Culture

Juana Molina, Mourn, Population II, Suuns: les sorties d'albums à ne pas manquer

Tous les quinze jours, la rédaction de Slate partage les coups de cœur qui tournent en boucle dans ses écouteurs.

«ANRMAL» de Juana Molina, «Self Worth» de Mourn, «À la Ô Terre» de Population II, «FICTION» de Suuns | Montage de Slate.fr
«ANRMAL» de Juana Molina, «Self Worth» de Mourn, «À la Ô Terre» de Population II, «FICTION» de Suuns | Montage de Slate.fr

Temps de lecture: 5 minutes

Juana Molina | «ANRMAL» (Crammed Disc)

Les hasards de la vie font parfois bien les choses. Le reconfinement entamé, enfermé entre quatre murs décrépis, on s'amusait ces jours-ci à prendre l'air (bizarre) dans les merveilleux albums de la merveilleuse Juana Molina.

Puisqu'on ne pouvait sortir qu'avec parcimonie, et un peu de trouille, on trouvait oxygène et insouciance en allant se promener dans ses jardins biscornus, en se paumant l'esprit dans les boucles intriquées, les bifurcations alambiquées, les buissons ardents et fous de ses chansons.

On s'évadait et se tournait la tête en se jetant le cœur le premier aux épines des végétations vénéneuses de Halo, Wed 21 ou Un Día, en se demandant quand de nouveaux motifs allaient s'offrir à nous.

Puis, on découvre soudainement ce que l'on ignorait jusqu'ici, erreur crasse désormais réparée: l'Argentine n'était pas loin, elle nous ouvre même depuis quelques jours les horizons d'une nouvelle Terra Incognita, live celle-ci, enregistrée en mars 2020 au festival NRMAL de Mexico.

Ce n'est donc pas seul mais à beaucoup qu'on saute à nouveau, sourire au lèvres et impatient de s'enivrer, dans cette réminiscence du monde d'avant, quand on pouvait atteindre la magie de la transe collective, quand on pouvait décupler les énergies, quand les choses se voyaient et s'entendaient puissance mille.

En trio, mais avec les boucles acrobates d'une Molina qui en vaut cent, les arabesques de l'Argentine prennent une autre (quatrième) dimension, punk, puissante et bondissante.

Elles frappent les bides et happent les âmes, en gymkhana zinzin où grotesque et beau se fondent en une lumière inédite. On ne s'y attendait pas, on n'en demandait pas tant, mais on prend tout quand même.

Thomas Burgel

Mourn | «Self Worth» (Captured Tracks)

C'était en février 2015, sur la scène de la Nouvelle Vague à Saint-Malo, à l'occasion de la Route du Rock Hiver. Elles étaient là, toutes les trois, pour ouvrir la soirée, à peine sorties de l'adolescence ou encore en plein dedans (les deux guitaristes/chanteuses, Jazz Rodríguez Bueno et Carla Pérez Vas, avaient 18 ans, la bassiste Leia Rodríguez Bueno, 15 ans à peine). Dans le public, à côté de nous, Greg Saunier, grand batteur des non moins grands Deerhoof, levait les bras en sautillant, visiblement emporté par le spectacle qu'offraient ce soir-là les Mourn, venues présenter leur premier album sorti quelques mois auparavant dans leur Espagne natale. Le recueillement en guise de nom, mais un coup de poing en guise de remède à leurs jeunes frustrations.

Après avoir rejoint le label américain Captured Tracks et s'être séparées avec fracas de leur label espagnol Sones (plusieurs mois de dispute juridique autour de la sortie de leur deuxième album, Ha, Ha, He, en 2016), elles sortent en 2018 le cathartique et réussi Sorpresa Familia, faisant un premier pas vers un songwriting plus mature et abouti.

Aujourd'hui, c'est sans leur batteur historique, mais avec le bien nommé Self Worth et l'envie de réaliser un album adulte qu'elles reviennent, y questionnant leur place de femmes dans la société autant que leurs propres individualités et insécurités. «Boys Are Cunts»[1] disaient-elles en 2014, «many times I said that I would like to be heard. It's not easy, you see, when they're speaking over me»[2], chantent-elles aujourd'hui en ouverture de «Men»: tout est toujours punk chez Mourn, mais les voix, les instruments et les discours sont désormais plus forts.

«You're being amazed by things I can do, 'cause you don't think I'm as strong as you»[3] («Gather, Really»): les Mourn ont, malgré leur jeunesse, surmonté les épreuves, là où beaucoup auraient abandonné. Et même si tout n'est pas parfait dans ce Self Worth, la confiance et la liberté totale qu'elles semblent enfin s'accorder augurent du meilleur pour leur art à venir.

