Culture

Fleet Foxes, IDLES, You Man, Yelle: les sorties d'albums à ne pas manquer

Tous les quinze jours, la rédaction de Slate partage les coups de cœur qui tournent en boucle dans ses écouteurs.

«Altered States» de You Man, «L'Ère du Verseau» de Yelle, «Shore» de Fleet Foxes, «Ultra Mono» de IDLES.
«Altered States» de You Man, «L'Ère du Verseau» de Yelle, «Shore» de Fleet Foxes, «Ultra Mono» de IDLES.

Temps de lecture: 7 minutes

Fleet Foxes | «Shore» (Anti-)

Lorsque nous l'avions rencontré en 2017, alors que ses Fleet Foxes sortaient d'un hiatus de six ans, Robin Pecknold nous l'avait assuré: sans savoir encore si ce serait en solo ou en groupe, il n'était plus question pour lui de laisser tant de temps s'écouler avant de livrer un nouvel album. Avec plusieurs chansons déjà en chantier, il l'espérait alors «bien plus joyeux» que le personnel Crack-Up qu'il venait défendre.

Et c'est par surprise mardi qu'est arrivé Shore, quatrième album que l'on peut justement considérer comme un compagnon de voyage autant qu'un parfait négatif de son prédécesseur: les vagues se fracassant contre les rochers de Crack-Up ont cédé leur place à une mer paisible et retirée, la tempête a cédé la sienne au calme et à la lumière.

Là où Crack-Up ressemblait parfois à un collage un peu forcé multipliant les détours, Shore s'accueille comme un tout, voyage apaisant et brillant comme jamais dans les références assimilées et remodelées par Pecknold depuis presque quinze ans. Derrière les strates de voix et d'ornements musicaux, il y a dans cette oeuvre une sagesse et une quasi-légèreté que l'Américain n'avait jamais atteintes avant, laissant même parfois la parole à d'autres (la Nigériane Uwade Akhere sur l'ouverture «Wading In Waist-High Water», le Brésilien Tim Bernardes sur «Going-to-the-Sun Road») alors même que sa propre voix n'a jamais semblé aussi libre et précieuse.

Son écriture semble elle-même avoir retrouvé l'apaisement qui la fuyait depuis Fleet Foxes (2008), dans une époque pourtant peu propice à le faire. «I could worry through each night/Find something unique to say/I could pass as erudite/But it's a young man's game»[1], chante Pecknold, 34 ans, sur «Young Man's Game», conscient de son évolution personnelle et artistique, préférant aujourd'hui se montrer reconnaissant pour les petites choses et les gens présents dans sa vie plutôt que d'en chercher le sens le plus profond. Il rend ainsi hommage aux pépites laissées par ses icônes musicales disparues (Richard Swift, Judee Sill, Elliott Smith, John Prine ou encore David Berman sur «Sunblind» et «Shore») comme à ses ami·es ou anonymes activistes qui cherchent d'une autre manière que lui à rendre le monde meilleur, à travers la référence au chanteur chilien Victor Jara, victime de la dictature de Pinochet, dans la splendide «Jara».

«Il y a une fêlure en toute chose, c'est ainsi qu'entre la lumière», chantait Leonard Cohen, qui aurait fêté ses 86 ans à la veille de la sortie de Shore. En acceptant ses propres failles et en les prenant à bras-le-corps dans ce chapitre qu'esquissait Crack-Up, Robin Pecknold a permis à ce nouvel album et à sa musique de s'orner d'un rayonnement qu'on n'avait plus qu'entraperçu chez les Fleet Foxes, et qu'on n'espérait presque plus dans la tourmente actuelle.

François Pottier

IDLES | «Ultra Mono» (Partisan Records)

Ils sont de retour et s'apprêtent encore à mettre un joyeux bordel. Deux ans après le succès inattendu en 2017 de Brutalism, premier disque fracassant et écorché dédié à la mère décédée du chanteur Joe Talbot, les cinq forcenés de IDLES confirmaient leur talent avec Joy as an act of resistance, un opus engagé dans lequel le groupe abordait tour à tour le cataclysme du Brexit, l'ouverture des frontières aux migrant·es, l'homophobie et la masculinité toxique, le tout avec une brutalité joviale qui ne manquait pas d'humour. En cette année 2020, le quintet de Bristol revient avec un troisième album intitulé Ultra Mono et comme à son habitude, ça tape très fort dès l'ouverture: «War», avec ses guitares hurlantes et ses paroles coups de poing débitées à vitesse grand V, présage encore du bon punk vif et revigorant. Exactement ce qui manquait pour nous aider à sortir de la léthargie ambiante post-confinement.

