Culture

Mulan a échappé de justesse à l'entrée en scène d'un sauveur blanc

La recherche d'authenticité de Disney témoigne surtout de son désir de ne pas froisser le gouvernement chinois afin de conquérir le marché local.

Liu Yifei dans <em>Mulan</em>, de Niki Caro. | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=KK8FHdFluOQ&amp;ab_channel=WaltDisneyStudios">via YouTube</a>
Liu Yifei dans Mulan, de Niki Caro. | Capture d'écran via YouTube

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Avec ses costumes réalistes sur le plan historique, ses scènes de combat influencées par le wuxia et –détail peut-être le plus important– l'absence de chansons, le remake en prises de vues réelles de Mulan par Disney a sans aucun doute été pensé dans le but de plaire au public chinois. Dès l'annonce du tournage, le film a été promu comme offrant une représentation plus sérieuse et plus authentique de la culture chinoise que la production originale de 1998 –en dépit d'une équipe de création majoritairement occidentale, dirigée par la cinéaste néo-zélandaise Niki Caro. En mai, celle-ci écrivait sur Instagram que sa volonté était «d'honorer la culture Disney... autant que la culture chinoise».

Les attentes suscitées par cette version étant fondées sur la critique implicite du film d'animation d'origine, il est étrange de se rappeler que le dessin animé de 1998 était également motivé par le souci d'authenticité –et il est encore plus surprenant que ce qui est finalement devenu Mulan a débuté sous la forme d'un court métrage diffusé directement en vidéo. Intitulé China Doll, il raconte l'histoire d'une jeune Chinoise misérable et opprimée, conduite en Europe par son prétendant britannique.

Vue avec des yeux contemporains, l'intrigue de China Doll –tout autant que son titre, «Poupée de Chine»– a de quoi susciter quelques grincements de dents. Dans l'histoire d'origine, le prétendant de notre héroïne était considéré comme un prince charmant qui venait la sauver d'une vie difficile en Chine, image renforçant les stéréotypes sur les femmes d'Asie de l'Est, victimes impuissantes pouvant facilement s'amouracher des hommes blancs. On peut donc se demander comment cette histoire d'amour mal inspirée a pu devenir le classique des années 1990 que l'on connaît, étant donné que son héroïne est sans doute le personnage principal féminin le plus proactif de tout l'univers Disney.

«La mauvaise nouvelle, c'est que nous avons produit ce film. La bonne, c'est que personne ne l'a vu.»
Michael Eisner, PDG de Disney, à propos de Kundun

À la fin du siècle précédent, Disney avait pour intention de produire un film à même de séduire le public d'Asie de l'Est, en pleine expansion. L'entreprise souhaitait aussi apaiser ses relations avec le gouvernement chinois, qui s'étaient détériorées avce la sortie en 1997 de Kundun, une biographie du dalaï-lama financée par Disney et réalisée par Martin Scorsese.

Avant même la sortie de Kundun, les dirigeants chinois avaient menacé d'interdire la diffusion des films et dessins animés de Walt Disney dans leur pays. Martin Scorsese, la scénariste Melissa Mathison et plusieurs autres membres de la production furent interdit·es d'entrée en Chine. En 1998, le PDG Michael Eisner s'était excusé pour avoir sorti le film en déclarant: «La mauvaise nouvelle, c'est que nous avons produit ce film. La bonne, c'est que personne ne l'a vu. Aujourd'hui, je veux m'excuser, et à l'avenir, nous devrions empêcher que ce genre de choses, qui insultent nos amis, ne se reproduisent.» Le rapprochement fut fructueux: en 1999, la mise en place du projet initial du premier parc Disney en Chine, Hong Kong Disneyland, était annoncée.

Au point mort

Toutefois, si Disney s'était engagé à créer une héroïne asiatique pour le marché international, l'équipe de création, qui travaillait de manière indépendante dans les studios de Floride, n'était pas convaincue par le concept de China Doll. Le scénario n'avait pas avancé d'un pouce en dix ans, et aucun des responsables de l'animation initiale ne souhaitait s'y atteler. Finalement, après avoir reçu une suggestion de l'auteur pour enfants Robert D. San Souci, les auteurs et autrices s'intéressèrent à un poème chinois, «La Chanson de Fa Mu Lan», qui leur permit de trouver leur inspiration. À l'époque consultant pour Disney, Souci avait commencé à écrire son propre livre basé sur cette histoire.

Le premier enregistrement fait de Mulan est la «Ballade de Mulan», une chanson populaire généralement attribuée à la dynastie Wei du Nord, qui régna entre 386 et 534 de notre ère. Le concepteur de production du Mulan de 1998, Hans Bacher, et le directeur artistique, Ric Sluiter, ont fini par fonder l'esthétique du film sur les dynasties Ming et Qing, avec un style visuel inspiré par les aquarelles chinoises. Il existe une multitude de versions chinoises différentes de ce conte, mais dans la plupart d'entre elles, Mulan est portée par son amour pour sa famille et prend la place de son père malade dans l'armée, révélant qu'elle est une fille seulement après être revenue chez elle.