François Pottier

Population II | «À la Ô Terre» (Castle Face Records)

On pourrait parler de Montréal à chaque rendez-vous ici, tant la ville continue de nous abreuver de disques et d'artistes parfaitement recommandables. On a déjà parlé de l'excellente Helena Deland, mais on aurait très bien pu évoquer en début d'année Fruit-Dieu, le très réussi nouvel album des stoners de Fuudge, ou encore Disparitions, grand deuxième disque de Jonathan Personne, guitariste déjà très inspiré chez Corridor.

Mais, aujourd'hui, on va parler de Population II, même si le parallèle avec Corridor peut être vite tracé: alors que ces derniers ont signé chez le mythique label américain Sub Pop, les trois membres de Population II (Pierre-Luc Gratton, Tristan Lacombe et Sébastien Provençal) ont, eux, été recrutés par Castle Face Records, l'excellent label tenu par John Dwyer, leader notamment des remuants Thee Oh Sees (ou Osees aujourd'hui), et qui compte déjà dans ses rangs Ty Segall ou King Gizzard & The Lizard Wizard. Une rencontre permise par leur producteur, Emmanuel Ethier, également derrière les consoles pour Corridor, qui avait gardé contact avec Dwyer après avoir ouvert pour lui avec son propre groupe, Chocolat.

Et une rencontre qui tombe sous le sens à l'écoute de ce premier album, À la Ô Terre, formidable disque aussi psychédélique qu'inquiétant, lorgnant parfois vers le krautrock («Il eut un Silence dans le ciel») ou le free jazz («Attraction»), condensé d'expérimentations et d'improvisations où la voix –en français, comme chez Corridor– vient se poser comme un instrument à part entière, se perdant parfois comme les autres dans le tourbillon des compositions.

Tout est maîtrisé, tout est finesse, mais rien n'est prévisible, faisant de chaque morceau de ce À la Ô Terre un voyage en soi, et l'audace et la singularité qui les habitent méritent que vous laissiez ce disque hanter quelques-unes de vos prochaines nuits.

François Pottier

Suuns | «FICTION» EP (Secret City Records)

Fiction, vraiment? On aimerait s'en persuader. Car le réel, celui d'aujourd'hui, de l'année, de la décennie, nul autre groupe ou artiste –mis à part Low– ne l'a prédit, ne l'a décrit avec autant d'acuité. La violence moderne, la furie technologique, la paranoïa en réseau, le chaos mental, l'aube apocalyptique et le crépuscule civilisationnel étaient et restent dans chacun des albums des Montréalais.

Rare groupe réellement fascinant dans une époque fainéante et ennuyeuse, Suuns a atteint son sommet sombre sur Hold/Still, grand album malade et sexuel aux brutalités rentrées, à la nervosité atomique.

On attend donc toujours les Canadiens comme on patienterait pour un oracle, attendant qu'il dessine le présent ou qu'il esquisse le futur, excité de ces visions du futur, flippé par ces visions du présent. Sur son nouvel EP, nommé Fiction donc, c'est une fois de plus avec un extraordinaire radar à humeurs que le groupe scrute, à la fois, l'aujourd'hui et le demain: ça n'a rien de joyeux, mais c'est tout à fait saisissant.

Fiction, un disque de confinement, des chansons de blockhaus, claustrophobes, isolées, des titres fiévreux, délirants, déambulant dans des dédales soniques et expérimentaux. Réponses de 2020 aux furies passées, minimaux et martiaux, «PRAY» et «FICTION» se tiennent en équilibre sur le fil d'un rasoir rouillé, une sensualité extraordinaire et malade d'un côté, les cendres de vies ravagées de l'autre.

Sur «BREATHE», le groupe retrouve Jerusalem In My Heart pour un court trip psychélectrique et, sur «DEATH», il offre à Amber Webber de Lightning Dust un tapis de distorsions pour une obsédante prière à l'obscurité. FICTION se clôt avec une reprise, jam furax et jazz parlé, du «Trouble Every Day» de Frank Zappa.

«Well, I'm about to get sick / From watchin' my TV / Been checkin' out the news until my eyeballs fail to see / I mean to say that every day is just another rotten mess / And when it's gonna change, my friends, is anybody's guess»[4], éructe Ben Shemie. Inutile de traduire ces mots de 1966: c'est notre quotidien de 2020.

Thomas Burgel

 

1 — «Les garçons sont des cons» Retourner à l'article

2 — «Plusieurs fois j'ai dit que j'aimerais être écoutée. Ce n'est pas facile, tu vois, quand ils parlent par-dessus moi.» Retourner à l'article

3 — «Tu es étonné des choses que je peux faire, parce que tu ne penses pas que je suis aussi forte que toi» Retourner à l'article

4 — «Je vais être malade à force de regarder ma télé, à regarder les infos jusqu'à ce que mes yeux ne puissent plus voir. Je veux dire que chaque jour n'est qu'un autre bordel pourri, et que personne ne sait, mes amis, quand cela changera» Retourner à l'article

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