Santé / Société

Pourquoi le Téléthon pose problème

Solidement ancré dans le paysage télévisuel français, l'événement permet de récolter des dizaines de millions d'euros pour la recherche en trente heures de direct. À quelques jours de sa 34​​​​​​​e édition, cette collecte ne fait plus l'unanimité.

Émission du Téléthon diffusée le 8 décembre 2019. | Gilles Gustine / France Télévisions / AFP
Émission du Téléthon diffusée le 8 décembre 2019. | Gilles Gustine / France Télévisions / AFP

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«Bienvenue au MDA Kevin Hart Kids Telethon Live! On a un super spectacle à vous proposer avec des invités exceptionnels!» Le 24 octobre dernier, le Téléthon a signé son grand retour aux États-Unis. Au micro et aux manettes, l'humoriste Kevin Hart est venu combler le départ de l'indéboulonnable Jerry Lewis. L'acteur américain, décédé en 2017, a présenté le célèbre événement caritatif pendant pratiquement un demi-siècle, avant d'arrêter en 2011. Visiblement indissociable de son présentateur vedette, l'émission a été déprogrammée trois ans plus tard.

Après six années d'absence, le retour du Téléthon version Kevin Hart divise. Pour ses soutiens, cette récolte d'argent est un indispensable levier pour faire avancer la recherche. Pour ses détracteurs, cette exposition médiatique fait plus de mal que de bien aux personnes en situation de handicap. Au pays du Medicare, la critique a longtemps été portée par des «enfants posters», surnom donné aux jeunes handicapé·es que l'événement met en avant.

Pour s'opposer à cette œuvre caritative, Mike Ervin, un de ces «enfants posters», monte même l'association Jerry's Orphans [Les Orphelins de Jerry] avec sa femme et sa sœur en 1990. Jusqu'à l'arrêt du show de Jerry Lewis, Mike et son association n'auront de cesse de dénoncer ce qu'ils estiment être un «festival de la pitié». Cet engagement anti-Téléthon porté par des militant·es handicapé·es peut sembler déroutant: en quoi récolter de l'argent pour financer la recherche sur des maladies génétiques rares pourrait-t-il nuire aux premiers concernés?

Différentes manières de raconter le handicap

Outre-Atlantique, ce rejet n'est pas neuf. Ce qui l'est davantage, c'est qu'il s'est exporté. En France également, le débat s'ouvre et les tweets #EndTheTelethon se multiplient. «Aux États-Unis et en Angleterre, ça fait quarante ans que la vision validiste, c'est-à-dire le fait que les valides soient la norme de nos sociétés, pose problème», fait valoir Lény Marques, porte-parole du Collectif luttes et handicaps pour l'égalité et l'émancipation (CLHEE). Et le Téléthon, c'est un rouage de plus dans la machine validiste.»

L'organisateur de l'événement, l'Association française contre les myopathies (AFM), sait qu'une grogne, encore restreinte, est en train de monter. «On a connaissance de ce mouvement, même si en France il n'a pas encore énormément d'impact. Ce qui nous gêne, c'est que c'est un faux procès, on cherche à aider ces personnes. On peut ne pas être d'accord, mais de là à vouloir l'annuler, c'est quand même étrange», défend Julia Tabath, administratrice de l'AFM-Téléthon, elle-même touchée par une maladie neuromusculaire.

«On montre beaucoup de jeunes très mignons et pas trop les vieux baveux.»
Odile Maurin, présidente de Handi-Social

Pour Lény Marques, comme pour les autres opposants à cette grand-messe télévisuelle, l'événement n'aide pas la cause des personnes en situation de handicap. «On montre une communauté entière à travers son aspect médical, dénonce-t-il. Ce qu'on reproche, c'est de créer en trois jours une image délétère pour le reste de l'année. Il n'y a aucune représentation des personnes handicapées à la télévision, donc c'est pratiquement le seul moment où nous sommes médiatisées.»

Cette médiatisation repose sur des manières de raconter le handicap et des choix d'exposition auxquels n'adhèrent pas les détracteurs de l'émission. Aux États-Unis comme en France, l'enfant est, par exemple, une figure centrale. Les adversaires de l'opération voient dans cette mise en avant un appât commercial pour inciter aux dons.

