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Comment Twitter est devenu indispensable pour certains cheminots

Les cheminots sont nombreux sur le réseau social à partager leur quotidien professionnel et interagir avec les usagers. De quoi les informer, et rendre visible leur métier et ses réalités.

Les agents de la SNCF sont de plus en plus nombreux à s'emparer de Twitter pour parler aux usagers. | Matthieu Alexandre / AFP
Les agents de la SNCF sont de plus en plus nombreux à s'emparer de Twitter pour parler aux usagers. | Matthieu Alexandre / AFP

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Le 5 juin dernier, Vina prend le Transilien pour se rendre à une réunion et l'annonce vocale du conducteur la surprend: «C'était agréable et comique. Nous étions beaucoup à ne pas partir en vacances à cause de la situation sanitaire et prendre un train de banlieue et entendre “Bonjour chers touristes et bienvenue à bord, le temps est au beau fixe, destination plage La Défense avec un arrêt à la station balnéaire de Versailles”, ça a fait sourire tous les passagers», se remémore-t-elle. Alors pour remercier ce conducteur enjoué, elle tweete:

 

Un rare remerciement au milieu des messages d'usagèr·es plutôt tendus, que n'a pas manqué de voir Antoine Debuire, le conducteur en personne, très présent sur le réseau social: «Dès mon entrée en formation j'ai commencé à faire des annonces et parler aux voyageurs pour expliquer un problème, puis j'ai ajouté une petite touche de positivité et j'ai eu d'excellents retours de leur part.»

Plus qu'une vocation, conduire des trains est pour le jeune homme de 21 ans une véritable passion: «J'ai toujours voulu faire ça, j'ai postulé à la SNCF très rapidement après le bac et j'y suis entré tout de suite pour une formation.» C'est donc naturellement qu'il partage cela avec ses passagers et passagères durant le trajet mais aussi après, grâce à Twitter, qu'il voit comme un prolongement du voyage.

En quête d'image positive

Le compte d'Antoine Debuire vient compléter les ceux plus politiques et revendicatifs de cheminots syndiqués. Ils sont nombreux à utiliser ce réseau social, entre partage d'anecdotes, de jolies photos et threads pédagogiques.

Si certains parlent de Twitter comme une manière de tromper la solitude du conducteur ou de la conductrice dans sa cabine, pour la plupart l'envie est d'apporter un autre regard sur la profession, comme le confirme Doudou_TrainDoctor, technicien de maintenance aux près de 3.000 abonné·es: «Ce qui est bien avec Twitter, c'est que ça a ouvert les yeux aux usagers; ils ont compris que nous, les agents, nous faisons notre maximum et nous sommes très fiers de notre métier.» Une prise de conscience qui pourrait amener ainsi plus de soutien de la part de la population pour défendre la profession parfois critiquée pour ses acquis sociaux.

Ce qui peut être lié à une stratégie de communication de la SNCF –qui incite de plus en plus les usagers à échanger sur Twitter avec les comptes officiels– a finalement été saisi de manière plus individuelle par ces employé·es passionné·es.

«Derrière, il s'agit de compenser un ressenti qui est parfois une vraie souffrance, ce déficit d'image positive qui colle à la peau de la SNCF, analyse Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en sciences de l'information à l'université de Nantes. C'est une règle de base de la communication, quand on arrive à incarner une marque, on travaille davantage sur la bienveillance.»

Ces cheminots, en partageant leur quotidien réel, répondraient ainsi à une demande de l'usager qui en aurait assez de l'échange institutionnel ou commercial avec le service client, qui prend souvent la forme d'un bot en ligne. Antoine Debuire parle d'ailleurs d'humaniser le train, raison pour laquelle il utilise son patronyme et non un pseudo sur Twitter.

Des usagers toujours plus friands d'informations

Pour l'heure, taper «SNCF» dans la barre de recherche de Twitter revient à se retrouver submergé·e par des messages de colère ou des demandes d'informations auprès des comptes officiels. En 2019, selon une enquête de satisfaction de la SNCF réalisée tous les deux ans par l'UFC-Que choisir, la compagnie ferroviaire ne récoltait que 59% de jugements positifs, soit un point de plus par rapport à l'étude précédente.

 

 

Les cheminots twittos forment une communauté plus discrète autour de laquelle gravitent des usagers curieux et compréhensifs en cas de problème ou de grève. C'est le cas de Jacques, passager régulier du Transilien, qui a créé son compte après avoir participé à un échange avec des conducteurs organisé par la SNCF. Il se montre depuis grand défenseur des cheminots jusqu'à avoir rejoint, il y a quelques mois, une association pour le maintien d'une ligne avec du matériel ancien.

