Société

L'expression «islam belge» agace, et pourtant

Dès sa sortie de la péninsule arabique, la religion musulmane s'est diffusée en prenant en considération les spécificités des cultures qu'elle rencontrait.

La Grande Mosquée de Bruxelles, le 31 juillet 2020. | Hatim Kaghat / ANP / AFP
La Grande Mosquée de Bruxelles, le 31 juillet 2020. | Hatim Kaghat / ANP / AFP

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À l'occasion de la parution de son ouvrage, Islams de Belgique (Éditions de l'Université de Bruxelles), la politiste Corinne Torrekens est revenu pour la Chaire citoyenneté de Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye sur l'histoire et les enjeux relatifs à l'insertion de la religion musulmane au Royaume de Magritte. Nous en publions ici des extraits remaniés.

Dans les années 1960, la Belgique a un besoin de main d'œuvre et un déclin de sa démographie qui l'incitent à conclure en 1964 des accords bilatéraux avec le Maroc et la Turquie. En provient une population majoritairement d'origine rurale et peu qualifiée. Puis, en 1974, en plein choc économique et pétrolier, l'Europe ferme ses frontières.

Ainsi, alors que ces accords étaient pensés sur le modèle du travailleur invité (donc temporaire) et que les immigrations précédentes (espagnoles et italiennes) avaient bénéficié du plein emploi, les immigrés turcs et marocains doivent faire le choix rester ou de rentrer dans leurs pays d'origine. Ils prennent conscience de l'impossibilité financière du retour au pays suite à la crise économique qui, ici, frappe les secteurs dans lesquels ils sont engagés comme travailleurs, et, dans leurs pays d'origine, s'avère encore plus profonde.

Le regroupement familial prévu dans les conventions bilatérales de 1964 est utilisé et les familles s'installent. Aujourd'hui, même si la population musulmane belge s'est diversifiée sous le double mouvement des conversions et de flux migratoires plus récents en provenance de la Syrie, d'Irak, du Pakistan ou d'Afrique noire, on estime qu'elle est majoritairement issue de ce mouvement migratoire précis.

Frontières de l'altérité

Pour l'opinion publique, une sorte de dissonance cognitive s'installe entre le discours politique officiel («l'immigration est terminée») et les réalités urbaines et sociales où la présence des populations d'origine étrangère est de plus en plus tangible. Plusieurs maires prennent des arrêtés de refus d'inscription dans les registres de population à l'encontre des ressortissants non issus de l'Union européenne. Cette période de racisme institutionnel atteint son paroxysme en 1986, lorsqu'un maire de la région bruxelloise débarque sur la place communale juché sur un chameau et vêtu d'une djellaba.

Cependant, et dans un objectif d'intégration, le droit du sol est introduit en 1984 alors que les conditions d'acquisition de la nationalité sont également assouplies. De fait, et depuis 1985, on estime que plus de 600.000 étrangers sont devenus Belges, parmi lesquels la moitié sont d'origine marocaine et turque. Dès lors, l'islam ne concerne plus seulement la politique étrangère, mais également les questions de politique intérieure.

Fractures identitaires

D'anciens cadres des mouvements réformistes et islamistes issus des pays musulmans ont migré et participent à l'activation du référent religieux. En 1989, ce sont les premières affaires du foulard à l'école. Dans les discours publics, les immigrés deviennent des «musulmans». Après le 11 septembre 2001, les attentats amplifient cette dynamique. Difficile de savoir s'il s'agit d'un effet miroir, mais une étude récente montre que l'identification en tant que musulman est largement majoritaire au sein des populations belgo-turques et belgo-marocaines. Toutefois, celle-ci ne s'oppose pas à une identification parallèle et significative tant aux groupes d'origine qu'à la Belgique.

Les attentats de mars 2016 à Bruxelles, revendiqués par l'État islamique, ont réveillé les questionnements relatifs à la compatibilité de l'islam avec les «valeurs» belges. Et ce, au point que le terrorisme et la radicalisation, semblent s'être transformés en prismes d'analyse uniques de l'insertion de l'islam dans le pays. Ainsi, dans un sondage de 2017, 60% des personnes sondées estiment que la présence des communautés musulmanes en Belgique est une menace pour l'identité nationale. Ils ne sont que 13% à la voir comme un facteur d'enrichissement culturel. Il existe au sein de l'opinion publique une certaine tendance à voir les communautés musulmanes comme une entité homogène, alors qu'elles sont plurielles, tant sur le plan ethnique et théologique que sur le plan politique.

Or, si la création de structures religieuses (mosquées, écoles coraniques, etc.) a largement mobilisé les énergies lors des premières décennies de l'implantation de l'islam, les sujets de mobilisation et les structures qui leur sont liées se sont largement diversifiés (écoles confessionnelles, lutte contre l'islamophobie, entrepreneuriat, etc.), non sans susciter des rivalités internes et des dissensions quant aux stratégies à adopter.

Le titre du livre Islams de Belgique constitue un clin d'œil à l'enracinement de l'islam au sein de la société belge ainsi qu'à sa pluralité. En effet, l'expression islam belge agace. Elle hérisse ceux qui, arcboutés sur une définition étroite de l'Europe, y voient une contradiction. Elle indispose certains musulmans pour qui l'islam ne pourrait pas présenter des singularités en fonction du contexte belge. Et pourtant, dès sa sortie de la péninsule arabique, l'islam s'est diffusé en prenant en considération les spécificités des cultures qu'il rencontrait. De fait, l'islam peul n'est pas l'islam indonésien qui n'est lui-même pas l'islam ouïghour, etc.

Affirmer aujourd'hui que la Belgique est en partie musulmane et l'islam en partie belge ne revient pas à nier le développement de courants conservateurs en son sein, ni la diffusion de messages de soutien à l'idéologie de l'État islamique et encore moins la volonté de certains États étrangers de garder une forme de tutelle sur les citoyens belges de confession musulmane, autant d'éléments qui en constituent les enjeux de demain. C'est affirmer que ces défis ne peuvent dissimuler le nombre significatif de musulmans et de musulmanes qui ont choisi de contribuer au devenir de la société belge.

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