rien, si ce n'est une succession de carreaux, tantôt blancs, tantôt noirs.

Si vous saviez comme j'ai honte, si vous saviez combien je souffre. | Ravi Kumar <a href="https://unsplash.com/photos/sKZYPerA5s0">via Unsplash</a>
Si vous saviez comme j'ai honte, si vous saviez combien je souffre. | Ravi Kumar via Unsplash

Temps de lecture: 3 minutes

Par la faute d'un ami qui, envieux de mes succès d'écriture, m'a rayé de sa liste d'abonnés à son compte Netflix, je n'ai pas pu voir Le Jeu de la dame. Je ne le regrette pas: bien que jouant férocement à ce jeu, je déteste les échecs. Je les exècre même. C'est que, devant un échiquier, il me faut réaliser toute la grandeur de ma stupidité, l'infini de mon intelligence défaillante.

Moi qui me targue d'avoir lu tout Proust avant même d'avoir perdu mes cheveux, ce qui tendrait à démontrer le brio de mon esprit, j'étale à l'heure de jouer aux échecs, toute la médiocrité qui m'habite. J'ai honte à l'avouer mais quand bien même passerais-je mes journées à étudier toute la littérature échiquéenne, je demeurerai un de ces joueurs pitoyables qu'on exhibe dans les clubs d'échecs comme l'exemple à ne pas suivre.

Je ne pense pas être plus idiot qu'un autre –quoique– mais depuis tout petit, j'ai les pires difficultés à imaginer comment un objet peut bien se mouvoir dans l'espace. À l'école, j'étais si irréductible aux notions géométriques que, convoqué au tableau pour résoudre un quelconque problème, je demeurais là, hagard, aussi stupide qu'une poule à qui vous demanderiez d'ouvrir une boîte de thon.

Or, que sont-ce que les échecs si ce n'est la combinaison de déplacements qui permettront à la fin des fins d'immobiliser le roi à sa place? Le vrai joueur d'échecs voit se dessiner sur l'échiquier des arabesques, des diagonales, des tangentes, autant de figures géométriques, tout un faisceau de possibilités qui, ajoutées à sa capacité réflexive, l'autorise à bouger une de ses pièces en un mouvement propice à lui donner un avantage certain.

Moi je ne vois rien, si ce n'est une succession de carreaux, tantôt blancs, tantôt noirs, morne plaine sur laquelle sont solidement plantées des pièces qui, si je les confiais à ma seule imagination, pourraient rester ainsi des siècles durant. Des heures, je guette une fulgurance, une palpitation de mon intelligence qui me commanderait d'avancer un cavalier dans une direction telle qu'il viendrait bientôt clouer le bec à une dame égarée dans un coin de l'échiquier mais hélas, rien ne se passe et le cavalier demeure là bêtement à me regarder, attendant des instructions qui ne viennent pas ou alors si peu élaborées que le voilà prêt à abandonner le champ de bataille.

Ou alors, c'est le fou qui à force de tournoyer sur lui-même se suicide brutalement laissant derrière lui une lettre où il explique son geste par la force de mon inertie et la mollesse de mon caractère. Pourtant, que de parties j'ai analysées, que d'ouvertures j'ai étudiées, là aussi, sans aucun résultat probant si ce n'est quelques vaines combinaisons qui me permettent en début de partie de donner à espérer.

Las, une fois la partie rendue à son milieu, laissé à moi-même, je m'enfonce dans des errements qui tôt ou tard me valent de subir une cuisante défaite. Si vous saviez comme j'ai honte, si vous saviez combien je souffre. Parfois, j'en perds même le goût de vivre et, me tournant vers Dieu, je lui demande pourquoi m'avoir fait naître si peu doué pour un jeu censé exalter l'intelligence qui sommeille en nous.

Pourtant, je continue à jouer. Comme le plus misérable des amateurs, tel un buveur invétéré qui jure sur la tête de ses enfants que passé ce soir il ne touchera plus jamais à une bouteille d'alcool, jour après jour, je retourne à cet échiquier, voulant croire que cette fois, je m'éveillerai aux joies de ce jeu, à ces subtilités, à sa magie, à ses sortilèges. Deux heures plus tard, battu et défait en autant de parties jouées, je reste là, l'esprit en déroute, si désespéré que j'en viens à jouer contre moi-même. Avec le même résultat.

À ce jour, je demeure persuadé que tout comme l'apprentissage de la musique et sa maîtrise totale, les échecs doivent avant tout à la façon dont, dès le jour de votre naissance, vos neurones s'agencent entre eux. C'est la structure de votre cerveau qui vous rend apte à briller aux échecs par la manière dont il arrive à se représenter l'espace. On ne devient pas un bon joueur d'échecs, on le naît, avec des dispositions naturelles qui doivent tout à la nature et bien peu à la réflexion. Certes, à force de répétitions, même le plus sot des joueurs, un de mon genre, finira par apprendre la marche des pièces et saura se débrouiller avec mais ses limites seront vite atteintes.

Il en va de même pour toute discipline qui exige du cerveau des compétences intuitives qu'il ne possède pas et ne possédera jamais, dût-il passer sa vie à l'étudier. Le reconnaître est déjà un moyen de se guérir. Toute ma vie, je resterai ce joueur atrocement médiocre qui n'atteindra jamais l'excellence dont il a pourtant longtemps rêvé.

Qu'importe.

Le tout est de savoir perdre dans la dignité.

Et de s'amuser de son irréductible imbécilité.

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