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Donald Trump va-t-il perdre le vote ouvrier?

Artisan de la victoire de Donald Trump en 2016, l'électorat ouvrier de la région des Grands Lacs menace maintenant de le priver d'un second mandat. Entre réindustrialisation manquée et ravages de la pandémie, la Rust Belt va-t-elle rebasculer démocrate?

En dépit des promesses de réindustrialisation de Donald Trump, plus de 1.800 usines américaines ont fermé durant son premier mandat, dont l'aciérie AK Steel, en banlieue de Détroit (Michigan). | Alexis Rapin
En dépit des promesses de réindustrialisation de Donald Trump, plus de 1.800 usines américaines ont fermé durant son premier mandat, dont l'aciérie AK Steel, en banlieue de Détroit (Michigan). | Alexis Rapin

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Le cœur industriel de l'Amérique, semble-t-il, ne bat plus pour Donald Trump. À quelques jours de l'élection présidentielle américaine du 3 novembre, celui-ci paraît en mauvaise posture dans les États manufacturiers de la région des Grands Lacs, qui avaient pourtant assuré sa victoire en 2016. Alors que les quatre années passées n'ont pas vu ressusciter les usines de la Rust Belt («ceinture de rouille») comme il l'avait promis, l'électorat ouvrier demanderait-il maintenant des comptes au président sortant?

De fait, au Wisconsin, en Pennsylvanie et au Michigan, son rival Démocrate Joe Biden le devance actuellement de 6% à 8% dans les intentions de vote, selon les moyennes du site de pronostics FiveThirtyEight. Des marges dont le président se passerait bien: alors qu'il est à la peine dans la majorité des swing states (États pivots), reprendre ces trois États suffirait aux Démocrates pour reconquérir la Maison-Blanche… Et Donald Trump s'avère même au coude-à-coude en Ohio, autre État industriel clé de la région, qu'il avait pourtant remporté avec une confortable avance en 2016.

Du miracle au mirage industriel

Qu'est-il donc arrivé à celui qui, il y a quatre ans, s'était vendu comme un champion de l'Amérique à col bleu? Pour Kevin Gundlach, président d'une fédération syndicale de Madison (Wisconsin), le diagnostic est simple: «Les travailleurs savent maintenant que les promesses de Trump étaient creuses et fallacieuses. Il n'a jamais eu de plan susceptible de bénéficier aux ouvriers d'ici ou d'ailleurs.» De fait, les grands vœux pieux de réindustrialisation de la Rust Belt apparaissent, quatre ans plus tard, largement déçus.

«L'enjeu n'est pas de savoir si la réindustrialisation a eu lieu ou non, mais si le président se bat pour eux.»
Michael McQuarrie, directeur du Centre sur le travail et la démocratie

Selon de récents chiffres du département du Travail, le premier mandat de Donald Trump a vu plus de 311.000 emplois américains être délocalisés, en dépit d'une longue guerre commerciale censée inverser la vapeur. Début 2020, les fameux tarifs sur l'acier et l'aluminium introduits en 2018 n'avaient généré que 2.000 nouveaux emplois dans l'industrie métallurgique américaine. Une récente étude de l'Economic Policy Institute (think tank de centre gauche) indiquait que, rien que durant les deux premières années de la présidence Trump, plus de 1.800 usines avaient fermé aux États-Unis. Et tout cela avant le séisme économique de la pandémie de Covid-19.

Qu'à cela ne tienne, Donald Trump affirme à qui veut l'entendre qu'il a bel et bien ressuscité les manufactures de la région des Grands Lacs. «Vous feriez mieux de voter pour moi, je vous ai ramené tellement d'usines automobiles!», lançait celui-ci dans un meeting de campagne au Michigan début septembre. L'année dernière, pourtant, General Motors et Ford fermaient chacun une fabrique dans l'État (après que Chrysler en ait fermé une autre en 2017). Ce printemps encore, c'est une aciérie de la banlieue de Detroit qui mettait la clé sous la porte, emportant avec elle près de 340 emplois.

Une aura de battant

De quoi pousser les ouvriers à retourner leur salopette? Tout n'est pas qu'affaire de bilan et de chiffres, nuance Michael McQuarrie, directeur du Centre sur le travail et la démocratie de l'université d'État d'Arizona: «Pour les électeurs mécontents de ces États, l'enjeu n'est pas de savoir si la réindustrialisation a eu lieu ou non, mais si le président se bat pour eux. Trump donne l'impression de lutter, et ce davantage que n'importe quel candidat démocrate depuis quarante ans», estime ce spécialiste de la Rust Belt.

«Je vois de plus en plus d'ouvriers réaliser que Trump était et reste un charlatan.»
Kevin Gundlach, président d'une fédération syndicale de Madison

De par ses guerres commerciales et sa renégociation fructueuse de l'Alena, Donald Trump aurait ainsi acquis une aura tenace auprès d'un électorat à col bleu malmené par vingt ans de consensus libre-échangiste. «Je crois que le soutien à Trump parmi les hommes blancs de la classe ouvrière demeure fort», confirme Paul Clark, directeur de l'École de relations industrielles de l'université d'État de Pennsylvanie. Les sondages démontrent que le président conserve, bon gré mal gré, l'appui d'environ 60% de ce groupe démographique en Pennsylvanie, au Michigan et au Wisconsin.