«L'objectif premier de la première version était que Mulan trouve l'amour.»
Chris Sanders, coscénariste de la version de 1998

Pourtant, même après le revirement de Disney et sa décision d'adapter Mulan, le sujet principal de China Doll, c'est-à-dire l'histoire d'amour, resta au cœur de l'intrigue. Dans les premières versions du scénario, Mulan s'enfuit de chez elle après avoir été promise à un mariage arrangé avec Li Shang (thème qui figurera en bonne place dans la suite du film d'animation, sortie directement en vidéo en 2004 et mal reçue par la critique). «L'objectif premier de la première version était que Mulan trouve l'amour», a avoué Chris Sanders, chargé de la supervision du scénario de Mulan, à l'occasion de la sortie du film.

L'histoire a ensuite été modifiée encore plusieurs fois. «Lorsque ma femme et moi sommes montés à bord, le projet avait déjà connu plusieurs changements, tous inspirés par le livre pour enfants de San Souci, explique Raymond Singer, l'un des scénaristes d'origine de Mulan. Avec les autres scénaristes de l'équipe et un autre auteur, nous avons élaboré l'histoire et le scénario qui ont donné naissance à Mulan. Une quatrième personne a rejoint l'équipe un peu plus tard et a continué à travailler sur le projet une fois le scénario achevé.»

 

 

Le titre d'origine n'a jamais totalement disparu, puisqu'il était présent dans les paroles d'une chanson. «Il y avait une chanson appelée “China Doll”, par Stephen Schwartz, qui était déjà écrite lorsque nous avons rejoint le projet, explique Singer. Il avait composé plusieurs chansons pour les premières versions de l'histoire avant notre arrivée. Stephen a été remplacé par les auteurs-compositeurs qui sont actuellement crédités au générique, et qui ont composé une musique originale pendant que nous créions la nouvelle histoire et le nouveau scénario.»

Légende de Broadway, Stephen Schwartz avait déjà collaboré avec Disney sur Pocahontas et Le Bossu de Notre-Dame, mais il finit par quitter le projet de Mulan pour aller composer les chansons du film de Dreamworks, Le Prince d'Égypte. Ses compositions ont été complètement supprimées de Mulan. Le titre «Written in stone» («Gravé dans le marbre»), qu'il avait composé pour la scène de la transformation de Mulan en soldat, subsiste encore dans la version en un acte de la pièce adaptée pour les élèves d'école primaire, Mulan Jr.

Fidèles au personnage

Les scénaristes de Mulan finirent par s'agacer de l'aspect comédie romantique de l'histoire et réussirent à convaincre la productrice Pam Coats que Mulan devrait partir de chez elle par amour pour son père. «Nous savions que nous étions en train de créer une héroïne Disney qui n'était pas une princesse Disney classique, et qu'il était de notre devoir de rester fidèles à ce personnage, confie Singer. En toutes circonstances, Mulan se montre loyale, courageuse et honnête. Il est facile de voir à quel point elle est différente des autres, tant par son apparence physique que par sa personnalité.»

«Il était de notre devoir de rester fidèles à ce personnage.»
Raymond Singer, coscénariste de la version de 1998

En privilégiant les thèmes de l'honneur et de la famille, le fil conducteur du film restait plus proche de celui de la légende d'origine. Il est aussi possible que la volonté de changer la direction prise par le scénario puisse avoir été encouragée par les protestations suscitées par Pocahontas –les dirigeants de la communauté amérindienne avaient dénoncé les inexactitudes historiques et le manque d'authenticité culturelle du film, ainsi que l'histoire d'amour fictive entre Pocahontas et John Smith, colon britannique blanc.

Afin de reproduire une vision authentique de la Chine, les principaux membres de l'équipe de création (Pam Coats, Ric Sluiter, Barry Cook, Robert Walker et Mark Henn) furent invités à parcourir la Chine en 1994 afin d'en découvrir les paysages, la population et l'histoire. Leur visite leur a permis de se familiariser avec Pékin, Datong, Luoyang, Xi'an, Jiayuguan, Dunhuang et Guilin.

Barry Cook, coréalisateur de Mulan avec Tony Bancroft, explique l'objectif de ce voyage dans les bonus du DVD: «Comme nous voulions utiliser des emblèmes de la Chine, nous savions que nous voulions voir la Grande Muraille, ou encore les montagnes de Guilin.» Certaines limites ont néanmoins été posées quand à ce désir de reproduction fidèle: en raison des croyances chrétiennes de Bancroft, le film évite par exemple d'explorer des thèmes liés à la religion bouddhiste.

En s'éloignant de l'histoire d'amour et en restant plus fidèle à l'intrigue du récit populaire, le film a non seulement gagné en authenticité, mais il a également trouvé sa place au sein de la tendance du girl power, popularisé par les Spice Girls à la fin des années 1990. Après le succès de Belle dans La Belle et la Bête, dont le public avait apprécié le «bon sens» et l'indépendance d'esprit, la force et le courage de Mulan furent mis en avant.

