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«Un hôpital de Varsovie a renvoyé pour la première fois une femme qui devait avorter»

En Pologne, l'IVG va devenir quasi impossible. Cette décision remet aussi en cause la séparation des pouvoirs dans le pays.

Des manifestant·es polonais·es contre la restriction de la loi sur l'avortement, à Varsovie, le 26 octobre 2020. | Wojtek Radwanski / AFP
Des manifestant·es polonais·es contre la restriction de la loi sur l'avortement, à Varsovie, le 26 octobre 2020. | Wojtek Radwanski / AFP

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Lundi 26 octobre, dès 16 heures, la circulation est bloquée à Varsovie. Depuis le 22 octobre, les manifestations se succèdent en Pologne, à la suite de la décision du Tribunal constitutionnel prise ce jour-là d'interdire d'avorter en cas de «déficience fœtale grave et irréversible ou maladie incurable menaçant la vie du fœtus».

Deux cas d'IVG légale demeurent: l'avortement consécutif à un inceste et l'IVG consécutive à un viol. Celle-ci reste difficile à mettre en œuvre, car elle nécessite une décision de justice et donc une plainte, avec un calendrier judiciaire difficile à tenir. Indépendamment du débat pro-vie/pro-choix et du jugement sur le concept de famille, cette décision remet autant en cause la séparation des pouvoirs que le droit à l'IVG.

Une justice en manque d'indépendance

Prise par 11 juges contre 2, cette décision traduit l'influence du parti ultraconservateur Droit et justice (PiS) et de son chef Jarosław Kaczyński sur le pouvoir judiciaire. Depuis son retour aux affaires en 2015, le gouvernement a renouvelé le Tribunal constitutionnel pour saper son indépendance et placer des juges idéologiquement compatibles.

La journaliste polonaise Anna Dziewit-Meller explique ainsi que «le Tribunal constitutionnel est présidé par Julia Przyłębska, juge sans carrière sérieuse. Elle est dixit Kaczyński sa “copine, avec qui il adore passer du temps après le travail”. Cela montre la proximité entre le Tribunal et le parti.» L'érosion de l'indépendance de la justice (nominations de nuit dans un Parlement déserté, sélection des juges opaque) a éveillé l'ire européenne, avec l'activation en 2017 de l'article 7 du traité sur l'Union européenne, établissant un risque de violation de l'État de droit.

Cette politique réduit un peu plus l'un des droits à l'IVG les plus restrictifs d'Europe. Désormais, une femme en Pologne n'aura d'autre choix que de donner naissance à un enfant voué à mourir immédiatement ou à vivre lourdement handicapé. D'après Carol Kot, activiste LGBT+ et scénariste de nationalité polonaise, la souffrance physique et psychologique de milliers de femmes sera inévitable.

«Des femmes catholiques ont défilé, non pour l'atteinte à la vie du fœtus, mais pour la souffrance de la mère et des futurs parents.»
Magdalena Mizera, une manifestante

Ce coup de force juridique témoignerait pourtant selon elle d'une faiblesse de Kaczyński, inféodé à son aile droite, plus que de la popularité d'une loi que 60% des Polonais·es ne voulaient pas voir alourdie en 2016: «Kaczyński doit faire équipe avec des cercles d'extrême droite pour faire passer ses lois. Il s'est aussi lié les mains avec l'Église catholique. C'est une décision prise pour satisfaire l'Église, très influente en Pologne et capable de favoriser un candidat PiS aux élections, et de partis radicaux qui peuvent nuire au PiS.»

Anna Dziewit-Meller renchérit: «Il s'agit pour le PiS de rembourser sa dette vis-à-vis de l'Église catholique.» On comptait en Pologne en 2019, d'après le ministère de la Santé, 1.110 IVG légales (1.074 liées à la viabilité du fœtus). Il en resterait donc une quarantaine. Les IVG réelles, de l'ordre de 100.000 par an, suivront une trajectoire inverse.

Mobilisation sur tous les fronts

Entre rejet des calculs électoralistes et sentiment de revenir au Moyen Âge, des milliers de Polonais·es (80.000 au pic de la manifestation du 23 octobre à Varsovie) se sont mobilisé·es.

Magdalena Mizera, manifestante, explique: «Cette décision transcende les clivages. Des femmes catholiques ont défilé, non pour l'atteinte à la vie du fœtus, mais pour la souffrance de la mère et des futurs parents. Même les policières applaudissaient. Certains ne revendiquaient même pas le retrait de la décision, mais que son non-respect soit dépénalisé.»

Anna Dziewit-Meller remarque que «même les supporters de football polonais, proches du PiS et certainement plus de droite que de gauche, ont attaqué samedi [24 octobre] le bureau d'un député du PiS en protestation».

Dans le même temps, la chaîne publique TVP a diffusé Unplanned et October Baby, deux films américains résolument anti-avortement, le premier le jour même de la décision du Tribunal. «La Biélorussie aura bientôt des leçons de propagande à prendre chez nous», ironise Magdalena Mizera.

«Clause de conscience»

Malgré des restrictions aux rassemblements en raison de l'épidémie du Covid-19 décidées dans la foulée des premières manifestations, la contestation continue. C'est aussi le gouffre entre un discours ultra-traditionaliste et la faiblesse des politiques publiques en la matière, qui choque.

«Si vous devez rester à l'hôpital, vous serez dans la même pièce que des mamans avec leur nouveau-né en pleine santé.»
Carol Kot, activiste LGBT+

Carol Kot précise que si une femme venait à donner la vie à un enfant mort-né, «personne ne serait là pour vous –pas de suivi psychologique, rien qu'un papier de l'hôpital indiquant la mort de l'enfant. Si vous devez rester à l'hôpital, vous serez dans la même pièce que des mamans avec leur nouveau-né en pleine santé.» En parallèle, une politique nataliste où élever quatre enfants garantit l'équivalent d'un salaire minimum (1.920 zlotys, 500 zlotys par enfant –environ 125 euros).

Anna Dziewit-Meller rapporte aussi que pour les avortements légaux, un médecin peut exercer une «clause de conscience» et le refuser. «Dès vendredi [23 octobre], un hôpital de Varsovie a renvoyé pour la première fois une femme qui devait avorter en raison d'une anomalie fœtale. Selon l'avocat de l'hôpital, même si la loi n'est pas encore en vigueur, la procédure peut avoir des conséquences juridiques.»

Les prochains jours seront décisifs pour la portée de la contestation. Un appel à la grève des femmes en Pologne a été lancé pour mercredi 28 octobre. Face à la contestation, le PiS est bien entouré.

La Pologne a cosigné le 22 octobre une déclaration avec 32 autres pays, dont les États-Unis, l'Arabie saoudite, la Hongrie ou le Pakistan, appelant à «fortifier la famille en tant qu'unité fondamentale de la société» et à «améliorer et garantir l'accès aux avancées en matière de santé et de développement pour les femmes, […] ce qui doit toujours consister à promouvoir une santé optimale […], sans y inclure l'avortement».

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