Le Wisconsin (ici, sa capitale Madison) a contribué à assurer la victoire de Donald Trump en 2016, mais pourrait rebasculer démocrate cette année. | Alexis Rapin

Solide, la marge reste néanmoins inférieure à celle de 70% que Donald Trump engrangeait auprès de cet électorat en 2016 dans les mêmes États. Le camp républicain déplorerait donc malgré tout quelques défections. Une thèse que corrobore Kevin Gundlach depuis sa centrale syndicale du Wisconsin: «Je vois de plus en plus d'ouvriers réaliser que Trump était et reste un charlatan. Certains se portent maintenant volontaires pour passer des coups de téléphone, informer les gens comment voter ou même travailler aux bureaux de vote», raconte-t-il.

Industrie affectée et infectée

Dérouillée en vue dans la Rust Belt? «Trump semble surtout perdre du terrain auprès des cols bleus femmes et de plus de 65 ans, précise Paul Clark, notamment, je crois, à cause de sa gestion du coronavirus.» Alors que la pandémie a depuis le début de l'année fait disparaître 740.000 emplois manufacturiers aux États-Unis, nombre d'électeurs et électrices considèrent en effet que la saignée aurait pu être moins dévastatrice si l'administration Trump avait mieux réagi.

De surcroît, les politiques dérégulatrices du président exposent maintenant les salarié·es du secteur industriel à des conditions de travail problématiques. «L'administration Trump a échoué à donner des directives nationales quant à la sécurité au travail face au Covid-19, les travailleurs ne sont tout simplement pas protégés», déplore Kevin Gundlach. Résultat: début mai, les cas d'infection explosaient dans différentes usines de conditionnement de viande du Minnesota et de l'Iowa, deux autres États importants en vue de l'élection. L'une d'entre elles, à Waterloo (Iowa), devait enregistrer quelque 1.030 cas positifs à elle seule, dont cinq se sont révélés fatals.

«Scranton contre Park Avenue»

Les ouvriers de la Rust Belt ayant fait défection sont-ils seulement déçus de Donald Trump, ou carrément séduits par Joe Biden? Une chose est sûre, l'ancien vice-président de Barack Obama se donne du mal pour reconquérir cet électorat: il promeut notamment l'instauration d'un salaire minimum de 15 dollars de l'heure et veut assurer à tous les Américains douze semaines de congés-maladie payés (pour l'heure une rareté aux États-Unis). Joe Biden présente également un plan spécialement dédié à revigorer les syndicats, autrefois force politique majeure dans des États comme le Michigan ou le Wisconsin.

Qui plus est, l'ancien vice-président tente aussi de s'attaquer à l'image de champion populiste de Donald Trump. Dans ses meetings à travers le Midwest, Biden martèle à son auditoire que l'élection de 2020 est celle de «Scranton contre Park Avenue», en référence à la ville industrielle de Pennsylvanie où il est né, et un quartier huppé de New York où Donald Trump loue des appartements de luxe. Le message est sans détour: on ne peut compter sur un milliardaire ex-requin de l'immobilier pour défendre l'Amérique ouvrière.

Ni parti, ni patron

La formule s'avérera peut-être efficace en vue du 3 novembre prochain, mais reste que les Démocrates ont encore fort à faire pour renouer avec leur ancienne base ouvrière de la Rust Belt. «Les Démocrates sont aujourd'hui un parti de professionnels, de gens très éduqués et de membres des minorités, constate Michael McQuarrie. Actuellement, ils ciblent surtout les femmes des banlieues et les Républicains modérés déçus, et il n'y a pas de signe clair qu'ils désirent empoigner les enjeux qui préoccupent la classe ouvrière blanche.»

Une distanciation inéluctable? «Je crois que pour se frayer un chemin vers ce groupe, les Démocrates devront adopter une approche économique plus populiste, et notamment bâtir une relation plus étroite avec les syndicats», analyse Paul Clark. Un effort qu'avait esquissé le sénateur du Vermont Bernie Sanders depuis sa campagne de 2016, mais auquel sa défaite abrupte dans les primaires démocrates de 2020 semble avoir porté un sérieux coup d'arrêt.

Si plusieurs États de la Rust Belt pourraient bien rebasculer démocrates au jour de l'élection, quelle place réserve-t-on à sa classe ouvrière dans l'Amérique de demain? La question demeure en suspens. Alors que quatre années de politiques trumpistes ont démontré que l'âge d'or manufacturier ne reviendrait pas de sitôt, les grands projets d'économie 2.0 en vogue chez certains Démocrates n'inspirent guère. Fière de son héritage industriel, la Rust Belt ne se voit pas en prochaine Silicon Valley et semble attendre une alternative. À l'approche du scrutin du 3 novembre, les cols bleus sont peut-être prêts à retourner leur veste, mais pas à rendre leur tablier.

Retrouvez l'actualité de la campagne présidentielle américaine chaque mercredi soir dans Trump 2020, le podcast d'analyse et de décryptage de Slate.fr en collaboration avec l'Ifri et TTSO.

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