Boire & manger / Culture

Les séries télé ont une méchante influence sur notre consommation d'alcool

Ces programmes sont imprégnés de références à l'alcool. Et cela perturbe notre rapport à la boisson.

Tyrion Lannister (Peter Dinklage) est inséparable de son verre de vin dans <em>Game of Thrones</em>. | Warner Bros. France via <a href="https://www.youtube.com/watch?v=kT8v2SOmZHM">Youtube</a>
Tyrion Lannister (Peter Dinklage) est inséparable de son verre de vin dans Game of Thrones. | Warner Bros. France via Youtube

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D'Homer Simpson, inséparable de sa légendaire bière Duff, à l'origine de bien des mésaventures, aux salarié·es de l'agence Sterling Cooper dans Mad Men et leur consommation effrénée, en passant par le cocktail Cosmopolitan des personnages de Sex and the City, l'alcool coule à flots dans les séries populaires, lubrifiant à peu de frais les rouages de la narration.

Les analyses de contenu montrent que près de 90% des films mettent en scène des événements impliquant de l'alcool, lequel est en outre souvent introduit de manière flatteuse: les personnages qui boivent (43%) y sont dépeint·es comme étant physiquement et socialement attractif·ves.

Pensons simplement à James Bond, facétieusement appelé «l'homme au foie d'or» par les auteurs d'une publication médicale comptabilisant les formidables volumes de boissons éthyliques consommées par le célèbre espion.

 

 

La valorisation de l'alcool dans les médias incite-t-elle à boire?

Une telle présence hégémonique de l'alcool dans les séries a-t-elle des conséquences sur notre façon de nous représenter l'alcool, ainsi que les effets qui lui sont imputés? Augmente-t-elle les consommations individuelles? Si oui, pour quelle raison?

Ce type d'effet a été mis en évidence pour le tabac: l'exposition à des films dont les personnages fument augmente le risque de commencer à fumer. Qu'en est-il pour l'alcool?

De nombreuses données épidémiologiques vont dans le sens d'un lien entre exposition à l'alcool dans les médias et augmentation de la consommation d'alcool. Une étude menée auprès d'un échantillon de 38.000 adolescent·es a par exemple conclu dans ce sens.

On sait que l'exposition à des personnages consommant de l'alcool a également un effet sur les attitudes vis-à-vis de l'alcool. Joris Van Hoof et ses collaborateurs ont exposé des groupes d'adolescent·es soit à une série télévisée comportant des personnages consommant de l'alcool, soit à une série où les personnages n'en consommaient pas. Il est apparu que les premier·es avaient par la suite des attitudes plus favorables à la consommation d'alcool. Ils rapportaient aussi davantage d'intention de consommer de l'alcool dans le futur.

Dans une autre étude, Rutger Engels et ses collaborateurs et collaboratrices ont émis l'hypothèse que la consommation d'alcool à la suite d'un visionnage d'un film aurait pu s'expliquer par un processus d'imitation. Leurs expérimentations ont révélé qu'un groupe exposé à des personnages qui boivent dans un film avaient davantage tendance à consommer de l'alcool pendant son visionnage. Et ce, d'autant plus en s'identifiant au personnage. Cependant, cet effet a uniquement été mis en évidence chez les hommes.

Une série d'études françaises

Nous avons conduit une série d'études expérimentales visant à répondre à la nécessité de proposer des données françaises concernant l'influence causale de la représentation de l'alcool dans les médias, qu'imposent, notamment, les débats sur les textes de loi tels que la Loi Evin.

Notre but était d'établir s'il existait ou non un effet de l'exposition dans les médias à des stimuli en lien avec l'alcool et la formation d'inclinations à en consommer. Il s'agissait de le déterminer non seulement en manipulant la nature et le degré d'exposition imposés à des personnes, mais aussi –et surtout– en proposant des explications psychologiques sur la façon dont le système cognitif allait traiter ces images, les intégrer et les mémoriser. L'impact de cet apprentissage sur des outils de mesure des attitudes sensibles à ce caractère automatique (mesures indirectes) ou délibéré (mesures directes) a été évalué.

On appelle mesures directes les questionnaires sur ordinateur où l'on demande directement son opinion au participant à propos d'un objet. Les mesures indirectes sont celles où l'on infère les jugements/opinions à partir d'un comportement qui ne porte pas directement sur l'objet en question. L'individu doit classifier le plus vite possible des images ou des mots en lien avec l'objet d'intérêt (ici l'alcool) dans les catégories «bon» ou «mauvais». On compare ensuite les temps de réaction à classifier les images.

Dans nos études, afin de manipuler causalement l'exposition à la représentation de l'alcool nous avons fait visionner à certain·es participant·es une vidéo montrant de l'alcool et aux autres une vidéo qui n'en montrait pas. Ensuite, nous avons comparé leurs représentations vis-à-vis de l'alcool.

