Société

Ce qui se cache derrière le rêve de devenir freelance

Dans l'imaginaire collectif, il s'agit de travailler de chez soi, sans horaires précis, sans patron tyrannique et sans collègues pénibles. Dans les faits, le quotidien est souvent moins rose.

Les freelances ne peuvent souvent pas se permettre de compter leurs heures. | Thought Catalog <a href="https://unsplash.com/photos/UK78i6vK3sc">via Unsplash</a>
Les freelances ne peuvent souvent pas se permettre de compter leurs heures. | Thought Catalog via Unsplash

Temps de lecture: 5 minutes

​​​​​Tout est parti d'une conversation banale de soirée.

– Et toi, tu fais quoi dans la vie?
– Je suis journaliste freelance (pigiste).
– Wow, mais c'est génial, tu vis de ta passion!
– Disons que je survis de ma passion plutôt.

Le constat est amer. Héloïse*, 29 ans, se lance dans la pige il y a un an, après un contrat de professionnalisation de deux ans et un premier CDD en rédaction. Avertie à ce sujet, la journaliste a alors l'impression de savoir «plus ou moins» où elle met les pieds. «Je savais que ça allait être dur, raconte-t-elle. Mais je n'imaginais pas que ça allait l'être à ce point.»

Comme elle, Sarah, communicante, Margaux, graphiste et Laura, entrepreneuse, se sont également installées à leur compte, il y a respectivement un, quatre et cinq ans. Elles aussi font face –ou ont fait face– aux aléas du statut d'indépendant. Entre idéalisme et réalisme; entre charge mentale décuplée, solitude et précarité.

Joindre les deux bouts

Le plus dur, selon Héloïse? Sa situation précaire. La jeune femme gagne 1.000 euros par mois. Son loyer, lui, s'élève à 750 euros. Le reste est destiné à sa nourriture, sa santé, ses loisirs... «C'est simple, je compte tout le temps, rapporte la journaliste. Et surtout, cela empiète sur ma vie privée et crée un décalage avec mes proches. Non pas qu'ils arrêtent de me voir pour ça, c'est simplement que souvent entre restos, verres, cinés ou vacances, je ne peux pas suivre.»

Idem pour les cagnottes d'anniversaire, les cadeaux de Pacs, de mariage ou même de Noël. «Moi aussi, j'ai envie de pouvoir faire plaisir de temps en temps, confie-t-elle. Pour l'instant, je ne peux pas.» Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Héloïse ne fait pas figure d'exception. En 2018, le salaire médian d'un pigiste était de 2.000 euros, d'après l'observatoire des métiers de la presse.

«J'ai réussi à passer l'étape du travail “gratuit”, celle où tu fais des logos pour tes potes.»
Margaux, graphiste indépendante

Cette gestion méticuleuse de son portefeuille, Sarah, 33 ans, ex-communicante en freelance depuis redevenue salariée, l'a également vécue. «À l'époque, je n'avais pas d'économies, pas de chômage. Lorsque mon plus gros client a commencé à me payer en retard, j'ai compris que je n'allais pas m'en sortir, se souvient-elle. C'est ce qui m'a –en grande partie– incité à me tourner de nouveau vers un poste en entreprise.» Pour seul critère de recherche, Sarah vise alors un salaire fixe.

Heureusement, dans certains cas, comme celui de Margaux, 30 ans, graphiste indépendante, l'équilibre financier se stabilise finalement: «J'ai réussi à passer l'étape du travail “gratuit”, celle où tu fais des logos pour tes potes ou des affiches pour des amis d'amis. Aujourd'hui, je gagne correctement ma vie.»

53% des freelances font plus de quarante-huit heures par semaine

En revanche, ce que Margaux reproche à son statut, c'est la charge mentale considérable qu'il incombe. «Je suis en permanence en train de rédiger des to-do lists, de me mettre des alarmes pour ne pas oublier d'envoyer tel ou tel papier administratif, de relancer un client ou même juste de vérifier que j'ai bien été payée, décrit la graphiste. Je n'ai jamais l'impression de souffler.» Même en week-end ou en vacances, Margaux consulte ses mails au moins deux fois par jour.