Sans aller jusqu'à se découvrir une passion pour la vie du chemin de fer, ces échanges plus directs, horizontaux, restent bien accueillis. «C'est une demande prioritaire de l'usager que d'être bien informé; c'est aussi important que la fiabilité des horaires des trains», précise Bruno Gazeau, président de la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut). Il se dit même prêt à demander à la SNCF d'encourager ces pratiques, observant que ces échanges créent de meilleures relations.

«Sur Twitter, les gens aiment bien la vulgarisation.»
Wilfried, conducteur SNCF

La prise de conscience de l'importance de l'information donnée aux usagers est assez récente à la SNCF. En septembre 2003, un drame est évité de justesse en gare de Villeneuve-Triage (Val-de-Marne), sur la ligne RER D. Alors que leur rame est en panne, les passagers sont invités à descendre, seulement les portes s'ouvrent côté voie et un train arrive en face. Par chance, il ne percute personne. Mais ce «quasi-incident», comme il a été nommé, est l'un des premiers à faire la une des journaux télévisés. Nous sommes en 2003, et certains téléphones portables commencent à pouvoir filmer.

«C'est cette médiatisation qui a amené la SNCF à réfléchir à l'information voyageur et à intégrer l'idée de leur donner une information fiable et rapide pour une question de sécurité», explique Marianne Abramovici, enseignante-chercheuse à l'Institut de recherche en gestion de l'université Gustave Eiffel dont la thèse portait sur l'organisation du transport ferroviaire.

Les réseaux sociaux, encore plus réactifs, poussent donc à plus d'information. Une demande si bien intégrée que les cheminots eux-mêmes se retrouvent à faire ce travail.

Rendre visible le monde des travailleurs

Mais sur Twitter, ils ne font pas que relayer des informations sur la circulation. Ils parlent de leurs conditions de travail et invitent les usagèr·es à mieux comprendre leur métier. C'est précisément ce que réalise Wilfried, BB 27000 sur Twitter, l'un des plus suivis avec plus de 25.000 abonné·es. Depuis 2017, il réalise notamment des threads pédagogiques. Il passe du temps à composer des récits de qualité qui plaisent aux curieux et apportent un autre regard à l'usager.

«J'ai commencé en 2017 à faire des threads et raconter les coulisses de la SNCF. C'est ce qui m'a amené beaucoup d'abonnés, les gens aiment bien la vulgarisation», raconte-t-il.

 

Plus que de partager une passion ou redorer une image, il s'agit de rendre visible un métier et ses réalités. L'historienne et enseignante-chercheuse à l'université Gustave Eiffel, Mathilde Larrère, constate l'invisibilisation du monde du travail dans l'univers médiatique.

«Twitter m'a permis de mieux comprendre les difficultés de chacun.»
Aurélia, conductrice de tram-train

S'il y a eu un temps phare du monde ouvrier avec les cheminots et les mineurs comme corporations fortes à la première révolution industrielle, illustré par La Bête humaine de Zola et repris plus tard dans un film de Renoir, aujourd'hui on ne parle d'eux que lorsqu'ils se battent pour leurs acquis sociaux. «Dans les téléfilms actuels, les classes supérieures sont surreprésentées, explique Mathilde Larrère. On a une meilleure idée du travail d'un politique en regardant des téléfilms que celui d'un conducteur de train.»

Il n'est donc pas question de redorer une image négative mais bien de combler un déficit. Au sein même de la corporation, certains ont pris connaissance des contraintes de leurs collègues grâce à Twitter. «Moi je conduis mon train, mais en réalité il y a toute une équipe derrière pour les faire rouler, et il y a besoin de tout le monde, raconte Aurélia, conductrice de tram-train. Twitter m'a permis de mieux comprendre les difficultés de chacun

Twitter permet donc ici de reconstruire une réalité et que chaque maillon de la chaîne puisse donner sa version des faits. En prenant la parole publiquement, de façon individuelle, ces cheminots en viennent à se regrouper et former une communauté sur le réseau social. «Dès lors qu'on fait groupe, la défense des intérêts de ce dernier s'impose aux modes d'expression publique», ajoute Olivier Ertzscheid.

D'autres professions recourent au même procédé: infirmières, profs et policiers, notamment. Des métiers de service, concernant pour le grand public, qui parfois souffrent d'une image négative ou d'invisibilité médiatique. Les policiers ont d'ailleurs franchi le pas en passant de la déclaration en 140 caractères à la publication de livres témoignages.

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