Santé / Société

L'insoutenable légèreté des soirées pyjama du couvre-feu

Tous les prétextes sont bons pour l'organisation de ces dîners qui se terminent au petit-déjeuner.

Ceux et celles qui rechignent d'ordinaire à rentrer chez eux ou chez elles sont ici encouragé·es à s'incruster. | Kelsey Chance <a href="https://unsplash.com/photos/tAH2cA_BL5g">via Unsplash</a>
Ceux et celles qui rechignent d'ordinaire à rentrer chez eux ou chez elles sont ici encouragé·es à s'incruster. | Kelsey Chance via Unsplash

Temps de lecture: 4 minutes

Une bouteille de vin et des charentaises. «C'est un apéro où l'on emmène sa brosse à dent et son produit à lentilles», résume Pauline, Parisienne de 28 ans. La France de 2020 rivalise de petits arrangements pour réenchanter des soirées écourtées par le couvre-feu. Ce vivre-ensemble nocturne aux allures de conciliabule a l'avantage d'être discret.

Une intimité retrouvée après le lien social distendu pendant le confinement: «C'est un moyen de se réconforter, une question de santé mentale», confirme Pauline. On se souvient que «dès le début du confinement, l'une des plus grandes craintes était de perdre le lien social, au-delà de la crise économique, on pensait surtout à continuer à être une espèce sociale, rappelle Fanny Parise, anthropologue à l'Institut lémanique de théologie pratique de Lausanne. Il y a d'abord eu la continuité numérique puis, avec le déconfinement et le couvre-feu, les individus s'adaptent et mettent en place des stratégies.»

Thomas, 31 ans, installé aux Lilas (Seine-Saint-Denis) a ainsi accepté l'invitation à dormir chez son cousin. Après cette séance d'introspection matinale et familiale, il est formel: «Je trouve que la tranquillité du matin aide aux discussions un peu plus profondes, hors de la frénésie du soir.» L'occasion, également, d'une séance de rattrapage entre parents débordés. «On se connaît depuis onze ans, beaucoup sont mamans et la possibilité de passer ensemble du temps long est précieuse», confirme Ornella, 34 ans, à Villejuif (Val-de-Marne), qui a combiné, pour cinq convives, le temps d'une nuit, raclette et petit-déjeuner.

Retiens la nuit

À moins de s'enivrer en journée, à l'anglaise (les pubs au Royaume-Uni ferment traditionnellement à 23 heures) ou de guincher incognito dans les quelques guinguettes et autres thés dansants illégaux, il faut composer avec la fermeture anticipée des bars et restaurants à 21 heures. Le couvre-feu nocturne jusqu'à 6 heures du matin concerne désormais cinquante-quatre départements et la Polynésie française, soit quarante-six millions de Français·es, depuis le 23 octobre.

Le week-end, un débat de la présidentielle américaine ou la fête d'Halloween: tous les prétextes sont bons pour organiser ces dîners à rallonge où l'on veille tard, au lieu de festoyer. Les fâcheux et fâcheuses qui rechignent d'ordinaire à rentrer chez eux ou chez elles sont ici encouragé·es à s'incruster. Pour l'occasion, «une amie qui vit en couple a annoncé à son mec qu'elle découchait», raconte Laurine, 29 ans, qui a mitonné une soupe et eu, pendant quelques heures, «l'impression de tenir une maison d'hôte» chez elle, à Pantin (Seine-Saint-Denis). La soirée pyjama entre adultes consentants a lieu de préférence avec «des amis proches, pas avec n'importe qui. C'est comme un week-end en famille», précise Pauline. Encore faut-il disposer du temps, des moyens et de l'espace nécessaire dans son logement. Cette nouvelle sociabilité adaptée à la pandémie reconfigure les déplacements et le temps consacré aux loisirs. «Sinon, avec le couvre-feu, à peine arrivé, on pense déjà à partir», regrette Thomas.

 

Faut-il voir dans ce repli vers le sac de couchage le signe d'une régression au stade infantile? «Je me suis réveillé dans la nuit en me disant, qu'est-ce que je fais là? J'ai 31 ans et je dors sur le canapé de mon cousin», reconnaît Thomas. L'explication serait d'ordre psycho-sociologique, selon Fanny Parise: «Ce sont des pratiques régressives qui relèvent du même mécanisme que l'alimentation pendant le confinement. Face à un quotidien chamboulé, on se reporte sur des choses réconfortantes et nostalgiques, qui nous permettent de revivre des épisodes marquants de notre vie. La recherche de ce passé positif assure une continuité du quotidien, une résistance au présent et donne du courage pour affronter la crise.»

La soirée pyjama, ou slumber party en anglais, permettant aux enfants de s'émanciper collectivement de la surveillance parentale le temps d'une nuit, est devenue un rite de passage dans l'Amérique des classes moyennes dans les années 1950. La popularité du sleepover s'est ensuite peu à peu émoussée face à la crainte des agressions sexuelles, selon Paula Fass, professeure d'histoire à l'université de Berkeley et autrice de The End of American Childhood. Dans la culture populaire, la pyjama party est aussi devenue un motif récurrent du teen movie, du cinéma d'horreur, avec ses convives sacrifié·es, mais aussi de la pornographie, mettant en scène des réunions de jeunes femmes court-vêtues. L'invitation à dormir, propice aux rendez-vous galants, n'est pas sans risque, a rappelé le collectif féministe NousToutes: si l'on ne se sent pas en sécurité, on est autorisé·e à quitter les lieux.

Une pratique irresponsable?

Ces résistant·es en chausson sont-ils et elles d'irresponsables écervelé·es? Est-ce faire preuve d'ingratitude envers ses congénères, en pleine deuxième vague, alors que le gouvernement recommande de limiter les rassemblements à six personnes en même temps? Si les invitées ont rapidement ôté leur masque dans la soirée, Pauline défend un «cadre plus raisonnable qu'un bar bondé. On a ouvert la fenêtre, on ne s'est pas embrassées.» Ces petits arrangements entre potes relèvent, selon Fanny Parise, d'une «nouvelle culture du risque. Chacun arbitre de manière inconsciente par rapport à la dangerosité, chacun devient expert de ce qu'il ou elle juge sain pour soi et les autres.»

Si le suivi scrupuleux des règles sanitaires procure une certaine satisfaction, difficile d'ignorer le frisson éprouvé lors de minuscules entorses à l'ordre établi. «Il y a un petit air d'interdit», reconnaît Pauline.

Dérobades et micro-résistance sont des réactions normales face à la contrainte, estime Fanny Parise. «Les normes n'ont de sens que dans leurs transgressions... qui donnent du sens au cadre, rappelle-t-elle. En France, il a cette culture qui consiste à contourner la règle pour conserver ses libertés. La soirée pyjama est, en ce sens, une interprétation de la règle.» Les individus sont ainsi tiraillés entre conservation du lien social et dédain de l'autorité, face à une menace invisible pour beaucoup –le complotisme venant s'ajouter à un contexte relativement contestataire. «On conserve donc un maximum de liberté et de capacité d'agir pendant ce moment de couvre-feu», conclut Fanny Parise. En attendant un nouveau face-à-face avec son ficus, si la période venait à se durcir.

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