Enregistré à Paris au studio de la Frette, on retrouve une nouvelle fois aux manettes de la production le tandem Nick Launay (Nick Cave, Yeah Yeah Yeahs, Arcade Fire) et Adam «Atom» Greenspan (Anna Calvi, Cut Copy), chaperonné par Kenny Beats, l'un des producteurs hip-hop les plus en vue du moment et notamment reconnu pour son travail avec Denzel Curry. L'album accueille également plusieurs invité·es: Jehnny Beth de Savages sur «Ne touche pas moi» (morceau libérateur et féministe qui aborde le thème du consentement en boîte de nuit), le saxophoniste Colin Webster sur «Reigns», ou encore le pianiste Jamie Cullum et David Yow, chanteur de The Jesus Lizard sur «Kill Them with Kindness» (nouvel acte de résistance du groupe qu'on imagine déjà repris en lorsque le groupe se produira en concert).

Avec Ultra Mono, IDLES fait une nouvelle fois dans le militantisme et aborde fièrement ses thèmes de prédilection, mais c'est aussi et avant tout un album sur le lâcher-prise et l'acceptation de soi. «I am I» est répété tout le long, tel un mantra par Joe Talbot. «Toutes les critiques, positives ou non, me poussaient de plus en plus loin de moi. J'ai commencé à m'évaluer par ce que j'avais créé et non par qui j'étais», explique-t-il à ce sujet, alors que son groupe est devenu l'une des nouvelles références de la scène punk britannique, aux côtés de Shame et de Fat White Family. En témoigne «A Hymn», la plus belle chanson de cet album et sans doute la plus marquante, dont les paroles ont des airs de repentance: «I want to be loved/Everybody does/Shame/Shame.» Après l'écoute de ce troisième album, on se dit que la bande de Bristol n'a à rougir de rien, et surtout pas de son succès.

Hélène Pagesy

Yelle | «L'Ère du Verseau» (Recreation Center)

On se souvient de l'épiphanie. Comment l'oublier? Le moral à ras la moquette, le sens de la vie parti voir ailleurs si l'espoir y était, les neurones engluées dans du gris infini, on écoutait Safari Disco Club un peu en automatique. C'était pour le travail –on se demandait alors justement si ce travail avait une quelconque utilité dans le grand schéma des choses.

On a trouvé la réponse, comme un plongeon surprise dans une piscine de sérotonine grenadine: bien sûr, qu'il en avait une. Ce travail, il allait permettre de hurler à la face du monde, avec ou sans effet on s'en foutait un peu, à quel point Yelle est un grand groupe, aux grandes chansons, aux grands textes, aux grandes subversions, aux grands concerts et, toujours, à l'immense mélancolie.

On allait pouvoir –devoir!– en faire des caisses, comme ici, radoter sans lassitude à quel point Yelle allait, pour nous, être aussi vital que l'air, que l'eau, que l'amour, que les M&M's, à quel point on vivrait une vie plus dégourdie si notre adolescence avait baignée dans les leçons malines de Yelle plutôt que dans celles de vieux garçon rance des Smiths.

Cet instant précieux, ce n'était pas la lumière au bout du tunnel. C'était la lumière, ET le tunnel. Car Yelle, c'est toute la vie en un seul moment. Joie et mort, frayeurs et amours chiennes, soirées à bulles et soirées minables, du cul et des jeux, du vice et de la candeur, une tristesse qui claque et pétille comme des Frizzy Pazzy.

Yelle, c'est l'huile essentielle de la pop. La quiddité de la chanson. Un élixir de mélancolie. Ce sont les corps coincés qui s'inventent danseurs fous sur le dancefloor. C'est l'existentialisme à la portée du «Youki» de Richard Gotainer. Ce sont les choses les plus profondes dites avec la plus aérienne des légèretés, c'est la sagesse des vieux grimée en malice enfantine.