Faux garçon maladroit qui ne sait pas où se trouve sa place, mais qui n'hésite pas à se battre pour sa famille, Mulan conquit véritablement les cœurs. Les critiques positives et le succès commercial du film (plus de 300 millions de dollars au box-office mondial) prouvèrent que l'héroïne n'avait pas besoin de tomber amoureuse d'un homme blanc pour plaire au plus grand nombre.

Ni sauveur blanc ni dragon

En 2016, néanmoins, une première ébauche du scénario du remake de Mulan, écrit par Lauren Hynek et Elizabeth Martin, suscita la controverse lorsque les fans découvrirent le cœur de son intrigue. Selon le journal britannique New Statesman, le nouveau film devait faire apparaître «un commerçant européen, blanc et âgé d'une trentaine d'années, qui s'éprend de Mulan et décide de l'aider à lutter pour sa cause».

Le nouveau film devait faire apparaître «un commerçant européen, blanc et âgé d'une trentaine d'années, qui s'éprend de Mulan et décide de l'aider à lutter pour sa cause».
 

Par la suite, Disney précisa que ce scénario n'était qu'un point de départ pour le nouveau film, mais le simple fait qu'il puisse servir d'inspiration faisait déjà redouter le pire aux observateurs et observatrices. Près de vingt ans après le premier film, il semblait donc toujours impossible d'imaginer qu'un film américain ayant une héroïne chinoise ne fasse pas apparaître un sauveur blanc doublé d'un amoureux.

La nouvelle adaptation finalement sortie par Disney s'attache à se montrer plus fidèle au récit d'origine, en supprimant les éléments du premier film qui n'avaient pas plu en Chine. C'était notamment le cas du dragon Mushu, acolyte comique de Mulan, à qui Eddie Murphy prêtait sa voix dans la version anglophone.

Le producteur Jason T. Reed a déclaré que les réalisateurs s'étaient inspirés de différentes adaptations chinoises de la ballade pour écrire le scénario du film, précisant que puisque le public traditionnel de Disney et la diaspora asiatique voyaient le film d'une certaine façon, et que le public chinois traditionnel le considérait d'une manière légèrement différente, les cinéastes avaient «approfondi la question pour s'assurer de s'adresser à ces deux publics avec discernement».

L'attention portée à cette question démontre bien l'importance croissante du marché chinois, dont Disney commençait à peine à explorer le potentiel dans les années 1990. Aujourd'hui, la Chine représente un énorme pourcentage du box-office mondial. Avengers: Endgame a rapporté plus de 600 millions de dollars de recettes en Chine, un record pour un film étranger projeté dans le pays. Il y avait donc fort à parier qu'un Mulan remis au goût du jour, avec un casting composé essentiellement de grand·es interprètes chinois·es, serait un succès dans le pays d'origine du conte populaire.

Polémiques en cascade

De toute évidence, le retard pris dans la programmation des sorties en salles de Mulan est dû à la pandémie qui touche actuellement le monde. Mais la controverse qui touche le film n'a sans doute pas arrangé les choses. Les appels à boycotter le film, avec le hashtag #BoycottMulan, ont été lancés dès l'année dernière, après que la star Liu Yifei, également connue sous le nom de Crystal Liu, a annoncé son soutien à la police de Hong Kong. Alan Horn, le président des studios Disney, a affirmé au Hollywood Reporter que l'entreprise essayait de se montrer «non politique, apolitique lorsqu'il s'agissait de tous ces trucs», mais la sortie du film a relancé les critiques.

Le générique du film a suscité une autre vague de protestations, puisqu'il a été en partie tourné dans la province de Xinjiang, où pas moins d'un 1 million de personnes, principalement issues de la population ouïghoure musulmane, seraient détenues. Les auteurs ont également été critiqués pour avoir, de façon incorrecte, utilisé le ch'i (ou ki) comme ressort narratif surnaturel.

 

 

Plusieurs dizaines d'années plus tard, le monde se dispute donc encore à propos de la manière dont Disney représente la Chine. Cherchant à gagner un marché conséquent, le nouveau Mulan tente d'offrir un produit culturellement spécifique. Le problème est que, lorsque les exigences du gouvernement chinois engendrent des complications politiques, le terme «authentique» commence à prendre une signification plus proche de «officiellement approuvé». L'année dernière, Abominable, le film d'animation pour enfants de Dreamworks, n'a pas été autorisé à sortir au Viêt Nam en raison de la présence d'une carte légitimant la revendication légalement discutable de la Chine sur une partie du sud de la mer de Chine.

Le passage de China Doll, avec son sauveur européen, à l'héroïne guerrière de Mulan prouve que Disney veut au moins faire mine de respecter la culture qui l'inspire. Toutefois, cette volonté d'authenticité semble être davantage motivée par une tentative d'apaiser le gouvernement chinois et de gagner un marché lucratif que par un véritable respect. Si la manière dont les États-Unis représentent la Chine a changé, l'attrait de Disney pour l'argent semble en revanche être aussi tenace que la légende de Mulan elle-même.

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