Société

Le discours des pouvoirs publics détermine nos réactions aux attentats

Que les attaques terroristes déclenchent ou non une dynamique autoritaire au sein de l'opinion dépend de la manière dont les élites politiques, au sens large, construisent leur mise en récit.

Rassemblement place du Capitole à Toulouse, le 18 octobre 2020, en hommage à Samuel Paty, le professeur d'histoire-géographie assassiné à Conflans-Sainte-Honorine deux jours plus tôt. | Georges Gobet / AFP
Rassemblement place du Capitole à Toulouse, le 18 octobre 2020, en hommage à Samuel Paty, le professeur d'histoire-géographie assassiné à Conflans-Sainte-Honorine deux jours plus tôt. | Georges Gobet / AFP

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Les attentats créent des situations qui ne sont pas propices à la réflexion ou à la prise de recul. Ils attisent les peurs, échauffent les esprits, et appellent a priori des réponses politiques fortes et rapides plutôt que des analyses posées ou des débats contradictoires. Le livre Face aux attentats propose tout autre chose: dresser un état des savoirs en sciences humaines et sociales sur nos réactions aux attentats, tout en rendant accessibles au plus grand nombre les résultats des travaux les plus récents en la matière.
 

En partenariat avec la Chaire citoyenneté de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, nous proposons ici quelques-uns de ses résultats, répondant peut-être à des questions redevenues brûlantes avec l'assassinat de Samuel Paty.

Le livre s'ouvre sur un chapitre qui présente les résultats d'une recherche inédite sur la réaction immédiate des personnes présentes au Bataclan le soir du 13 novembre 2015. À partir d'une série d'entretiens avec des rescapés de l'attaque, il remet en cause le lieu commun du «sauve-qui-peut» et du «chacun pour soi» qui voudrait que, exposés à une menace directe, nous soyons tous égoïstes par réflexe et instinct de survie.

Il montre au contraire, dans le prolongement de précédentes études sur des situations similaires (World Trade Center le 11 septembre 2001, métro de Londres le 7 juillet 2005...), que la peur panique peut conduire à des comportements altruistes, de coopération et d'entraide. Il s'intéresse ensuite aux interactions entre l'État et la société.

Au sommet de l'État: construire l'unité nationale

Lorsque l'attentat de Charlie Hebdo se produit, en janvier 2015, le président de la République est immédiatement alerté par ses équipes de la fragilité de la cohésion de la société française et du risque de violences intercommunautaires. Ces mises en garde apparaissent dans des notes et courriels internes, et sont évoquées par tous les conseillers rencontrés. En novembre, les équipes de l'exécutif perçoivent un changement de tonalité dans les réactions, tout particulièrement dans les messages reçus à l'Élysée. Ceux-ci sont «d'une très grande incivilité», «très loin de l'esprit Charlie», il y a un «risque de désunion voire de désagrégation», explique un conseiller. Par ailleurs, les enquêtes d'opinion révèlent une «colère» croissante.

L'exécutif dispose en ce genre de circonstances d'un temps d'avance sur l'opposition et les médias, ce qui lui permet de poser très tôt un cadrage interprétatif et lui confère un avantage dans les controverses qui finissent toujours par émerger. Il est important de proposer des cadrages «crédibles», que la découverte progressive des faits ne remettra pas en question. Pour les équipes de communication, ces cadrages ne sont efficaces que s'ils sont audibles et plusieurs doutent de pouvoir influencer l'opinion dans un sens où elle n'irait pas déjà.

Alors que seul le Premier ministre l'a évoqué après janvier, le terme de «guerre» est très vite adopté en novembre. Il est martelé dans les discours au Congrès (par le président de la République), à l'Assemblée nationale (par le Premier ministre) et partout ailleurs. Six Français sur dix pensent alors que la France est en guerre. En revanche, la tonalité change en juillet 2016 quand a lieu l'attentat de Nice: «Il n'y a plus du tout d'instinct ou d'appel à l'unité nationale», lit-on dans une note du 15 juillet. Les équipes de l'Élysée peinent à définir les attentes de l'opinion; les discours de l'exécutif se font de ce fait plus timides et défensifs.

Après janvier, une répétition des attaques avait été anticipée; une note sur le dispositif à déployer prévoit notamment de décréter l'état d'urgence et de mettre en avant le président de la République afin de démontrer l'apprentissage et la réactivité de l'État. Après les attentats du 13-Novembre, l'exécutif sent que sa marge de manœuvre est réduite pour mettre en scène l'unité nationale et cherche les symboles appropriés pour articuler identité collective et expériences individuelles. Il attend davantage de résistance de l'opposition qui n'a guère apprécié de servir de faire-valoir à l'exécutif en janvier et se préoccupe des prochaines élections régionales.

