Société / Économie

En 2020, écrire des livres n'est toujours pas considéré comme un travail

C'est pas parce qu'on était occupé à parler à nos amis imaginaires pendant les cours de maths qu'on ne capte pas l'absurdité de la situation et l'étendue du problème.

Internet? Trop complexe. | Thom Milkovic <a href="https://unsplash.com/photos/FTNGfpYCpGM">via Unsplash</a>
Internet? Trop complexe. | Thom Milkovic via Unsplash

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Alors que les gens semblaient sur le point de s'étriper au sujet des librairies, on a oublié un peu vite le fonctionnement de ce qu'on appelle la chaîne du livre, et notamment le premier maillon de cette chaine, l'être blafard et neurasthénique qui se tient tout au bout et qui passe ses journées en compagnie de ses amis imaginaires, autrement dit l'autrice, ou l'auteur. Ou, en créant un mot épicène qui engloberait tout le monde, les «auteurices».

Même si, bien sûr, l'écrasante majorité des auteurices de France prennent des douche de champagne et se lavent les cheveux avec du caviar, il en existe malgré tout qui connaissent des difficultés. Vous me direz, on n'a qu'à écrire des best-sellers. Mais ce n'est pas de nos ventes que l'on se plaint, c'est de notre statut. Si je vous fais un résumé vraiment très grossier, la France n'a toujours pas décidé quoi faire de ses écrivain·es. De deux choses l'une. Soit l'on considère que c'est un travail, donc il est soumis aux cotisations habituelles et il ouvre des droits. Soit l'on considère que ce n'est pas un travail mais une sorte de rente, et alors pas de droit et pas de cotisation.

Le problème, c'est qu'en ce moment on cotise beaucoup mais que je ne connais pas un seul auteur qui ait réussi un jour à prendre un arrêt maladie. Serait-ce parce que les auteurs, êtres d'esprit et d'idées, ne tombent jamais malades? Ou serait-ce parce que la personne de la Sécu au téléphone tombe en crise d'apoplexie dès qu'on essaie de lui expliquer notre statut? Je laisserai le doute planer.

En plus de tout ça, on vient de nous supprimer l'organisme qui s'occupait de nos cotisations pour nous basculer à l'Urssaf Limousin. Je n'ai rien contre le Limousin, qui est sans aucun doute une région pleine de charme et de poésie, mais il se trouve que l'Urssaf Limousin connaît beaucoup de problèmes. Et que quand nous envoyons des mails pour dire «hey, vous vous êtes trompés sur mon numéro de SIRET», on n'obtient jamais de réponse. Bref, la situation n'était pas rose.

Et puis, à cela s'ajoute, comme pour toutes les professions, la crise sanitaire qui fait basculer nombre d'écrivain·es dans ce qui est convenu d'appeler «la merde».

L'inconnue de l'équation

Pour vous donner une idée, que dis-je un vague aperçu de l'absurdité de notre situation, je propose de nous concentrer sur une chose: les chiffres de vente. Quand vous faites paraître un ouvrage, les gens ont une question habituelle: «Combien t'en as vendu?» À cette question, beaucoup d'autrices et d'auteurs se tordent la bouche, esquissent un geste vague de la main, disent un chiffre en ajoutant «plus ou moins» ou carrément répondent «je ne sais pas».

Il ne s'agit pas de mauvaise foi de leur part. Il est probable qu'ils ne le sachent vraiment pas. Figurez-vous que notre situation est tellement merdique qu'on n'a même pas accès à nos chiffres de vente. À l'heure où tout le monde sait combien de pas il a fait dans la journée, nous on ne sait pas combien on vend de livres.

En fait, si, on le sait. Légalement, les maisons d'édition doivent nous envoyer une fois par an ce qu'on appelle la «reddition des comptes». Ce sont des papiers avec des tableaux, des lignes et des colonnes qu'il est à peu près impossible de comprendre si on ne vous a pas appris à les lire avant. (Surtout pour une catégorie socioprofessionnelle qui avait tendance à discuter avec ses amis imaginaires pendant les cours de maths.) Ces comptes, en général, vous les recevez pour la première fois entre douze et dix-huit mois après publication.

Sinon, bien sûr, vous pouvez demander à votre éditrice. Là, déjà, ce n'est pas certain qu'elle vous réponde et vous vous en voulez de l'avoir dérangée avec une question aussi bassement matérielle que des chiffres. Vous avez l'impression d'avoir assassiné Mallarmé. Ensuite, elle vous répond mais elle n'a pas les chiffres précis en tête. Elle donne une fourchette. Ou pas de fourchette du tout mais un «ne t'inquiète pas, on est très content des ventes». Parce que l'éditrice est gentille, elle ne veut pas que vous vous preniez la tête avec ça, elle vous protège de cette dure réalité, elle ne veut pas que vous soyez déçue par vos ventes.

Le truc, c'est que cette dure réalité, concrètement, ça va déterminer combien on va toucher ensuite.

L'oublié de l'équation

Et puis, on n'a pas envie de demander nos chiffres. On veut y avoir accès. Une amie autrice m'a raconté qu'elle avait participé à une réunion de travail au cours de laquelle elle plaidait pour que les auteurs puissent consulter leurs chiffres de vente sur internet. En vrai, il suffirait de nous créer un identifiant et un mot de passe. Mais on lui a répondu que ouh là là là... c'était très complexe.

Elle a expliqué que non et que tiens, des auteurs étrangers mais ayant les mêmes diffuseurs avaient, eux, accès à leurs chiffres, comme d'ailleurs la plupart des gens qui travaillent dans l'édition. En résumé, les seuls qui n'ont pas un accès par internet aux ventes, ce sont les auteurs, qui en sont réduits à zoner sur Amazon pour essayer de voir s'ils apparaissent dans un classement.

Nous sommes en 2020, tout est informatisé mais on doit attendre dix-huit mois que le facteur glisse dans notre boîte aux lettres un relevé papier de nos chiffres de vente. Le syndicat national de l'édition a déclaré travailler à un outil pour davantage de transparence. On l'attend toujours avec impatience.

Vous me direz que c'est anecdotique. Déjà, pour un auteur, non. Ses ventes, ce n'est jamais anecdotique. Mais je pense que l'absurdité de cette situation, où le principal intéressé est oublié de l'équation, vous montre un peu l'étendue du problème. Parce que tout le reste est du même acabit. On a des droits sociaux en principe dont il est impossible de profiter dans la réalité. Tout ce qui nous concerne est systématiquement bricolé à la va-vite parce qu'en général, on nous a oublié·es dans les mesures.

Pourtant, le gouvernement avait demandé un rapport en profondeur sur toutes ces questions. Il s'agit du rapport Racine et nous, les autrices et les auteurs, on est d'accord avec les mesures préconisées dedans. La crise sanitaire ne rend son application que plus urgente.

En attendant, vous pouvez relayer l'appel de la Ligue des auteurs professionnels pour la création d'un centre national artiste-auteurs.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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