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Afrique du Sud: la fin d'un tabou

Le meurtre de l'extrémiste Eugène Terre'Blanche montre que le miracle de la Nation arc-en-ciel est loin d'être réel.

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La formidable personnalité de Nelson Mandela avait fini par faire oublier l'essentiel. L'Afrique du Sud post-apartheid est encore un pays convalescent. L'assassinat, le 3 avril, d'Eugène Terre'Blanche (fondateur de l'AWB, Mouvement de la résistance afrikaner) par deux jeunes noirs est venu rappeler cette réalité. A deux mois de la Coupe du monde, il était de bon ton d'expliquer que le miracle sud africain avait marché à plein. Deux potions magiques: Mandela et le sport, notamment le rugby, avaient réussi à transformer les ennemis irréductibles d'hier en grands amis inséparables. Hollywood était passé par là. Tout était devenu idyllique. Mais la réalité est nettement plus complexe.

Toute personne qui s'est rendue en Afrique du Sud a pu le constater. La plupart du temps, les blancs vivent avec les blancs. Les noirs avec les noirs. Et les métis avec les métis. Pour s'en rendre compte, il suffit de faire l'expérience suivante: un homme blanc se promène dans la rue avec une femme noire (ou l'inverse) et il s'attirera bien des regards hostiles. Sinon plus. Dans certains quartiers et à certaines heures, ces promenades mixtes peuvent coûter cher.

Préjugés persistants

Malgré les discours officiels qui vantent le métissage et la Nation arc-en-ciel, les préjugés ont la vie dure. De part et d'autre. Eugène Terre'Blanche était un dirigeant d'extrême droite qui ne cachait pas sa sympathie pour le régime nazi. Au lendemain de son décès, son frère a déclaré: «Nous ne sommes pas racistes, mais nous croyons à la pureté de la race.» Quoi qu'il en soit, Eugène Terre'Blanche trouvait le régime d'apartheid beaucoup trop mou à son goût et était partisan d'un développement séparé. Son parti réclame une terre pour les blancs où ils pourraient vivre à l'écart des noirs. Ses partisans affirment qu'en Afrique du Sud, les blancs en général et le peuple afrikaner en particulier sont en danger de mort.

Même si ces craintes sont sans doute exagérées, le parti au pouvoir ne fait pas grand-chose pour les dissiper. Le très influent leader de la Jeunesse du parti au pouvoir, l'ANC (Congrès National Africain), Julius Malema a mis à son répertoire la chanson Kill The Boer («Tuons les boers (descendants de Hollandais et de Huguenots), ce sont des violeurs»). Certes il s'agit d'une vieille chanson -qui appartient paraît-il au patrimoine culturel- mais est-il vraiment nécessaire de la remettre au goût du jour? Comme Julius Malema l'a interprétée en public juste avant l'assassinat d'Eugène Terre'Blanche, le jeune dirigeant de l'ANC est sur la sellette. Au point que la presse sud-africaine s'interroge: «Si l'on part du principe, pour les besoins de la discussion, que les assassins présumés d'Eugène Terre'Blanche ont été inspirés par les paroles de Kill The Boer, cela veut dire que Julius Malema a du sang politique sur les mains? Mais il n'est pas sûr qu'il faille répondre par l'affirmative à cette question», explique Business Day (article traduit ici).

Habitué des outrances verbales, Julius Malema s'était illustré pendant la dernière guerre de succession à la tête de l'ANC. Chaud partisan de Jacob Zuma -qui l'a emporté sur son rival Thabo Mbeki-, Julius Malema affirmait qu'il était prêt à «tuer pour Zuma». Pendant que ses partisans traitaient Thabo Mbeki, le président en exercice, de «chien qu'il fallait tuer». Agé de 29 ans, Julius Malema a pour beaucoup le profil d'un futur présidentiable.

Les tensions du monde rural

Selon Business Day, si Eugène Terre'Blanche a été tué, c'est moins à cause des chansons de Malema que du fait de la haine qui règne dans les campagnes. S'il est bien un endroit en Afrique du Sud où les tensions raciales ne sont pas apaisées, c'est le milieu rural. La réforme agraire est menée très lentement. Les blancs possèdent encore l'immense majorité des terres les plus fertiles. La plupart du temps, les noirs qui habitent dans la région ont été spoliés de leurs terres à l'époque de l'apartheid. Aujourd'hui, ils réclament une réforme agraire qui tarde à voir le jour. Chaque année, des centaines de fermiers blancs sont assassinés. Bien souvent, ils sont torturés et atrocement mutilés avant d'être achevés. Longtemps, parler de haine raciale pour qualifier ces meurtres a été tabou. Cette haine est certes mâtinée de volonté de revanche sociale. Mais elle existe bel et bien. Eugène Terre'Blanche a été assassiné par deux de ses ouvriers agricoles. Les proches de ces derniers affirment qu'ils étaient excédés car mal payés, avec retard. Et, selon eux, ils subissaient régulièrement des brimades. Ce qui n'a rien d'improbable. Car Eugène Terre'Blanche avait été condamné à de la prison ferme pour avoir battu un ouvrier agricole.

Dans son grand roman Disgrace, John Maxwell Coetzee a mis en évidence la volonté de revanche qui se développe dans les campagnes. Le prix Nobel de littérature met en scène dans cette œuvre une jeune blanche idéaliste qui se fait violer par des ouvriers agricoles. Elle accepte son sort, comme s'il était inéluctable après les crimes passés de ses ancêtres. Cette œuvre très pessimiste a profondément irrité l'ANC. J.M. Coetzee a quitté l'Afrique du Sud en affirmant qu'il n'y avait plus sa place et qu'il ne se reconnaissait plus dans ce pays.

Dans les campagnes sud-africaines, le modèle zimbabwéen a beaucoup de partisans. Est-ce un hasard si Julius Malema vient d'effectuer une visite dans le pays dirigé d'une main de fer par Robert Mugabe? Pas vraiment. Il sait que la carte raciale et la carte de la terre sont des atouts majeurs pour s'imposer politiquement. A cet égard, il faut noter que Mugabe a joui très longtemps d'une excellente image. Il était même considéré comme un modèle de dirigeant africain. Jusqu'en 2000, le Zimbabwe possédait une économie prospère et les blancs étaient particulièrement bien traités. Tout a basculé cette année-là avec la réforme agraire qui a abouti à l'expulsion de fermiers blancs.

Certes, l'Afrique du Sud n'est pas le Zimbabwe. Elle est le poumon économique de l'Afrique (40% du PIB de l'Afrique noire). Les enjeux sont colossaux. Personne n'a envie de laisser s'écrouler ce «géant aux pieds d'argile». Si un dirigeant voulait mener une dérive à la zimbabwéenne, de puissantes multinationales se mettraient en travers de son chemin. Mais les tensions raciales peuvent croître rapidement. Il suffit de quelques hommes politiques irresponsables pour mener le pays au bord du précipice.

Mandela arrive au crépuscule de sa vie. Aura-t-il encore la force de raisonner des boutefeux? Rien n'est moins sûr. Même s'il faut garder espoir. Car les jeunes générations citadines sont moins sensibles à la démagogie raciale. «La génération de mes enfants (âgés d'une quinzaine d'années) a grandi dans des écoles mixtes, explique l'écrivain Deon Meyer. Pour eux, les questions raciales n'ont plus la même importance.» Reste à en persuader les disciples de Julius Malema.

Pierre Malet

Photo: Une coupure de journal et un bouquet accrochés à une barrière de la propriété d'Eugène Terre'Blanche, le 5 avril 2010. REUTERS/Siphiwe Sibeko

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