Yelle n'a jamais cessé de pétarader dans nos cœurs. Jamais. Ça n'a pas changé. Ou plutôt si: c'est encore mieux, à chaque fois mieux. Et si Yelle est l'essence de la pop, L'Ère du Verseau en est la quintessence. Encore plus moderne («Émancipense», <3), encore plus triste, encore plus rageur, encore plus remuant, encore plus adulte («Noir», <3 <3), encore plus enfant, encore plus oulipien («Karaté», <3 <3 <3), encore plus double-volte-face-cachée, encore plus complètement fou.

 

Déboulé à pic en pleine période sombre, pour le monde entier cette fois, L'Ère du Verseau en est l'une des plus parfaites bande-son. Doux-amer, mais plus amer que doux –comme «Je t'aime encore» (<3 <3 <3 <3), chanson de mésamour parfaite adressée à l'injuste France.

Une fois de plus, l'instant précieux est donc revenu. Comme une bouée de sauvetage, il revient à chaque fois que tout, partout, semble se parer de noir: du fond du cœur, merci.

Thomas Burgel

You Man | «Altered States» (Eskimo Recordings)

À la fin de l'été se déconfinait «Altered States» (Eskimo Recordings). Un extrait de l'EP éponyme du duo You Man dont on entend d'emblée la volonté de nous faire expérimenter les états hypnotiques que peut atteindre la conscience sous le coup des bpm de l'EDM, des expériences de la trance et d'un final dédié à une house spectrale. Tout dans ces quatre pistes rappelle s'il le fallait la genèse qui a permis au duo d'exister en tant que tel: les soirées underground du début des années 2000 qu'ont écumées ces deux oiseaux de Calais que l'on associe d'abord à «Birdcage» (2013), l'entêtant extrait annonciateur de leur premier album, Spectrum of Love (2016), où le duo rendait hommage avec la techno et une «house organique» pour langage au mysticisme d'Alan Watts en brandissant l'empathie comme arme subversive pour réenchanter le monde.

Un même esprit habite cet EP «imparable», dixit la Mverte, aux tonalités plus sombres et expérimentales. «Altered States» –dont nous vous dévoilons le clip à l'image de leur musique: barré, monté sous acide, truffé de collages assemblés sous LCD et d'hallucinations sous champignon– passe directement à l'attaque armé d'un kick puissant. Une loop de basse assure la traversée du miroir vers des explorations de l'ordre du chamanisme guidées par un sample de voix, sorte de mantra carnatique chiné dans le sud de l'Inde par les acolytes. Écoutez: vous verrez (mais parions que vous aussi finirez les yeux fermés).

 

Ils resteront clos pour suivre les circonvolutions de la trance de «Non Sens» avant de s'immerger dans les distorsions obscures et chahutées de «The Veil». Un morceau sur lequel on s'est attardé pour profiter des arabesques d'un synthé sculpté autour d'une ligne de basse post-punk qui ferait son effet dans les lieux interlopes où sévit à La Toilette. Avis aux addicts d'atmosphère organique, on peut encore y suer à l'unisson même à l'ère du Covid sur des dalles de béton.

Télétransportation offerte par «Mind Ballad», sept minutes de déambulation au gré de méandres psychés nimbés d'une voix ésotérique qui invite à suivre les traces d'Aldous Huxley: «Now, we take you to the the Doors of perception», prévient-elle en faisant allusion au livre du maître de l'anticipation qui retrace ses expériences vécues sous substance hallucinogène. La reverb ajoute une impression fantomatique à ces incantations, structurées grâce aux 120 bpm d'un morceau minimal répétitif par essence. Les adeptes d'after apprécieront l'influence de la culture club de Chicago, option «French Kiss (The Original Underground Mix)» de Lil Louis. Espérons que survivra au moins un club pour s'évader sur le dark disco que maîtrise avec brio le duo sur l'album à venir.

Barbara Cahen

 

 

1 — «Je pourrais passer chaque nuit à angoisser/Chercher quelque chose d'unique à dire/Je pourrais passer pour un érudit/Mais c'est une activité de jeune homme» Retourner à l'article

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