Comprendre les mécanismes du cerveau

Dans une première étude, avant de présenter les épisodes, nous avons «inhibé» la capacité des participant·es à puiser dans leur capacité à s'autoréguler en utilisant une tâche classique de fatigue mentale: on demande au participant·e d'exécuter une tâche exigeante sur le plan cognitif, autrement dit «pénible» mentalement, avant de lui faire réaliser une seconde tâche.

Classiquement, il est demandé de lire un texte complexe et de rayer le plus vite possible toutes les lettres «e», sauf si celles-ci sont situées à deux espaces d'une autre voyelle ou à proximité d'un espace. Cette tâche dure cinq minutes, puis les participant·es passent à la seconde tâche. En parallèle, un groupe contrôle réalise une tâche similaire mais beaucoup plus simple, telle que barrer toutes les lettres «e», sans autre consigne.

La seconde tâche a consisté à faire visionner aux participant·es un extrait d'une durée de quatre minutes d'un épisode, parmi deux, de la sitcom How I Met Your Mother; l'un contenant de multiples occurrences de consommation d'alcool (épisode 22 de la saison 6, «The Perfect Cocktail») et l'autre ne contenant aucune référence à l'alcool (épisode 2 de la saison 6, «Cleaning House»).

 

Le ton des épisodes était axé sur la comédie et décrivait des événements et des situations comiques liés, pour un épisode, à la consommation d'alcool caractérisant certain·es des personnages. Par la suite, les participant·es remplissaient les questionnaires et réalisaient les tests indirects.

Ils et elles étaient pour cela invitées à venir au laboratoire pour participer à une étude portant sur leurs compétences cognitives générales et leur capacité à suivre et imaginer la fin d'une trame narrative: l'expérimentateur interrompait le visionnage quatre minutes avant la fin de l'épisode et leur demandait de rédiger quelques lignes sur la façon dont ils et elles pensaient que l'épisode allait se terminer (on s'assurait au préalable que les individus n'avaient jamais vu l'épisode).

Les participant·es qui avaient été exposé·es à des personnages consommant de l'alcool rapportaient effectivement avoir des représentations de l'alcool plus positives après le visionnage et ce, même sur des mesures dites «indirectes», plus difficiles à fausser pour les participant·es par ce qu'elles contraignent à donner une réponse très rapide et spontanée. Plus surprenant, le changement d'attitude semblait, dans ce cas précis, dépendre de processus plutôt délibérés, et non automatiques, spontanés.

En effet, lorsque les participant·es voyaient leurs ressources cognitives réduites, aucun effet de changement d'attitude psychologique ne survenait. L'effet de l'exposition aux séries sur des participant·es épuisées mentalement a été comparé à celui que la même exposition pouvait avoir sur des participant·es qui ne l'étaient pas. Les résultats ont révélé que cet effet ne s'observait que sur les participant·es qui avaient été mentalement épuisées au préalable.

 

Cet effet s'inversait-il lorsque le ton du film était négatif? Dans une autre étude comparable, nous avons utilisé des extraits de films et séries télévisées décrivant des événements anxiogènes et dramatiques associés à la consommation d'alcool, ou au contraire des événements ayant des conséquences positives.

Nous avons observé là encore un effet robuste de l'exposition à des personnages consommant de l'alcool sur les attitudes vis-à-vis de l'alcool, celui-ci pouvant aboutir à des attitudes plus négatives envers l'alcool quand le ton du film était négatif et plus positives quand le ton du film était positif.

Implications pour la santé publique

Les travaux qui démontrent l'influence des médias sur les représentations et les comportements sont aujourd'hui nombreux et bien étayés dans le domaine des pratiques de consommation touchant à la santé. Toutefois, nos travaux sont parmi les premiers à porter sur les processus cognitifs sous-jacents à l'exposition à l'alcool dans les médias. Ils ont permis de mettre en lumière une relation causale entre l'exposition à des représentations de l'alcool et un changement d'attitude vis-à-vis de ce produit.

Nos résultats suggèrent que lorsque le spectateur et la spectatrice est attentive aux contenus qui lui sont présentés, des modifications dans les représentations de la désirabilité de l'alcool peuvent se produire si celui-ci est présenté dans des circonstances favorables, ce qui est le plus souvent le cas. Est-il possible, en rendant attentifs les spectateurs et spectatrices aux effets de la valorisation de l'alcool sur les pratiques de consommation, de neutraliser ce phénomène?

Si cela était avéré, des voies de prévention inédites pourraient être envisagées. Bien sûr, ces perspectives ne dispenseraient pas les scénaristes de prendre conscience de l'effet sanitaire des clichés sur l'alcool qu'ils instillent dans les séries, et peut-être de mieux les maîtriser. À moins que les psychotropes ne soient un ingrédient indispensable d'une série addictive?

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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