À la différence de janvier, «il n'y a pas de symbole de ralliement vraiment partagé. Aucun slogan ne s'est, cette fois, imposé. À l'exception du drapeau tricolore reproduit sur les profils numériques» (note, 20 novembre). La cérémonie d'hommage aux victimes organisée aux Invalides le 27 novembre est fermée au public. L'exécutif cherche alors un geste symbolique pour permettre à tous de participer à la communion nationale. Le drapeau est choisi parce qu'il est un symbole qui n'est pas «objet de contestation, de controverse politique et dans lequel tout le monde peut se retrouver», explique un conseiller. Une note précise qu'il peut servir au ralliement, au risque de n'être qu'un «réflexe de protection et de patriotisme» (20 novembre). On comprend ainsi l'appel de François Hollande à pavoiser.

Dans les têtes: une dynamique autoritaire?

Que les attaques terroristes déclenchent ou non une dynamique autoritaire au sein de l'opinion dépend de la manière dont les élites politiques, au sens large, construisent leur mise en récit. C'est ce que montre l'évolution de l'opinion publique en France depuis 1998. Grâce à l'indice longitudinal de tolérance de la figure ci-dessous, fondé sur soixante-cinq séries de questions du baromètre annuel de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), on peut en effet mesurer les évolutions annuelles de la tolérance envers les minorités, les religions minoritaires et les immigrés depuis 1990. Cet indice montre que les préjugés et la tolérance évoluent, parfois de manière brutale. Il confirme bien que les citoyens français, à l'instar des Américains, sont ambivalents sur ces questions.

Pour bien comprendre la temporalité de l'indice, il faut savoir que la plupart des enquêtes CNCDH ont lieu en octobre-novembre, mais que le point 2015 a été construit à partir d'une enquête réalisée, elle, en février 2015. En 2016, il y eut exceptionnellement deux enquêtes, l'une en janvier, l'autre en novembre –ce qui permet de mesurer l'impact de l'attentat s'étant produit à Nice au cours de l'été.

Indice longitudinal de tolérance de 1990 à 2018 (en %).

Depuis les années 1990, les Français ont connu des attentats islamistes en 1995 et 1996 à Paris, et dans des pays proches, à Washington et New York en septembre 2001, à Madrid en mars 2004, et à Londres en juillet 2005. Pourtant, en 1995, 2001 et 2004, on ne constate pas de crispation raciste. Dans les deux premiers cas, l'indice reste stable et dans le troisième, la tolérance progresse.

Les Français redeviennent ensuite plus tolérants entre la vague d'enquête de novembre 2014 et celle de février 2015, malgré les attentats de janvier 2015. Le phénomène se produit avec plus d'intensité entre février 2015 et janvier 2016, période marquée par les attentats du 13 novembre 2015. Enfin, entre janvier et novembre 2016, on constate encore une augmentation de l'indice, en dépit de l'attentat de Nice. En revanche, on constate une baisse importante entre 2004 et 2005, liée aux émeutes dans les banlieues, ce qui correspond bien au cadrage identifié à l'époque.

Clairement, l'interprétation des attentats de 2015 qui a prévalu en France n'a donc pas accru les préjugés envers les immigrés et les musulmans, à la différence des États-Unis post-11-Septembre. Le discours des pouvoirs publics et d'une majorité des figures publiques et associatives sur l'unité, le refus de l'amalgame et les valeurs républicaines a permis de mobiliser l'opinion sur la nécessité de répondre aux attaques sans pour autant qu'elle ne se tourne vers des boucs émissaires.

La façon dont les attentats sont cadrés –c'est-à-dire interprétés et mis en récit– est donc essentielle pour comprendre les dynamiques de l'opinion à la suite de tels événements. Après les attentats de 2015 et 2016, on aurait a priori pu craindre une flambée d'opinions intolérantes dans l'Hexagone. Mais c'est en réalité l'inverse qui s'est produit. Si une sortie par le haut a été possible après ces attaques terroristes, c'est sans doute grâce à une multitude d'acteurs: les responsables politiques, d'abord, mais aussi des journalistes, des intellectuels et des acteurs associatifs. Le sens donné à un attentat, quel qu'il soit, est toujours ouvert à des joutes d'interprétations dans lesquelles aucun acteur, politique notamment, n'est assuré d'avoir le dessus.

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