Une habitude que partagent Héloïse, Sarah et Laura. «Il n'y a pas de place pour le hasard, pour les erreurs ou pour les jours “sans” pour les freelances», assure Marc Loriol, sociologue, chercheur au CNRS et auteur de plusieurs ouvrages sur la souffrance au travail. «Et pour cause, ils effectuent un double travail. Le leur, celui qu'ils exercent dans leur corps de métier et celui de chef d'entreprise.» Pour perdurer d'ailleurs, le professionnel assure: ils doivent impérativement exceller dans les deux.

Et cela, bien souvent, sans compter leurs heures. Selon une étude réalisée par le collectif Ouishare et la plateforme Malt, en 2017, 53% des freelances travaillaient plus de quarante-huit heures par semaine.

Ce temps de travail, leurs proches n'en ont pas toujours conscience. Laura, 39 ans, a lancé son site de formation en ligne pour apprendre à créer et animer un blog il y a maintenant cinq ans. Elle révèle: «Le plus pesant pour moi, c'est d'expliquer à mes proches que moi aussi, je travaille. Et que ce n'est pas parce que je le fais en majeure partie depuis la maison, que j'ai le temps de passer chez le pressing, de récupérer un colis ou quoi que ce soit d'autre.»

Même constat pour Héloïse, qui a du mal à se faire entendre lorsqu'elle explique ne pas être disponible à cause de son travail. «Parfois, j'ai l'impression que mes amis pensent que le journalisme, c'est mon hobby, sauf que c'est mon métier.»

S'entourer malgré l'indépendance

Last but not least, l'autre lot réservé aux freelances, c'est la solitude. Cette condition de travail ne convient pas à la jeune journaliste. «Avec mes amis pigistes ou tout simplement avec des amis en télétravail, dès que nous le pouvons, nous nous rassemblons pour bosser. Premièrement, parce que cela nous aide à peaufiner nos idées, mais aussi et surtout, pour égayer nos pauses café», indique-t-elle.

Même son de cloche chez Margaux, qui a opté pour un espace dans un bureau partagé à côté de chez elle, à Paris, après deux années de boulot et de réunions-clients depuis sa chambre. «C'est la meilleure idée que j'ai eue. Aujourd'hui, j'ai rejoint une équipe de cinq nanas qui bossent toutes dans le domaine de l'image, comme moi», s'enthousiasme la dessinatrice.

«Réussir en freelance, c'est trouver l'équilibre entre le sens que l'on donne à son travail et les réalités du marché.»
Sabine Bataille, sociologue du travail et consultante RH

Selon Sabine Bataille, sociologue du travail et consultante RH, c'est le secret de la réussite. «S'entourer, se créer une communauté, un cercle de contacts auquel se rattacher et avec qui échanger. Sans cela, la freelance ou l'entrepreneuriat risque de s'avérer compliqué», affirme-t-elle.

C'est d'ailleurs l'autre raison, avec la précarité, qui a poussé Sarah à se résigner. «Moi, la sociable qui aime sortir et dont la vie se résume à échanger avec les gens, je passais le plus clair de mon temps seule avec mon ordinateur.» Un an après avoir créé son statut d'autoentrepreneuse, la communicante décroche un CDI. Elle le vit alors comme un véritable soulagement; on ne l'y reprendra plus.

Une envie insatiable de liberté?

À l'inverse, pour Laura, hors de question de retourner un jour à la vie de bureau: «Même si ce n'est pas tous les jours facile, je suis tout de même mon propre patron, je choisis mon emploi du temps de travail et je bosse la plupart du temps sur des projets qui me tiennent à cœur.»

C'est là que réside toute la complexité du statut d'indépendant. «Réussir en freelance, c'est trouver l'équilibre entre le sens que l'on donne à son travail et les réalités du marché», philosophe Sabine Bataille.

Comme Laura, 88% des indépendant·es, selon une étude réalisée par la plateforme Malt en 2019, ne souhaiteraient pas redevenir salarié·es (à plein temps en tout cas).

Dans ces statistiques, on retrouve également Margaux, qui n'exclut pas de renouer avec le monde de l'entreprise un jour, mais qui souhaite pour l'instant continuer à être freelance. Idem pour Héloïse, qui compte poursuivre sa carrière de pigiste pendant au moins un an encore, en espérant que sa situation financière s'améliore. Comme quoi, malgré les désillusions, elles restent.

*Les prénoms ont été changés.

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