«On montre beaucoup de jeunes très mignons et pas trop les vieux baveux, pointe Odile Maurin de Handi-Social, association d'entraide et de défense des droits des personnes en situation de handicap ou de maladies invalidantes. Le Téléthon explique sans arrêt que nos vies sont horribles sans dénoncer les retards et reculs sur l'accessibilité et le manque de moyens de compensation des handicaps. On refuse ce misérabilisme qui nous assimile à des objets de soins et de charité, alors que l'ONU dit que nous devons être des sujets de droit. Plutôt que miser sur une hypothétique guérison ou un retour à la norme, adaptons la société à tous dans le respect de l'égale dignité des êtres humains.»

À l'opposé de cette corde sensible, le Téléthon repose également, selon Lény Marques, sur l'inspiration porn, c'est-à-dire une représentation mettant en avant une personne en situation de handicap pour en faire une source d'inspiration. «Qu'on dise: “regardez le pauvre, faut l'aider” ou “regardez comment il est fort”, il s'agit des deux facettes de la même pièce validiste. Comment voulez-vous qu'on s'en sorte?»

D'après Julia Tabath, cette critique n'est pas recevable: «Les reportages du Téléthon montrent des enfants et des adultes dans leur vie, on les voit dans leur quotidien. L'objectif est de collecter des fonds pour la recherche médicale, donc c'est normal de présenter cette situation. L'émission expose une réalité: nous sommes malades, je suis moi-même atteinte d'une maladie évolutive et potentiellement mortelle. Il n'est pas question d'y être réduit, mais le nier ne permet pas d'avancer. Nous n'avons pas honte de la façon dont nous parlons de nos vies.»

Misérabilisme et désintérêt politique

Lény Marques n'a pas toujours été opposé au Téléthon. Enfant, il attendait même l'événement avec une certaine impatience: «Quand on est petit et qu'on t'offre Disneyland all inclusive, ça aide à bien voir le projet. À 10 ans, c'est compliqué de voir les mauvais côtés de cette opération.» Odile Maurin confesse elle aussi avoir «mis du temps à comprendre que l'AFM donne bonne conscience aux donateurs au détriment de la nécessaire critique de nos conditions de vie».

Tout comme la lutte contre les discriminations envers les personnes handicapées, le financement de la recherche sur les maladies génétiques rares semble un objet de consensus. Les déclarations d'intention des responsables politiques de tous bords donnent même l'impression d'une union transpartisane. Problème: pour les militant·es anti-validistes, ce volontarisme peu suivi de mesures sociales fait passer le handicap pour un sujet apolitique.

«Le Téléthon joue sur l'émotion des spectateurs, alors que c'est un sujet politique! Au CLHEE, on s'oppose à n'importe quel gala de charité, car quand on parle de droits, eux parlent du modèle médical. Alors que nous, on essaie d'expliquer que c'est également l'environnement pensé d'abord pour les valides qui entretient une dépendance et qui complique la vie des handicapés, ce n'est pas qu'une histoire de médecine», nuance Lény Marques.

«Le Téléthon est avant tout un combat mené par des familles et personnes concernées.»
Julia Tabath, administratrice de l'AFM-Téléthon

Ce type de collecte permettrait aussi aux gouvernant·es de se reposer sur le monde associatif plutôt que de mettre en place une politique engagée de lutte contre les discriminations envers les personnes en situation de handicap. Et donc, d'une certaine façon, de ne pas s'attaquer réellement aux problématiques sociales. «Agir en faveur des handicapés, ça doit relever de la solidarité nationale et d'une véritable politique publique, pas de la charité! On est remontés contre le Téléthon car l'AFM permet aux pouvoirs publics de se désengager. Mais ça devrait être le fruit d'une politique publique, assise sur une fiscalité juste», estime avec force Odile Maurin.

«C'est faux et le Téléthon est avant tout un combat mené par des familles et personnes concernées», répond Julia Tabath, pour qui la loi sur l'égalité des chances de 2005 impliquant un droit à compensation des conséquences du handicap est le fruit du travail de l'AFM et d'autres structures.

L'administratrice de l'Association française contre les myopathies fait valoir l'influence de son association auprès des politiques grâce à «un lobbying pour améliorer la politique sociale». Si elle assure ne pas prendre ce mouvement de contestation à la légère, elle souhaite que la gestion de ces différends n'aboutisse pas, à terme, à la fin du Téléthon: «On voit de plus en plus la société aux prismes de nos différences et pas de ce qui nous rassemble. J'espère qu'on sera plus fin qu'aux États-Unis, où on oppose les uns aux autres.»

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